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Fontinoy, Reynders & Cie : Les sponsors très privés du « président »

Episode 6/…

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Jean-Claude Fontinoy, président de la SNCB, fait l’objet d’une enquête judiciaire à Namur. L’ex-bras droit de Didier Reynders possède la moitié du village de Mozet (Gesves). Celui-ci fait partie du réseau des Plus beaux villages de Wallonie, dont Fontinoy gère le sponsoring privé. Parmi les donateurs : deux filiales du géant anversois de la construction Ackermans&van Haaren. Pourquoi ont-elles versé aussi discrètement 75 000 euros à ce réseau de villages, en 2014-2015 ? En échange de petits services, comme l’affirme un autre sponsor, actif dans l’immobilier ?

Une enquête réalisée par les rédactions de Médor et Apache

En 2014 et en 2015, des filiales du groupe Ackermans&van Haaren ont versé un total de 75 000 euros à l’asbl « Les plus beaux villages de Wallonie ». Quelles filiales ? La firme DEME, championne mondiale du dragage (deux versements de 35 000 euros), récemment accusée de corruption en Russie et déjà condamnée pour des faits similaires au Nigeria. Et aussi, la société Rent-A-Port, développant des infrastructures portuaires au Vietnam ou à Oman (5 000 euros en 2015).

Rien à voir avec l’objet social de ce club des coquets villages wallons, qui vise à promouvoir la ruralité douce, le patrimoine et le tourisme d’un jour. « C’est au vice-président de notre asbl, Jean-Claude Fontinoy, qu’il faut poser la question relative à la pertinence de ce sponsoring privé. Depuis des années, il ratisse large pour nous trouver de l’argent. Chaque année, il manque de 50 à 70 000 euros pour boucler nos comptes. » Ainsi s’exprime Albert Dardenne, commissaire aux comptes des « plus beaux villages de Wallonie ».

« Je ne ferai pas de commentaire. C’est lui (Jean-Claude Fontinoy, NDLR) qu’il faut interroger, commente un autre vice-président de l’asbl, Gaston Schreurs, échevin libéral à Thimister. J’aimerais toute la clarté sur ce sponsoring. J’espère que votre déballage public ne nuira pas à nos villages. » Une autre source interne, connaissant bien les milieux associatifs, parle de « malaise évident » et de « montants inhabituels » : « Qui peut imaginer qu’une société de dragage ait un intérêt quelconque à financer “Les plus beaux villages de Wallonie”, s’il n’y a pas un intérêt réciproque quelque part ? » Mais où ?

"Il a dit qu’il nous aiderait"

« Il ratisse large », le vice-président Fontinoy. Mais personne n’a jamais rien trouvé à y redire, à ce sponsoring délicat. De peur de fâcher le conseiller le plus proche de Didier Reynders, puissant ministre fédéral pendant vingt ans ? Aujourd’hui, Jean-Claude Fontinoy semble vaciller à la SNCB, dont il préside le conseil d’administration et où le mécontentement gronde à nouveau. Comme en 2015, quand il avait été accusé de corruption par le CEO de l’époque Jo Cornu.

Comme Médor l’a écrit le 28 novembre, le patrimoine immobilier de Jean-Claude Fontinoy, ses 2 fermes classées, ses 22 maisons, son statut d’éternel relayeur entre la vie politique et celle des affaires suscitent en bout de course l’intérêt de la justice, au moment même où son « protecteur » vient de quitter le gouvernement belge : le parquet de Namur a confirmé dès ce 28 novembre, lendemain du vote d’investiture du commissaire européen Didier Reynders, qu’il avait ouvert une enquête judiciaire sur les activités de l’« intouchable » Fontinoy.

Des témoins ou des victimes d’un autre cas de sponsoring douteux, entendus par la justice, ont expliqué la forme de chantage que Jean-Claude Fontinoy aurait exercé sur leur projet immobilier en plein cœur de Namur, pas loin des voies ferrées. Voici en substance leur propos : « Nous avions des soucis d’ordre foncier pour faire avancer le projet. Il nous fallait encore acquérir des terrains appartenant à la SNCB. Jean-Claude Fontinoy a laissé entendre qu’il nous aiderait. À sa demande, nous avons versé une belle somme d’argent aux “Plus beaux villages de Wallonie”, en plusieurs tranches annuelles. Nous savions que nous franchissions ainsi une ligne rouge. Nous n’en sommes pas particulièrement fiers… »

Jean-Claude Fontinoy a refusé de commenter ces dénonciations. Même chose pour le président et fondateur de l’asbl, Alain Collin.

25 ans de pouvoir absolu

L’asbl « Les plus beaux villages de Wallonie » a vu le jour en 1994, à l’initiative d’un homme politique de deuxième rang, le cdH Alain Collin, conseiller provincial et communal (à Somme-Leuze, en province de Namur), dirigeant d’intercommunale à l’époque. Passionné par les vieilles pierres, implanté à Gesves puis à Mozet, également dans le Namurois, Jean-Claude Fontinoy est son associé de la première heure. But de l’asbl : promouvoir le patrimoine et le tourisme en milieu rural. Ils pilotent le projet à deux depuis 25 ans, sans réel partage des leviers de commande. Leur réseau de villages attractifs a forcément intégré dès 1995 leurs deux lieux de vie. Outre Chardeneux (Somme-Leuze) et Mozet (Gesves), l’asbl regroupe aujourd’hui 31 villages, dont 12 dans la seule province de Namur.

À Mozet, les habitants parlent du « baron » lorsqu’il s’agit de Jean-Claude Fontinoy. Il s’y est positionné en rachetant la Tour de Royer (en 1996), en retapant la ferme de DouxFlamme en 2007, en acquérant quatre maisons situées dans un rayon de 200 mètres. Puis, en 2009, le cœur du village de Mozet a reçu de la Région wallonne le statut rare d’« ensemble architectural ».

Fontinoy veille en permanence sur les comptes de l’association sans but lucratif Les plus beaux villages de Wallonie, recevant aujourd’hui 219 000 euros de subsides publics, soit 64,5 % de son budget annuel. Au début des années 2000, il en a été le trésorier et, à partir de 2004, sa fille Valérie a assumé le rôle de commissaire aux comptes alors qu’elle ne disposait d’aucune formation avérée en comptabilité ou en gestion. À l’une ou l’autre occasion, le père a remplacé la fille face à l’assemblée générale, au moment de faire voter les comptes. Sans prendre le temps d’énumérer la liste des donateurs privés, comme l’admettent plusieurs administrateurs ou membres du comité de direction.

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Extrait du rapport d’activités 2018. L’asbl remercie clairement son vice-président Fontinoy.

En 2015, le Commissariat général au tourisme a constaté dans un rapport sur Les plus beaux villages de Wallonie que la « fragilité » de son sponsoring privé était due au fait que cette recette était « liée au réseau personnel du président ». On imagine que c’est le tandem Collin-Fontinoy qui était visé.

Chaque année, l’asbl peut compter sur un total de 50 à 70 000 euros de sponsoring privé. Dans les listings des donateurs, en 2014 et 2015, on trouve aussi le groupe Immobel (des montants symboliques de 1 000 euros). Avec Breevast, Immobel est l’un des deux bénéficiaires controversés d’une opération de vente/relocation de la cité administrative de l’Etat, il y a dix ans.

Le site en ligne Apache.be a beaucoup écrit à ce propos et pointé, fin septembre, les premières anomalies relatives aux "Plus beaux villages de Wallonie”.



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Une sorte de caisse noire ?

Ni les sociétés flamandes DEME et Rent-A-Port, ni le groupe AvH qui les contrôle et dont le siège est à Anvers n’ont souhaité commenter la nature de ce sponsoring de deux ans au moins. Seuls les comptes de l’asbl datant de 2014 et de 2015 sont accompagnés de la liste des donateurs privés, érigés au rang de « sponsors » et du reste totalement… invisibles. Dans leur revue trimestrielle d’information, « Les plus beaux villages » signalent des sponsors comme Ethias ou les provinces, mais pas DEME, par exemple. Quant aux rapports annuels d’AvH, ils oublient de mentionner cette aide très connotée sur un plan politique. Pourtant, en 2014, par exemple, le groupe affiche son soutien à « certains projets de nature scientifique et socioculturelle qui entretiennent autant que possible un lien avec la région anversoise ».

Pourquoi une telle discrétion dès lors qu’il s’agit de sponsoriser une association sans but lucratif engloutissant elle-même plus de 200 000 euros annuels de subsides publics ? Le président Alain Collin estime que les sponsors privés ont le droit de garder le silence sur leur engagement social et financier. « Je ne comprends pas le sens de vos questions. Je n’ai pas à vous énumérer la liste de nos donateurs privés, a-t-il répondu à Médor. Vous êtes juge d’instruction ? »

Une réelle proximité unit Jean-Claude Fontinoy à la firme Ackermans& vanHaaren (AvH), dont le patron est l’homme d’affaires Luc Bertrand. En février 2015, Jean-Claude Fontinoy a mené une délégation très sélective d’hommes d’affaires belges en République démocratique du Congo, à la recherche d’un hypothétique mais juteux marché visant à connecter en train Kinshasa à Matadi. Dans cette équipée où Fontinoy cumulait deux casquettes, celle de président hyperactif de la SNCB et d’expert au cabinet du ministre des Affaires étrangères Didier Reynders, il n’y avait que les autorités du port d’Anvers, deux filiales de la SNCB et trois firmes privées. Dont DEME et Sea-Invest, un autre… sponsor de l’asbl Les plus beaux villages.

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Février 2015. Fontinoy est au Congo. Parmi quelques firmes triées sur le volet : DEME et Sea-Invest. Des "sponsors" bienveillants…

De ce fameux sponsoring, Fontinoy a pu assurément parler avec Alexia Bertrand, la fille de Luc Bertrand, CEO d’Ackermans&van Haaren (AvH). En 2015, l’étoile montante du MR était restée administratrice d’AvH, tout en devenant la cheffe de cabinet du ministre Reynders, ce qui provoqua la colère au Parlement de l’opposition (surtout, le PTB), qui critiqua à plusieurs reprises le présumé conflit d’intérêts.

Un autre lien entre Jean-Claude Fontinoy et le groupe AvH est passé relativement inaperçu. Peu de temps après que Fontinoy a pris la présidence de la Société belge d’investissement international (la méconnue SBI), en 2013, celle-ci se retrouve coincée dans un partenariat scabreux au Vietnam. Dans le Sud-Est de l’Asie, cette société belge à capitaux publics s’est alliée à la filiale d’AvH Rent-A-Port – oui, oui, cet autre sponsor des Villages de Wallonie. Pas de chance pour eux : en 2017, des journalistes travaillant sur les «  Paradise Papers  » révèlent que le partenaire vietnamien des Belges était immatriculé aux… Iles Vierges britanniques (un paradis fiscal). Un peu gênant quand on affirme défendre l’Etat.

Malgré cela, Fontinoy s’est maintenu en place. Le CEO de la firme SBI a été mis sur le côté. Pas lui. En 2018, il a pu prolonger son mandat pour six ans. Jusqu’en 2024, donc. Il aura alors quasiment 80 ans.

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Jean-Claude Fontinoy préside toujours (avec l’aide d’ex-conseillers de Didier Reynders) la SBI, éclaboussée par un scandale fiscal.

Enfin, la justice belge aura sans doute à vérifier si un lien quelconque a uni Jean-Claude Fontinoy au groupe AvH sur l’un de ses nouveaux projets-phares en Région wallonne. En bordure d’une gare SNCB à gros trafic, à Ottignies, le groupe anversois a sorti de ses cartons, en avril 2017, sous l’étendard de sa filiale de promotion immobilière BPI, la maquette d’un projet résidentiel et de services permettant de loger quelque 900 familles. Ackermans&van Haaren aime décidément l’air de la Wallonie, ses beaux villages, ses promesses de belles constructions.

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