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BNP et Semlex, une histoire cash

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Mathieu Van Assche. CC BY-SA.

Pour arroser des ministres ou des intermédiaires, « il nous faut d’urgence 100 000 euros de cash » ou alors « merci de transférer 1,3 million à cette liste de destinataires ! » De 2005 à 2012, la firme Semlex a utilisé la BNP Paribas Fortis pour verser des millions de commissions secrètes. De quoi gagner des marchés en Afrique voire livrer des armes de guerre.

Avec dans les rôles principaux

France (prénom d’emprunt)

Elle est employée à l’agence BNP d’Ixelles. Son fils est un fan de moto. France est sympa mais parfois, elle trouve qu’Albert exagère un peu avec ses demandes d’argent cash…

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Mathieu Van Assche. CC BY-SA

Albert

Il est le PDG d’une entreprise active dans les documents biométriques. Sa spécialité ? Bosser en Afrique avec les plus hauts dirigeants.

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Mathieu Van Assche. CC BY-SA

Luc (prénom d’emprunt)

C’est un des patrons de France. Il bosse au siège central de la BNP. Il pratique son métier avec une certaine désinvolture. Pendant sept ans, il a géré de nombreuses transactions suspectes sans que la banque ne tire la sonnette d’alarme. Luc est sympa. Et le client Albert est roi.

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Mathieu Van Assche. CC BY-SA

Septembre 2011. La directrice financière de Semlex prévient par mail une employée de l’agence BNP Paribas Fortis de la Bascule (Bruxelles) : « Albert m’a dit qu’il serait chez toi à 13h30 (…) Il frappera au carreau. ». « J’ai tout en 500 ! », se réjouit la banquière. « Non, non, pas des 500 (…) Des petites coupures » !

Des petites coupures pour 25 000 euros ? Cela ne va pas être facile pour la banquière. Mais soit. « Albert » est un bon client. Albert Karaziwan est le patron-fondateur de Semlex, spécialisée dans un business délicat et rémunérateur : la vente de papiers d’identité sécurisés. Il a besoin d’argent liquide pour payer un intermédiaire. Pas n’importe qui : un ministre africain en exercice. Et comment Albert est-il supposé agir à 13h30 ? C’est simple. En 2010, 2011 et 2012, il a l’habitude. Le PDG s’est retrouvé à plusieurs reprises dans la même « urgence ». Il peut se rendre à l’agence, frapper au carreau pour se signaler, et la porte s’ouvre même en dehors des heures. Une main se tend. Elle brandit le cash nécessaire. Albert repart. Une fois, il a besoin de 41 000 euros, une autre de 45 000 euros.

« Et ton fils ? Il a encore gagné ? »

Parmi les personnes de confiance, il y a « France » (prénom d’emprunt), conseillère commerciale à la BNP. France sait qu’elle joue avec le feu. Autant de billets de la main à la main, c’est forcément suspect… Mais France aime rendre service. Un pactole de 100 000 euros lui a été commandé un an plus tôt par Semlex. Ainsi qu’une carte visa pour un « monsieur » dont l’identité doit rester discrète : Said Ibrahim Fahmi, le ministre des Affaires étrangères des Comores, dont le père a été président de l’archipel. Cela devient « compliqué », signale France à Semlex. A la fin, «  je vais me faire engueuler  » par «  le siège central  ».

Mais à chaque fois, ça s’arrange. France apprécie-t-elle surtout que Semlex suive la carrière de son fils ? Le gamin pilote une Kawasaki et rêve de devenir champion de moto. Le 27 avril 2011, « Albert », au nom de Semlex Europe, sponsorise le jeune pilote à hauteur de 6 000 euros. France est aux anges. Albert, c’est quelqu’un de bien.

C’est surtout un bon businessman. A l’époque, sa firme Semlex avait développé son « savoir-faire » et ses méthodes particulières à grande échelle, gagnant de nombreux marchés en Afrique. Comme l’a démontré une enquête conjointe de Médor et de l’OCCRP, Albert a pris quelques libertés avec les lois pour faire fructifier son business. Et payer des commissions, rémunérer des agents de l’ombre, cela nécessite des appuis discrets auprès des banques. Merci, France. En Belgique, la BNP Paribas Fortis - un monument - l’a accompagnée dans ses démarches. Les transactions douteuses portant sur des montants à six chiffres, les transits de fonds entre l’Afrique, la Suisse ou Gibraltar, les commissions à intégrer dans les comptes annuels de ce client hyperactif auraient dû alerter la BNP-Paribas-Fortis.

« Je n’ai jamais reçu de l’argent en dehors de mes honoraires d’avocat. Je travaillais pour Semlex avant d’être ministre, déclare aujourd’hui le Comorien Said Ibrahim Fahmi. Je vous certifie sur l’honneur que je n’ai jamais perçu de l’argent de main à main (…) Je vous confirme avoir ouvert un compte pour pouvoir avoir un moyen de paiement à l’occasion de mes déplacements fréquents à l’étranger. Cela m’a permis d’avoir une carte de paiement indispensable à l’occasion de mes voyages. »


Une avance pour un… Agusta

France n’est évidemment pas la seule à avoir glissé quelques billets à Albert. De 2005 à la fin 2011, au siège central de la BNP, l’account manager « Luc » (prénom d’emprunt) a eu à traiter pour Semlex un paquet de transactions suspectes opérées dans des pays en guerre, rarement exécutées en direct. Sa hiérarchie aurait-elle dû s’en méfier, aller au-delà des interrogations financières ou comptables basiques (« Qui est le donneur d’ordre ? », « Où se trouve la facture liée à cette opération ? ») ? Fallait-il creuser davantage la motivation économique de ces opérations et évacuer les doutes croissants quant à un possible blanchiment d’argent doublé de soupçons de fraude fiscale ? Prenons ce choix du 23 juin 2009. « Urgent  ! », écrit le banquier. Pour le compte de Semlex Côte d’Ivoire, il y a notamment un montant de 400 000 dollars payés à Oklahoma-City, États-Unis, et « comme il s’agit d’une société étrangère, nous devons vérifier que la dépense correspond à l’objet social ». C’est bientôt les vacances, « il y a donc urgence », aux yeux du banquier. Mais la réponse laconique le laisse fasse à ses responsabilités. Il s’agit d’«  une avance », dit Semlex… Oui mais sur quoi ? Pressé par le temps, semble-t-il, le banquier n’a pas insisté dans son questionnement.

Il aurait découvert l’acompte payé par Semlex à… un vendeur d’hélicoptères américain, via une société-écran irlandaise. Le contrat relatif à l’engin - un Agusta VVIP AW139 ayant 125 heures de vol - est signé le 17 avril 2009. Son prix est de 10 millions de dollars. Au même moment, Albert Karaziwan propose de refiler l’Agusta, un appareil pouvant servir à des opérations militaires à basse altitude, à 12 millions d’euros (soit 16 millions de dollars) au nouveau président de Guinée-Conakry, le colonel Moussa Dadis Camara, qui vient d’accéder au pouvoir via un putsch militaire. C’est quoi ce truc ? Une manière d’amadouer le président guinéen au moment où Semlex négocie un juteux contrat portant sur la production de cartes d’identité, de passeports biométriques, de visas et de cartes de résidents étrangers ? Les tractations ont échoué pour des raisons qui nous échappent. A ce jeu-là, on expose forcément sa conscience : aujourd’hui encore, le colonel putchiste reste sous la menace d’une condamnation pour crimes contre l’humanité, en raison du meurtre et du viol de nombreux opposant·e·s, commis par les forces de sécurité guinéennes dans le stade national de Conakry, le 29 septembre 2009.

« Aucun élément défavorable »

Chez BNP-Paribas-Fortis, on avait sous les yeux des « contrats pétroliers » bouclés entre Semlex et le négociant pétrolier Gunvor, proche de Poutine, des références multiples à des « affaires » relatives à l’or noir aspiré en Afrique via de la corruption.

Or, Semlex produisait des passeports. Pas du pétrole ni des équipements militaires. Le « groupe » s’articulait sur un nombre infini de filiales, dont une en Irlande, via laquelle le personnel était payé. Il était administré comme l’est un clan familial. Il brassait un volume d’affaires colossal en regard à sa petite taille. Des transactions passaient d’une filiale à une autre, d’un paradis fiscal à de l’offshore.

Pour faire fructifier ses affaires et celles d’un géant pétrolier, Albert Karaziwan s’était appuyé sur un incroyable carnet d’adresses. Et le siège bruxellois de la BNP n’y a rien trouvé à redire. Pour un nouveau projet au Mozambique, en octobre 2009, deux cadres bancaires signent une belle lettre où ils se portent garants de leur client. Avec Semlex Europe SA, les relations ont « toujours répondu à nos attentes ». A ce jour, précise la lettre portant l’en-tête de la banque, nous n’avons relevé « aucun élément défavorable ».


Des procédures légales « malmenées »

En Belgique, une loi du 11 janvier 1993 relative à la prévention du blanchiment sert de bible aux banques. Les règles ont encore été resserrées après les attentats de Paris et de Bruxelles. Deux lignes de conduite auraient dû être suivies au sein de la BNP :

  1. Refuser de livrer du cash au-delà de 10 000 euros, comme la loi l’interdit au départ d’un compte d’entreprise. « C’est bien connu, les opérations en cash sont très sensibles en matière de financement du terrorisme et de blanchiment de l’argent sale », explique Jean-Claude Delepière, qui présidait la CTIF (Cellule de traitement des informations financières) à l’époque des faits.
  2. Transmettre une déclaration de soupçon à la CTIF, l’organisme chargé de la lutte antiblanchiment au sein de l’Etat fédéral. Un dispositif discret s’applique alors. La CTIF instruit le dossier et, si nécessaire, elle le transmet au parquet. Celui-ci peut décider d’une enquête judiciaire, et ainsi de suite. « Les dispositions du livre deux de la loi portent sur ‘l’organisation et le contrôle interne, l’évaluation globale des risques, la vigilance à l’égard de la clientèle et des opérations, ainsi que le contrôle interne’. Ici, les procédures ont été malmenées, c’est clair », commente Jean-Claude Delepière, ex-président de la CTIF.


6,5 millions de pots de vin

Exemple de laisser-aller : Le 22 novembre 2010, Karaziwan voudrait transférer 175 000 dollars d’un compte ouvert à Bruxelles au nom de Semlex Côte d’Ivoire. Ce compte est au nom de Camille Karaziwan, le frère du patron, qui a émigré au Canada. Mais un début d’enquête judiciaire révélera que le vrai donneur d’ordre est Albert Karaziwan. Le bénéficiaire de la transaction est la société chinoise Suntech Household Electrical Co, localisée à Zhongshan. Qui est-elle ? Pourquoi Semlex Côte d’Ivoire passe par Bruxelles pour payer quelqu’un en Chine ? En vertu de quel contrat ?

De telles opérations bancaires à six chiffres sont remontées au siège central de la Fortis Banque (à l’époque, en pleine restructuration suite à son rachat par la française BNP Paribas). Et elles ont été exécutées. La banque belge aurait-elle dû redoubler de méfiance ? Des documents judiciaires suisses obtenus par Médor et une enquête de l’ONG Public Eye indiquent que l’intermédiaire chinois en question a été utilisé pour convaincre et corrompre la présidence de la République du Congo, enrichie par le pétrole. Rien que sur les années 2010 et 2011, un compte ouvert auprès de la BNP Paribas Fortis (à Bruxelles) par la fameuse filiale ivoirienne de Semlex a permis le paiement d’un peu plus de 6,5 millions de dollars de commissions occultes à des chefs d’Etat africains. Disons qu’à tout le moins, l’employeur de France et Luc a fait preuve de passivité.

Deux autres faits méritent d’être racontés :

  • Le 21 janvier 2010, un intermédiaire français chargé de rabattre des fonds vers le président du Congo-Brazzaville Denis Sassou-Nguesso, encore en place, écrit à la banque belge : « Pourriez-vous effectuer les transferts suivants ? ». Sont listés, là, la demi-douzaine d’heureux bénéficiaires de rétro-commissions, comme on dit dans le jargon, qui se partageront 1,3 million de dollars. Des factures ou extraits bancaires en notre possession en attestent. Plusieurs des destinataires étaient dissimulés derrière des sociétés écrans. Certains font l’objet de poursuites pour de la criminalité grave. Mais la BNP a effectué les virements.
  • Le 22 juin 2011, Albert Karaziwan en personne demande à la BNP Paribas Fortis de transférer le montant tout rond de 300 000 dollars vers une fondation suisse (Latifonds). Des échanges de mails et des factures que Médor a pu lire, il apparaît clairement que les 300 000 dollars doivent être payés en vertu de l’accord pétrolier liant Semlex à Gunvor en Côte d’Ivoire. France, Luc et la hiérarchie banquière, une question : ne lit-on pas les journaux à la BNP ? N’a-t-on pas connaissance d’une guerre civile qui déchire la Côte d’Ivoire et qu’un embargo de l’ONU a été décrété plusieurs mois avant cela pour empêcher de nourrir les violences ? En refusant d’admettre sa défaite aux élections de novembre 2010, six mois plus tôt, le président déchu Laurent Gbagbo a déclenché les hostilités dans ce pays instable d’Afrique de l’Ouest. Et ce montant comme d’autres à la même période pourraient avoir servi à rétribuer les mercenaires français utilisés par Semlex et Gunvor pour répondre à une demande d’armes pressante de Laurent Gbagbo (Lire l’enquête coordonnée par le consortium de journalistes OCCRP et par Médor).


Contactée par Médor, la direction de la BNP Paribas Fortis a refusé de s’exprimer. Le service de « compliance » de la banque n’a pas répondu à nos interrogations.

Selon le porte-parole Hans Marien, « la banque s’inscrit dans la lutte contre le blanchiment de capitaux et le financement du terrorisme et, alertera, au besoin, la Cellule de traitement des informations financières (CTIF) ». Une réponse décalée : à l’époque de ces faits, la banque s’est tue. Depuis deux ans, Semlex et ses avocats refusent quant à eux tout contact avec Médor.


Le banquier ne comprend rien

Mais après tout, peut-être que Luc, France et leurs collègues ne comprenaient rien à ce qui se passait. Selon les échanges que Médor a pu reconstituer, la société comptable « Les Bons comptes » (nom d’emprunt) s’est moquée gentiment de ce banquier « qui ne comprend rien » et « qui ne savait pas lire un bilan ». Pendant près de dix ans, ce bureau, qui lui visiblement comprend, s’est inquiété de la comptabilité de son client Semlex : documents en retard, difficulté chronique à faire rentrer les bons chiffres dans les cases correspondantes, commissions « à des Africains », ainsi nommés, à intégrer dans les comptes annuels.

Pas simples, ces transactions difficiles à justifier sur un plan économique, ces intermédiaires portant le nom de ministres. La comptable « Martine » (prénom d’emprunt) avait sous les yeux de sérieux éléments faisant penser à l’organisation de pots de vin. Mais Martine n’a pas vraiment tiré la sonnette d’alarme, elle non plus. « Un moment, nous avons senti qu’on allait droit dans le mur et nous avons stoppé nos services à Semlex (en 2012), explique le patron des « Bons comptes ». Ces négociations compliquées avec des Etats, comment vouliez-vous qu’on vérifie ce qui s’y décidait réellement ? Sur la fin, nous avons reçu un coup de fil très politique. Venant en direct du cabinet des Finances, si ma mémoire est bonne. Alors qu’un contrôle fiscal visait notre client, on a appris que tout allait s’arranger pour lui. Un contrôle compliqué qui s’arrête sur un simple coup de fil : je n’avais jamais vu ça de toute ma carrière… »


Des complicités politiques ou judiciaires ?

Au printemps 2012, la firme Semlex frôle en effet l’embardée. Le fisc est sur ses traces. Selon plusieurs sources concordantes, la CTIF a enfin été alertée par une banque concurrente, puis par la BNP, d’une opération douteuse impliquant son fameux compte « ivoirien » ouvert au nom de Camille Karaziwan (l’expatrié). Les deux frères sont entendus par la police, à trois reprises en tout. L’avocat de l’époque de Semlex, un juriste réputé, affiche son inquiétude. De ses apartés avec la substitute en charge du dossier, il redoute que l’affaire naissante se conclue devant un tribunal correctionnel « comme le suggère la CTIF », indique un document lu par Médor.

A la mi-2012, les Karaziwan sont exposés aux questions de plus en plus pointues d’un enquêteur détaché auprès de l’OCRC. Cette police spécialisée dans la corruption semble avoir percé une partie du mystère, à lire des PV de l’époque. La direction du groupe Semlex est ainsi interrogée sur ses comptes en Suisse, ses commissions payées à un intermédiaire travaillant pour Gunvor, ses négociations avec la compagnie pétrolière ivoirienne Petroci. Le fameux attrait pour le brut d’Afrique ! Bref, ça chauffe… Et puis cela ne chauffe plus du tout ! Avant la fin 2012, la magistrate bruxelloise en charge du dossier, se montre rassurante à l’égard des Karaziwan. Il n’y a pas de mise à l’instruction, seulement un bout d’enquête confié à un policier fort seul sur le coup. L’affaire est classée.

« Albert » ne reviendra pas frapper à la fenêtre de la banque BNP. La relation aurait été rompue en 2012. Mais il peut être tranquille. France, elle, continue à encourager son gamin en moto ; elle le sait : on ne peut pas toujours gagner.


Philippe Engels

Avec l’aide du Fonds du journalisme en Fédération Wallonie-Bruxelles

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