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Les invisibles d’Arlon : un jardin sans mauvaise herbe
Plusieurs minorités religieuses cohabitent harmonieusement à Arlon. Un millier de musulmans et une cinquantaine de juifs notamment, lesquels peuvent s’enorgueillir de posséder la plus vieille synagogue du pays. Les musulmans, eux, pratiquent leur culte dans un local inadapté qui fait office de mosquée.
Il y avait du beau monde le 17 novembre dernier, à la synagogue d’Arlon. Après cinq longues années de travaux, l’édifice religieux a enfin rouvert ses portes. Le grand rabbin de Bruxelles, Albert Guigui, avait spécialement fait le déplacement pour l’occasion, tout comme le bourgmestre Vincent Magnus, et beaucoup d’anciens habitants de la ville. La petite communauté juive d’Arlon a beaucoup souffert de la fermeture forcée de sa synagogue. Tout cela n’est plus qu’un mauvais souvenir à présent.
C’était le 14 août 2014. En plein office de shabbat, au cœur de l’été, une arche tombe dans la salle, heureusement sans toucher personne. Les quelques fidèles présents dans le bâtiment ont eu une grosse frayeur. Mais personne n’imagine alors qu’il s’agit d’un problème grave qui va nécessiter de coûteux travaux de rénovation. Pas même Jean-Claude Jacob, le ministre officiant de la synagogue, qui dès le lundi matin, se rend à la ville d’Arlon pour signaler le problème.
Comme pour les églises, c’est en effet la ville qui est propriétaire du bâtiment. Après inspection de la toiture, le verdict tombe quelques heures plus tard : la charpente est attaquée par la mérule. Le bâtiment est immédiatement fermé pour raisons de sécurité. Les travaux seront financés par la ville, par la Région wallonne et par quelques dons. Pendant ces années de travaux, l’office du shabbat et les fêtes religieuses seront célébrées dans une salle sombre de l’ancien commissariat de police.
Histoire
Inaugurée en 1864, la synagogue d’Arlon est une des plus belles et la plus vieille de tout le pays. La communauté juive de la ville ne compte plus aujourd’hui qu’une cinquantaine de personnes. Elle fût pourtant florissante il y a un peu plus d’un siècle d’aujourd’hui.
« Les premiers juifs sont arrivés ici au XIXe siècle, en provenance du nord-est de la France » raconte Jean-Claude Jacob. Elle a connu un âge d’or, à la fin du 19e siècle, jusqu’à représenter 10 % de la population arlonaise. « À une époque, beaucoup de magasins de la grand rue était des commerces juifs. »
Plusieurs juifs arlonais connaîtront des destins exceptionnels loin des limites du territoire communal. Au début du XXe siècle, Camille Cerf – dont une place d’Arlon porte aujourd’hui le nom – fit une brillante carrière de journaliste au Figaro, à Paris. Il se lia d’amitié avec Clémenceau et permit à sa ville natale de se voir octroyer la médaille de la Reconnaissance française en récompense des services rendus aux troupes françaises pendant la guerre 14-18.
Aux Etats-Unis, un autre juif Arlonais, Simon Fribourg, parti tenter sa chance dans le commerce de grains – commerce dans lequel sa famille était déjà active à Arlon. Il y fonda ce qui est aujourd’hui la plus grande entreprise mondiale de grains : « Continental grain ». Une épopée qui rendit célèbre le nom d’Arlon outre-atlantique.
Dans les années 30, plusieurs familles d’Europe de l’est arrivent à leur tour dans la ville, fuyant les persécutions antisémites qui sévissent dans cette partie du monde. Ils seront ratrappés quelques années plus tard par la barbarie. Comme ailleurs en Europe, la guerre a durement frappé la communauté juive d’Arlon.
Aujourd’hui, la communauté compte une cinquantaine de personnes, majoritairement des juifs étrangers travaillant au Luxembourg. Jean-Claude Jacob a vécu toute sa vie à Arlon. Mais la plupart de ses camarades de jeunesse sont partis à Bruxelles ou à Liège, poursuivre leur carrière professionnelle. Ce qui ne veut pas dire que le contact avec Arlon soit rompu.
« La communauté juive d’Arlon reste très attachée à sa ville » explique-t-il. « Lors des grandes fêtes juives, par exemple à Rosh Hashana (le nouvel an juif, qui tombe généralement fin septembre), la synagogue est pleine. Les gens reviennent de loin pour célébrer les fêtes ici ».
Bien implantée dans la ville, la petite communauté juive d’Arlon mène une existence paisible. Alors qu’on dénombre une hausse dramatique des incidents antisémites dans les grandes villes d’Europe, Jean-Claude Jacob dit n’avoir jamais ressenti de problème de ce genre durant toute sa vie à Arlon.
Unique au monde
De l’avis de tous, il règne à Arlon une cohabitation harmonieuse entre les différentes communautés religieuses. Tous les représentants des cultes reconnus (protestant, juif, musulman ainsi que la laïcité organisée) sont invités à participer au Te Deum du 21 juillet et à s’y exprimer. C’est une situation unique en Belgique : symbole de cette cohabitation harmonieuse que tout le monde, ici, entend préserver.
Parmi les donateurs qui ont offert une contribution à la rénovation de la synagogue, on trouve d’ailleurs la communauté musulmane d’Arlon. La contribution fut symbolique (à peu près 2000 euros), mais elle fut spontanée de la part des fidèles musulmans arlonais qui se sont cotisés solidairement pour apporter leur petite pierre à l’édifice.
« Ça nous a semblé tout naturel » explique Morad Laqlii, professeur de chimie dans l’enseignement secondaire arlonais et conseiller communal Ecolo. « L’harmonie ça s’entretient. C’est comme un beau jardin. Si on ne fait rien, on risque de se faire envahir par les mauvaises herbes. »
Forte d’un bon millier de membres, la communauté musulmane rêverait pourtant d’avoir un aussi beau bâtiment pour pratiquer son culte. Faute de mosquée, elle se réunit actuellement au rez-de-chaussée d’une maison d’habitation située place de l’Yser. Le local est exigu, et ne répond pas aux normes de sécurité les plus élémentaires.
Le vendredi, il n’est pas rare que les fidèles doivent prier dans l’escalier, faute de place. Les responsables de l’asbl AMA, qui gère cette mosquée, cherchent depuis longtemps à déménager vers un autre local, plus adapté.
« Quand je suis arrivé pour mes études, nous n’étions qu’une petite poignée à peine » raconte Mohammed Kharaz, arrivé du Maroc en 1995. « Il n’y avait pas de mosquée à Arlon. Le vendredi, on partait à plusieurs en voiture pour aller à Longwy, en France, c’était parfois cocasse à la douane » dit-il en souriant.
La communauté a grandi rapidement, et compte aujourd’hui en son sein une vingtaine de nationalités. En 2008, une poignée de fidèles décide de louer ce bâtiment place de l’Yser pour 950 euros par mois.
Cette mosquée non reconnue comme telle, fonctionne grâce à la générosité et à la bonne volonté de quelques personnes, comme Mohammed Kharaz. Mais ce local n’est plus adapté depuis longtemps. Notamment, le vendredi, lorsque plus d’une centaine de personnes se présentent pour participer à la prière.
« Nous cherchons un autre bâtiment, pour y créer une vraie mosquée reconnue comme telle. Mais à chaque fois, nous nous heurtons à des obstacles administratifs » explique Mohammed Kharaz. « Même si nous nous sentons bien en tant que musulmans à Arlon, nous avons le sentiment qu’il y a des réticences à nous laisser y implanter une vraie mosquée. »
Dans le but de créer une vraie mosquée, un dossier a été introduit auprès de l’Exécutif des musulmans de Belgique, qui l’a à son tour renvoyé vers la région et la province. C’est au niveau provincial que le dossier coincerait. Bien que l’Islam soit officiellement reconnu comme culte, au niveau fédéral, l’AMA n’est pas encore reconnue comme culte officiel par la province.
Pour les grandes fêtes, notamment pendant le Ramadan, le hall polyvalent de la ville est généralement mis à disposition de la communauté. Mais pour une solution durable, il faudra sans doute encore s’armer de patience.