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Semlex et Tshisekedi : leur « confiance réciproque »

Plaintes à Bruxelles et Kinshasa contre les sulfureux passeports congolais

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Baptiste Virot. CC BY-NC-ND.

UPDATE. Avant d’être l’ami d’affaires de Joseph Kabila, Albert Karaziwan, le patron de la firme belge Semlex, était proche des Mobutu et… d’Etienne Tshisekedi. La famille, c’est sacré pour écouler des passeports à grande échelle ? A l’échéance du 11 juin, le nouveau président du Congo – Félix Tshisekedi, le fils – devra dire « stop ou encore » à un juteux contrat de production de passeports, contrat entaché par des soupçons de corruption, épinglé par la justice belge et… dénoncé par 51 victimes.


Au mois de juin, le successeur de Joseph Kabila, le président Félix Tshisekedi, va devoir résilier ou prolonger un contrat de production de passeports détenu par la société Semlex. Stop ou encore ? Au Congo, la pression monte.

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Semlex, c’est donc une histoire de corruption.

Comme l’a raconté Médor, en 2016, la douane belge a intercepté un émissaire de la présidence congolaise à l’aéroport de Bruxelles-National. Dans son bagage à main, Engo Nkanda, un associé d’Emmanuel Adrupiako, « le » financier de Joseph Kabila, convoyait environ 400 000 euros, répartis en coupures de 200 et 500 euros. Dans son téléphone se trouvaient des références au contrat des passeports livrés à la République démocratique du Congo par la firme bruxelloise Semlex SA. Ce juteux contrat venait d’être signé : le 11 juin 2015. Durée : cinq ans.

En 2017 et en 2018, l’agence de presse Reuters, le consortium international de journalistes OCCRP et Médor ont publié des enquêtes éclairant l’expansion douteuse de Semlex sur le continent africain. Nous avons rapporté la preuve de pots de vin réguliers à plusieurs hauts dirigeants politiques. Pour leur business en République démocratique du Congo, en particulier, la société Semlex et son patron belge Albert Karaziwan restent aujourd’hui dans le viseur du Parquet fédéral, en charge de la criminalité organisée transfrontalière.

Le PV initial de la police date du 30 janvier 2017. Il porte le numéro BR78 L6 005053/2017. Il est relatif à des faits de corruption « au Congo et à Dubaï » et ouvre un autre pan d’enquête sur un possible blanchiment d’argent sale sur le sol belge.

Perquis chez Semlex
Janvier 2018. Le Parquet fédéral ordonne des perquisitions au 384 de l’avenue Brugmann à Uccle. Le siège social de Semlex.

L’affaire Semlex, c’est l’histoire d’un homme capable de faire briller un caillou. En 2005, Albert Karaziwan, né à Alep (Syrie) le 9 août 1958, attiré en Belgique par les sirènes de l’immobilier, entame une percée ambitieuse sur le marché africain des papiers d’identité. Karaziwan va s’imposer d’abord aux Comores ou au Mozambique. En RDC, le businessman cherche à approcher le président de l’époque, Joseph Kabila, mais il parle aussi aux héritiers du Maréchal Mobutu et à l’opposant historique Etienne Tshisekedi.

2008 : l’ami Tshisekedi

Dans des échanges exhumés par Médor et qui datent de l’été 2008, Albert Karaziwan et Etienne Tshisekedi évoquent leurs contacts amicaux et une « confiance » datant des « moments difficiles » :

Tshisekedi va rebondir sur les papiers d’identité. Mais il trace d’abord des perspectives pour les mines.

Suivent des échantillons et des prix. Puis, Etienne Tshisekedi ajoute ceci :

A partir de 2009, Semlex s’en remet à de petits intermédiaires pour décrocher ses premiers contrats en RDC. En février 2010, par exemple, le consultant Jimmy Thambwe indique à ses patrons belges que Jaynet Kabila, la sœur jumelle du président, lui aurait filé un tuyau :

  • «  Elle m’a dit qu’elle obligera le nouveau ministre des Transports à signer le contrat des permis de conduire  » (qui a été ratifié en août 2009, mais qui se trouve soudain remis en question depuis que le gouvernement de RDC a changé de composition).

En parallèle, la direction de Semlex parie aussi sur le ministre du Travail Nzanga Mobutu, dont un neveu œuvre en même temps comme « agent » de l’ombre pour la firme belge. Il lui est demandé de sauver un autre contrat en ballottage défavorable, celui du permis de travail biométrique des résidents étrangers.

Des preuves de corruption, en 2010

Durant l’été 2010, Albert Karaziwan, impatient, limoge l’intermédiaire congolais Jimmy Thambwe. D’où le ton vindicatif du mail adressé à la direction de Semlex, le 15 décembre 2010 :

  • «  Si je ne reçois pas mon argent, je dénonce la corruption, je porte plainte en Belgique et ici, à Kinshasa. J’en ai les preuves, je sais pour les sociétés fantômes créées par Semlex comme le suggère la commission des adjudications, les contrats remportés en étant le seul soumissionnaire ou après que le cahier des charges ait été rédigé à Bruxelles.  »

Des preuves de corruption ?

Thambwe fait référence aux paiements effectués par Semlex à la société Eléphanteau d’Afrique en septembre 2009. Les bénéficiaires sont deux collaborateurs du ministre des Transports Matthieu Mpita. A hauteur de 130 000 dollars, ils ont facturé des « frais d’études pour le projet permis de conduire biométrique en République démocratique du Congo » et une « assistance dans la rédaction du contrat ».

Elephanteau
Septembre 2009, Elephanteau d’Afrique facture 130 000 dollars à Semlex pour une "assistance" sur un contrat de permis de conduire.

A partir d’octobre 2014, Semlex monte d’un cran dans l’appareil d’Etat congolais. Albert Karaziwan a éliminé de petits joueurs et il vise la tête du régime. Objectif, le fameux contrat des passeports à 185 dollars pièce. C’est le début des négociations sérieuses entre Albert Karaziwan, Joseph Kabila et son conseiller financier Emmanuel Adrupiako, comme l’a rapporté le journaliste britannique David Lewis, de l’agence Reuters.

Le trio se fixe sur Dubaï. Avant, c’était Genève, le hub financier de la firme belge. Mais de premiers ennuis avec la justice (classés sans suite fin 2012) et l’implication de Semlex dans l’affaire Gunvor (à partir de 2012, ce trader pétrolier a lui-même été accusé de corruption) l’ont incité à brûler sa base bancaire suisse.

A Dubaï, 2014 : Kabila

Fin 2014, les Emirats arabes unis deviennent le QG officieux de Semlex, le lieu présumé de négociation des commissions occultes. Karaziwan s’allie pour cela au consultant français Cédric Fèvre, établi à Ras Al Khaimah (115 kilomètres de Dubaï). Auprès de lui, Albert Karaziwan trouve un équivalent à ce que représente Emmanuel Adrupiako pour Joseph Kabila. Ils créent des sociétés ensemble et ces écrans auraient permis d’arroser en douce le clan Kabila.

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L’annexe 1 du contrat du 11 juin 2015. Pour obtenir un passeport congolais, il faut payer 185 dollars et, selon Reuters, des rétrocommissions sont tombées dans la poche de Kabila ou ses conseillers.

Jusqu’en 2016, tout va bien pour le tandem Kabila/Adrupiako et le réseau Karaziwan. Puis, l’intermédiaire Engo Nkanda se fait pincer comme un débutant à Bruxelles.

Le grain de sable, en 2016

A qui étaient destinés les 400 000 euros interceptés auprès de l’imprudent porteur de valises ? « No comment » au Parquet fédéral belge. A ce stade, seule une partie des commissions aurait été identifiée sur des comptes détenus par Emmanuel Adrupiako au Québec et au Danemark – ce que nie le conseiller financier de l’ex-président Kabila ; la firme Semlex ayant signifié à Médor qu’elle ne commenterait plus cette affaire, il y a deux ans déjà.

Deux sociétés auraient viré ces montants, derrière lesquelles on retrouve le précieux Cédric Fèvre ou Albert Karaziwan lui-même : 300 000 dollars en provenance de la société Cedovane, créée aux Emirats, le 29 juillet 2015, et 400 000 dollars venant de Berea International, le 25 août 2015. Soit juste après la signature du contrat controversé de juin 2015.

Des placements immobiliers suspects, en Belgique, intéressent aussi la justice belge. Albert Karaziwan, son épouse et de proches collaborateurs ont été perquisitionnés ou auditionnés à plusieurs reprises, ces trois dernières années.

Ce n’était peut-être que le début des problèmes pour Semlex.

Selon nos recoupements, quelque 600 000 passeports ont été fournis par Semlex depuis la signature du contrat.

Avec l’aide du Fonds pour le journalisme en Fédération Wallonie-Bruxelles

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