Carence et décadence

L’histoire d’une ville et d’une entreprise qui cherchent à se séparer, sans jamais y arriver…

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Laurent Poma. CC BY-NC-ND.

Lancer un projet public-privé peut s’apparenter à un chemin de croix en Wallonie. Mal définie au départ, portant des espoirs contradictoires, le quartier La Strada est emblématique de ces difficultés. Le projet a déclenché des tensions interminables entre Ville et promoteur. Moment extrême, l’épisode du « PV de carence » (septembre 2016) est raconté par Médor (le tout agrémenté de quelques documents internes) et témoigne de la dégradation, irréversible ?, des relations entre "partenaires". Où chacun s’accuse de vouloir quitter une barque qui prend l’eau…

Marre que Wilhelm&Co ne respecte pas les délais ! Marre qu’il se dérobe à ses obligations contractuelles ! Marre qu’il ne suivent pas nos ordres écrits ! Ceux de la Ville.

Nous sommes le deux septembre 2016. L’équipe de Jacques Gobert et ses avocats ont profité des vacances pour retrouver du tonus. Surtout, le mois d’août a été pourri par un avis de marché public portant sur la reconversion du Centre d’Art et de Design. Wilhelm&Co a introduit deux recours au Conseil d’Etat car l’entreprise a fait offre, et la Ville ne compte pas en tenir compte. L’été meurtrier se termine par une ultime missive : la Ville envoie un PV de carence à Wilhelm&Co. Une rupture définitive. Une déclaration de guerre.

Ce qui transpire en filigranes : la Ville veut du logement. L’entrepreneur, du commerce. Et la méfiance est telle que pas un n’avance un pion face à l’autre.

« Je pense que dès le début, la méthodo’était mal pensée. Wilhelm&Co est là pour faire du business, il ne fallait pas l’accueillir comme le sauveur. » Jonathan Christiaens sait de quoi il parle. Il est alors échevin MR depuis un peu plus de deux ans à la ville de La Louvière. Ses compétences : le développement économique, il est également président de l’asbl Gestion centre ville.

« La Ville a commencé à resserrer les boulons, mais c’était trop tard. Il fallait travailler en entonnoir inversé. Serrer au début, lâcher ensuite. Les discussions s’enlisaient. A chaque fois, les PV étaient modifiés de part et d’autre parce qu’’’on avait pas bien compris’’ ou que ce n’est pas ’’ce que l’on voulait dire’’. Des cartouches se préparaient pour un clash. »

Il devient inévitable.

« Le PV de carence, c’était pour relancer mais aussi se prémunir., explique Jonathan Christiaens. Et il n’y a pas eu d’impact négatif. L’ambiance délétère, elle était déjà là avant. »

Et elle va continuer. Wilhelm&Co va trois fois devant le Conseil d’Etat pour faire casser la décision de la Ville de lancer un marché public favorable à la société Dragone. Il gagne les trois fois.

Plus de 12 millions déjà investis

Wilhelm&Co encaisse le PV de carence, met son équipe sur une réponse, et exige auprès de la Ville un rendez-vous. Le 16 septembre 2016, le Collège se réunit en urgence. Le 26 septembre, tout le monde se voit enfin. C’est là que le Collège décide de décaler la réponse de Wilhelm&Co d’un mois, délai de réponse complémentaire pour lequel l’entrepreneur n’était, selon lui, pas demandeur.

Le 12 octobre, l’entrepreneur en appelle encore par courrier, à une réunion, rappelant que « le partenariat, par le passé, n’a jamais fonctionné comme il se doit ». Il prête à la Ville l’intention de mettre fin au projet : « Il est déraisonnable de prétendre vouloir ou même pouvoir résilier unilatéralement un marché à une entreprise qui supporte elle-même les investissements liés à la réalisation du marché et qui, en toute confiance et de bonne foi, a déjà investi plus de 12 millions d’euros dans ce projet. Une telle pratique relèverait de la spoliation pure et simple. »


Le 26 octobre, l’entrepreneur écrit un long courrier au Collège des Bourgmestre des Echevins. Le ton est tout sauf « amical » : « Permettez-nous de constater que c’est à nouveau par les médias, et dans le cadre d’une campagne bien orchestrée de dénigrement et calomnieuse à notre égard – que nous avons appris qu’un PV de carence allait nous être envoyé quelques heures plus tard. »

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S’ensuit sur 40 pages et 19 annexes un catalogue de reproches de huit années de (non) chantier dantesques. L’entrepreneur énumère dans l’ordre chronologique une batterie de manquements à charge de la Ville.

Et sa conclusion a de quoi effrayer les Louviérois : elle réclamerait une indemnisation de ses investissements, soit les 12 millions, sans oublier les dommages et intérêts couvrant le préjudice subi. Et d’ajouter : « Une résiliation entraînerait par ailleurs nécessairement une réaction de notre part, réaction qui bloquera le site pendant de nombreuses années ». Le temps et l’argent. A deux ans des élections communales (2018).

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Novembre 2016, les deux partenaires sont à Cannes pour le MAPIC (le marché international professionnel de l’implantation commerciale et de la distribution). Tout va bien ? Tout va bien.

Au conseil communal, la Ville se veut rassurante. « Les contacts ont été bons, assure l’échevin Jonathan Christiaens. (…) Je peux vous dire que nous sommes passés voir nos amis de chez Wilhelm&Co sur leur stand. Nous avons vu que La Strada était présente avec d’autres projets, et la ville de La Louvière était présente. »

Une tentative de se débarrasser de nous

Pendant les mois qui vont suivre, les deux « amis », pieds et poings liés, cherchent via une convention à mettre à plat leurs engagements. Dans un courrier de février 2017 adressé au gouvernement wallon et relaté par La Libre Belgique, Peter Wilhelm accuse son "ami", les autorités locales, de pratiquer des méthodes qui “relèvent de ce qu’on qualifie pudiquement de mœurs d’un autre temps”, et mentionne en référence de ces dérives… Publifin.

Le PV de carence ? « Une tentative de se débarrasser de nous ». Jacques Gobert regrette alors cette sortie. Le climat était à l’apaisement, parait-il. Et de fait, les négociations débutent. Puis trébuchent. La fin de l’année, à l’issue d’une ultime réunion le 19 décembre 2017, Wilhelm&Co jette-il le gant ? Il accepte le principe « de considérer une résiliation totale du marché, pour autant que nous ayons la garantie d’être indemnisés de tous les frais et coûts engagés jusqu’au moment de la résiliation ».

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Extrait d’un courrier de Wilhelm&Co, 30 janvier 2018

C’est alors au tour de la Ville de prêter à Wilhelm&Co l’envie d’aller voir ailleurs. Pour elle, la résiliation, c’est le souhait de l’entrepreneur, pas le sien !

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Extrait du courrier de la ville de La Louvière du 6 février 2018
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Le 7 février, c’est Wilhelm qui dégaine :

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Courrier de Wilhelm&Co du 7 février 2018
None. Tous droits réservés

Et rien n’est apaisé :

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Extrait du courrier de Wilhelm&Co du 7 février 2018
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Au conseil communal du 26 février 2018, les termes sont plus policés : « Il n’y a pas encore eu un accord définitif sur les textes qui ont été présentés par WilCo. On va faire part à WilCo des remarques de nos conseils juridiques. » Les conseillers ne sont informés de rien.

Juin 2018, arrive enfin la convention qui scelle l’union entre Wilhelm&Co et la Ville. Cette convention négociée depuis un an et demi constitue le 111e et dernier point du conseil communal. Les conseillers communaux reçoivent vers 14h30 les 40 pages de convention. Le vote aura lieu en conseil le soir même.

Selon le PV, seul conseiller à tiquer, Antoine Herman du PTB qui demande le report, le temps d’analyser la convention. Peine perdue. Le reste du conseil vote à l’unanimité.

Tant pis pour le débat démocratique, mais tant mieux pour l’apaisement entre partenaires. Du PV de carence à la convention confidentielle, d’invectives en volonté de départ, les relations houleuses entre privé et public prennent enfin fin.

La trêve durera six mois. Jusqu’à la saga des cinémas - sur laquelle Médor est venu et reviendra.

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