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TAP : Le gazoduc illégal ?

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Aurélien Débat. CC BY-NC-ND.

Fluxys, l’entreprise belge de transport gazier, a investi dans le TAP, un gazoduc censé acheminer du gaz azéri jusqu’en Italie. Le problème, c’est que l’enquête préliminaire du procureur de Lecce (Italie), que Médor s’est procurée, est accablante. Elle laisse penser que ce projet est polluant et pas vraiment légal…

Le Trans-adriatic pipeline (TAP), dernier tronçon d’un méga-projet énergétique destiné à acheminer du gaz de la mer Caspienne vers l’Union européenne, a-t-il été construit dans l’illégalité ?

Il est encore trop tôt pour l’affirmer catégoriquement. Mais les conclusions de l’enquête préliminaire du procureur de Lecce (Pouilles) sont bien salées. En enquêtant sur les investissements de Fluxys, qui est partenaire à 19 % du TAP (voir notre enquête parue dans le dernier numéro), Médor a pu se procurer ce document, dont les sept pages constitueront l’acte d’accusation des suspects lors du procès, attendu en 2020. Ce document, le voici.

Il donne du crédit aux dires des activistes locaux, réunis depuis 2011 sous la bannière « No-TAP », et à ceux de Marco Poti, le maire de Melendugno, une ville côtière des Pouilles dans laquelle le « tuyau » doit faire son arrivée depuis l’Albanie. Tous dénoncent depuis le début l’impact économique et environnemental de ce projet et sa légalité douteuse.

Pour rappel, voici à quoi ressemble le tracé prévisionnel du TAP :

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Tracé prévisionnel du TAP. Source : Wikipédia.
Genti77. CC BY-SA

Dix-neuf représentants de la société TAP Italia, dont le manager italien Mario Michele Elia, les directeurs de la branche italienne du groupe et des responsables d’entreprises de construction sont inquiétés par la justice.

Le procureur a constaté :

  • Une pollution des eaux souterraines, du réservoir des eaux de pluie et de la couche arable d’une zone proche des travaux. Les entreprises en charge de la construction du gazoduc et d’un « micro-tunnel », dont le but était pourtant de réduire les destructions de la faune et de la flore locale, ont « rejeté des eaux industrielles usées en l’absence des autorisations nécessaires » et ils ont déposé « des équipements, des matériaux et des déchets ». Comme ils « n’effectuaient pas les travaux d’étanchéité de la zone », ces eaux industrielles et ces déchets ont affecté « l’aquifère sous-jacent, le contaminant de substances dangereuses parmi lesquelles le chrome hexavalent (la plus dangereuse), dont la présence a été relevée ». D’autres substances polluantes et dangereuses ont été relevées « à des concentrations supérieures aux seuils de contamination ». Le nickel, le manganèse, l’arsenic et l’azote nitreux sont cités par le procureur.

  • Que l’autorisation environnementale obtenue par le consortium TAP en septembre 2014 était « illégitime ». D’abord parce que le tracé traverse des pinèdes méditerranéennes et des « zones agricoles d’intérêts publics considérables ». Ensuite parce que la législation italienne et européenne obligerait à étudier les impacts « cumulatifs » de tels projets sur la nature. C’est à dire qu’il ne suffit pas d’analyser l’impact de l’arrivée du gazoduc à Melendugno, comme l’a fait le consortium, mais bien l’impact global du projet avec un second tronçon, qui poursuivra l’acheminement du gaz de Melendugno vers Brindisi, et ensuite vers le nord. « L’autorisation environnementale n’était pas légale, affirme Francesco Calabro, avocat du collectif No TAP. Si les effets cumulatifs avaient été pris en compte, le TAP n’aurait pas pu être localisé dans cette région. Malgré cela ils ont commencé et poursuivi les travaux. »

Selon Vugar Veysalov, chef des affaires externes du consortium Tap, « la légalité des permis a déjà été contestée une quinzaine de fois devant des juridictions, depuis le début. Jusqu’à présent, les cours compétentes (et le Conseil d’Etat) ont toujours statué en faveur faveur du Tap. Le procureur de Lecce a en effet terminé son enquête préliminaire en août mais il n’a toujours pas statué quant à la suite de la procédure. Quant à la supposée construction "illégitime" dans des "zones agricoles d’intérêt public", la cour administrative et le conseil d’Etat ont déjà statué en faveur du Tap. » 

« Non-respect des règles européennes »

« On s’est pressé de construire sans penser à l’impact réel sur la nature et sans respecter les réglementations européennes », regrette Marco Poti, le maire de Melendugno. Il s’inquiète notamment pour les milliers d’oliviers « qui vont peut-être mourir. Certains sont multi-centenaires. » Les oliviers, dans les Pouilles, ce n’est pas n’importe quoi. C’est l’or vert de la région.

Les arbres sont très anciens, ils façonnent le paysage et font partie du patrimoine. Alors justement, pour éviter des réactions trop vives des habitants, les promoteurs du projet ont proposé de déraciner des milliers d’arbres pendant les travaux, avant de les replanter. « Sauf qu’il ne faut pas le faire à n’importe quelle saison, sinon cela endommage l’arbre », témoigne un habitant. Le magistrat italien abonde en son sens.

Dans les résultats de son enquête préliminaire, il explique que les suspects « explantaient des oliviers à des périodes autres que celles autorisées, et, en tant qu’activité préparatoire à l’explant, ils construisaient une enceinte avec du gersey, des grilles métalliques et du fil de fer barbelé. » Une enceinte, construite sur du « maquis méditerranéen » sur une surface d’environ 20 000 mètres carrés, avec « enlèvement de pierres et de roches affleurantes, en violation de l’interdiction de réalisation de structure et infrastructure ».

Choix stratégique pour l’Europe

Malgré la charge sévère du procureur, les travaux, à Melendugno, continuent de plus belle. Il faut dire que les responsables du projet sont pressés. Car ce gazoduc revêt une importance stratégique pour les autorités européennes. Il a été imaginé dans les années 2000 pour diversifier les sources d’approvisionnement en énergie, suite aux tensions gazières entre la Russie et l’Ukraine qui avaient entraîné une crise d’approvisionnement en Europe de l’Est.

Le TAP n’est que le tronçon final du corridor gazier sud-européen. Il part du champ gazier « Shah Deniz » en mer Caspienne et traverse la Turquie, la Grèce, l’Albanie pour arriver en Europe via l’Italie. Le coût de construction avoisine les 4,7 milliards de d’euros, alors que l’ensemble du gazoduc sur-européen devrait peser plus de 47 milliards d’euros.

Il est soutenu à bras le corps par l’Union européenne. La Commission l’a considéré comme un « projet d’intérêt commun » en 2013 et la Banque européenne d’investissement (BEI) lui a accordé, début 2019, 1,5 milliards d’euros de prêts… quelques mois avant de s’engager à mettre un terme au financement d’énergies fossiles.

Il s’agissait du plus important prêt de la BEI, ce qui a grandement soulagé les investisseurs, dont fait partie Fluxys, le transporteur belge de gaz naturel. À ses côtés, au sein du consortium TAP, on trouve British Petroleum, la Snam (gestionnaire de réseau de transport de gaz italien), son équivalent espagnol (Enagas), un holding Suisse (Axpo) et Socar, la compagnie nationale azerbaïdjanaise de gaz et de pétrole.

Levée de boucliers

Le TAP, dès ses débuts, a suscité de vives protestations en Grèce, en Albanie, en Italie, et même, aujourd’hui en Belgique. L’impact sur les paysages était dénoncé et, plus largement, l’accroissement des quantités de gaz naturel importées était critiqué par les ONG, car il s’agit d’une énergie fossile émettrice de gaz à effets de serre.

Les réactions dans les Pouilles ont généré de grandes inquiétudes au sein du consortium TAP. Dans des compte-rendus de réunions, obtenus via une demande d’accès aux documents par l’ONG Corporate Europe Observatory, entre le cabinet de l’ex-commissaire européen en charge de l’Energie Maros Sefcovic et les représentants du consortium TAP, les « obstacles dans les Pouilles » sont constamment évoqués.

Lors d’un entretien, le 6 juillet 2017, entre la Snam et Bernd Bievert, membre du cabinet du Commissaire, ce dernier note que les promoteurs du TAP « confirment leurs inquiétudes vis-à-vis des manifestants qui pourraient causer des retards considérables alors que tous les permis pertinents ont été délivrés. » Les permis pertinents délivrés… c’était peut-être aller vite en besogne. La justice italienne tranchera au premier semestre 2020.

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