« Ce qui se passe est une honte »

Entretien avec Bernard De Vos

Il est délégué général aux Droits de l’enfant en Fédération Wallonie-Bruxelles depuis 14 ans. Pendant toutes ces années, Bernard De Vos a alerté les politiques sur l’orientation abusive d’enfants précarisés vers l’enseignement spécialisé.

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Comment tu te vois quand tu seras grand ? Les élèves de l’école des Fleuristes (centre pédagogique de Vlaesendael) à Bruxelles, enseignement spécialisé de type 1 et 8, ont accepté de répondre en dessin à cette question. Nous reproduisons leurs œuvres dans cette série d’articles.
Les élèves de l’école des Fleuristes. Tous droits réservés

Fin juin 2022. Bernard De Vos est censé vivre ses dernières semaines en tant que délégué général aux Droits de l’enfant (DGDE). Il nous reçoit dans ses bureaux de Molenbeek, le chien sous la table et les idées bien au clair.

Médor : A 16 ans, un ado né dans un quartier pauvre a presque 5 fois plus de « chances » d’être dans l’enseignement spécialisé que celui qui est né dans un quartier riche. Ça vous a toujours révolté…

Bernard De Vos : Quand on quitte une fonction aussi prenante, ce qu’on retient, ce sont les émotions. Et moi, depuis le début de mon mandat, cette affaire de relégation des enfants des classes populaires dans l’enseignement spécialisé, c’est quelque chose qui m’a tout de suite retourné, ému.

Vous parlez de relégation parce qu’ils n’ont donc aucun handicap, ni physique ni mental, ni aucune maladie.

Non, ils souffrent d’un retard intellectuel ou de problèmes de comportements liés à leur milieu d’origine. Il m’est arrivé plusieurs fois que je pleure quand j’en parle devant les parlementaires. Ce qui se passe est une honte. Pas simplement pour ces enfants mais pour le système scolaire, pour tout ce que ça engendre comme malheurs. Et les parlementaires baissent les yeux dans la salle. Tout le monde est gêné parce que tout le monde sait que j’ai raison.

La situation est dénoncée partout, y compris dans le Pacte d’Excellence qui rappelle que l’enseignement spécialisé n’a pas pour mission de regrouper les enfants les plus défavorisés. Elle est donc connue des parlementaires ?

Oui. Je n’invente rien. Je leur dis : je prends vos outils. S’il y a bien une chose qui fonctionne bien dans l’enseignement, ce sont les « Indicateurs de l’enseignement » (données publiées par la FWB, NDLR). On y voit bien que, de manière très majoritaire, tous les enfants qui sont dans le qualifiant (technique de qualification et professionnel) et surtout ceux qui fréquentent l’enseignement spécialisé viennent des milieux populaires.

Et ça ne s’améliore pas avec le temps…

Non. Tous les pays européens dégraissent le nombre d’enfants dans l’enseignement spécialisé pour aller vers de l’enseignement inclusif sauf la Communauté française de Belgique (ou Fédération Wallonie-Bruxelles, NDLR), qui augmente chaque année le nombre d’enfants dans l’enseignement spécialisé (+18 % en maternel, +11 % en primaire, entre 2010 et 2020, NDLR). Le coût social et économique est énorme et les retombées positives pour les enfants et les familles extrêmement limité.

Comment peut-on expliquer cette particularité ?

Je ne peux pas l’expliquer. Comment est-ce qu’on peut être aussi mauvais ? Je n’en sais rien. Mais ce que je sais, c’est qu’à force d’avoir de fausses idées sur l’enseignement spécialisé, on fout des carrières scolaires et des carrières humaines en l’air.

Quelles sont ces fausses idées ?

On fait des mauvaises orientations avec la meilleure volonté du monde. Des médecins, des CPMS se disent : cet enfant va être broyé par l’enseignement ordinaire – et c’est vrai. Ils pensent que dans l’enseignement spécialisé, il va bénéficier d’un encadrement particulier et que donc il va réussir. Mais si vous prenez les Indicateurs de l’enseignement, sur 18371 élèves qui fréquentent l’enseignement spécialisé en primaire, il y en a 130 qui vont réussir le CEB. Et, encore, tout le monde dit que ce CEB est beaucoup trop facile… Vous vous retrouvez donc avec des carrières scolaires complètement déglinguées, avec des débouchés extrêmement limités. La relégation poursuit les enfants jusqu’à la fin de leur carrière scolaire.

Est-ce un problème de financement ?

Non ! Refinancer l’enseignement, ce n’est vraiment pas ça qu’il faut faire. Il faut dépenser l’argent correctement. On ne peut plus dépenser chaque année l’équivalent de 350 millions d’euros dans le redoublement, alors qu’on sait que, globalement, à part aider quelques élèves à gauche à droite, c’est redoutablement mauvais. Pour vous faire une idée, c’est l’équivalent annuel de tout le budget pour l’Aide à la jeunesse. Et l’enseignement spécialisé est la deuxième dépense énorme. Il coûte 4 à 5 fois plus cher que l’ordinaire, pour des résultats qui ne sont pas à la hauteur.

C’est triste comme constats parce que, dans les écoles spécialisées, on a croisé beaucoup d’instits et des directions qui se donnent corps et âmes pour leurs élèves…

Il n’y a aucune responsabilité des instits dans cette situation. C’est une chaîne de malheurs, non seulement pour les gamins, mais aussi pour les instits qui se demandent dans quelle pièce on les fait jouer, pour les directions qui montrent beaucoup de bonne volonté. Ce sont les parlementaires qui doivent se bouger. Le système est complètement foireux. On ne peut pas accepter cela.

Les Pôles territoriaux (mis en place à la rentrée 2022) sont un début de réponse. Ils sont censés aider les écoles à garder ou remettre dans l’ordinaire des enfants qui ont des difficultés, mais avec un encadrement supplémentaire pour la classe, quelques heures par semaine. Ça ne va pas dans le bon sens ?

Si. Je suis pour le principe. Cela permet d’avoir un deuxième instit, non seulement pour celui qui a été diagnostiqué « dys » mais aussi pour les 15 autres à côté, qui n’ont pas été diagnostiqués mais qui ont des difficultés – notamment dans les milieux populaires. Deux instits, ce n’est pas du luxe.

Mais vous plaidez pour un système qui va plus loin : qu’on rapatrie tous les moyens gaspillés dans le redoublement et le spécialisé pour construire une école véritablement inclusive.

Oui. L’inclusion, c’est le système qui s’adapte à chaque enfant et s’organise pour accepter tous les besoins spécifiques, toutes les difficultés. Avec les progrès technologiques, les nouvelles pédagogies, c’est possible. On peut faire de l’inclusion totale (tout le monde dans la même classe) ou partielle (des classes réservées à certains troubles, comme l’autisme ou la trisomie, mais dans la même école que les autres, avec la même cantine et la même cour de récré).

Vous avez été en Finlande pour observer leur modèle scolaire, basé sur l’inclusion de tous les élèves et un tronc commun qui valorise tous les types d’intelligence (y compris artistique, par exemple).

Oui. On dit toujours que c’est le meilleur système au monde. Et franchement, ça en jette.

Comment on fait pour qu’un jour ce soient les Finlandais qui viennent chercher l’inspiration chez nous ?

Il faut un pacte entre tous les partis pour une période plus longue qu’une législature, afin de réformer complètement l’enseignement. On ne peut pas laisser un parti jouer sa carte là-dessus sur une législature. C’est ce qu’a fait la Finlande : elle a pris 10 ans pour réformer son système scolaire. Et, on l’oublie souvent : avant cela, elle avait pris 4 ans pour réformer l’accueil de la petite enfance. C’est la priorité absolue.

Dans le numéro de Médor de mars 2023, vous découvrirez notre enquête sur les investissements dans l’accueil de la petite enfance.

Lundi 5 décembre à 12h à La Casserole (Namur), venez discuter avec Céline Gautier, l’autrice de cet article. Ce moment d’échanges, intitulé "Nos bébés méritent l’attention des politiques" ouvrira nos Pop Up de décembre. Plus d’infos ici.

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  1. Des semaines qui seront, en fait, des mois. Fin novembre 2022, la nomination de la personne qui doit le remplacer n’est toujours pas actée par le gouvernement de la FWB, qui ne parvient pas à se décider.

  2. L’info est donnée dans les « Indicateurs de l’enseignement » 2021 de la Fédération Wallonie-Bruxelles. Le calcul de l’indice socio-économique est fait sur la base du lieu de résidence.

  3. L’intégration, c’est le fait de faire revenir des enfants qui fréquentent l’enseignement spécialisé dans des classes de l’ordinaire, avec des aménagements. L’inclusion, c’est le fait de concevoir, dès le départ, des écoles capables de s’adapter aux différentes difficultés des élèves.

  4. Centres psycho-médico-sociaux attachés aux écoles.

  5. 514 le réussissent en secondaires (chiffres pour l’année scolaire 2019-2020).

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