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L’hôpital du futur, vraiment ? - Blouses blanches, colère noire

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Katherine Longly. CC BY-NC-ND.

Au lendemain de notre rencontre avec les citoyens de dimancher dernier, un message Whatsapp est arrivé chez Médor. Interpellés par les nombreuses affiches présentes à l’hôpital sur les difficultés des blouses blanches de Vivalia, nous avions lancé un appel pour connaître les conditions de travail des infirmières de l’hôpital d’Arlon. "C’est une catastrophe en ce moment et la sécurité des patients est en jeu ! !", disait le message. Paroles aux blouses blanches.

Nous l’appellerons Julie. Ce mardi, elle ne pouvait être présente à la rencontre organisée sur le pouce par quelques infirmières de l’hôpital d’Arlon pour évoquer avec Médor leurs conditions de travail à Arlon. Dans le cadre de notre enquête sur le projet Vivalia 2025, nous désirions comprendre le quotidien du personnel hospitalier de l’intercommunale en 2019. Alors, Julie nous a écrit une lettre.

Une de ses collègues, Michèle (prénom d’emprunt, les infirmières n’ont pas voulu témoigner à visage découvert), nous confie le texte, et nous dit qu’au point où elles en sont, pourquoi pas parler aux journalistes ?

Car ici, on ne se préoccupe guère du grand projet Vivalia 2025, la construction du nouvel hôpital qui mènera à une réduction importante des services à Arlon, d’ici cinq ans. Le sujet, c’est le quotidien. L’enjeu, comment tenir le coup.

Une infirmière est debout, appuyée contre le rebord d’un meuble. Traits tirés. Ce n’est pas la meilleure journée du monde et l’impression de ne pas être entendue à l’étage de la direction n’aide pas. D’autres vont et viennent entre nous et les patients. "Si on les voit deux minutes par jour, dit Michèle, c’est beaucoup. Alors que cela devrait être notre occupation principale."

La nuit, une "infirmière pour trente patients"

Dans l’aile de chirurgie et neurochirurgie, une seule infirmière assume actuellement les nuits pour une trentaine de chambres. Avec des patients qui, en phase de réveil après une intervention neuro-chirurgicale, peuvent parfois être violents. D’ailleurs, l’un d’eux crie dans le couloir. "Je ne vous parle pas de ceux qui tentent de partir de l’hôpital en journée. On a des vigiles uniquement la nuit, alors, c’est à nous d’aller les rechercher."

Il y a quelques mois, dans cette aile, un service d’hospitalisation en chirurgie a été fermé à Saint-Joseph. Du coup, les infirmières doivent désormais gérer les patients de 16 chirurgiens, au lieu de 8.

Julie écrit : "Nos journées sont surchargées, il n’y a pas une seule pause qui soit plus tranquille qu’une autre. Nous réclamons plus de personnel depuis des mois et il manque toujours presque trois équivalents temps pleins". Des volants, justement, sont venus prêter main forte aujourd’hui. Normalement, ils ne devraient pas être à deux sur un seul couloir de l’hôpital.

Julie épèle le quotidien des infirmières. Elles organisent les retours à domicile, les examens, elles surveillent les "paramètres" des patients, les aides alimentaires, font les toilettes, les changes, les pansements, les retours de soins intensifs. "Des patients autonomes, nous en avons peu". Une collègue complète : "Quand tu es seule la nuit, dans une unité délicate, si t’as deux patients qui ont un problème, tu dois faire des choix. Et parfois, certains restent dans leur caca, le temps qu’il faut pour gérer le patient précédent."

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L’ajout des tâches

Ici, ce n’est pas tellement la paye qui pose problème. De nombreuses infirmières habitent en France et ont souvent fait leurs études en Belgique. Elles démarrent à 1700-1800€ nets par mois. En France, on est toujours un peu moins taxé qu’en Belgique. Elles peuvent monter jusqu’à 3000€ nets. Les infirmières belges gagnent donc un petit peu moins.

Plus que le portefeuille, ce sont les arrêts maladie, et la surcharge de petites tâches qui sont venues s’ajouter au fil des ans qui inquiètent. "On doit désormais déplier les cartons pour les mettre au tri. On a des formulaires avec des paramètres pour les patients de plus en plus longs. Ces petites tâches s’ajoutent et compliquent le quotidien", explique Michèle.

La crainte de faire une erreur surgit. Et on tire sur la corde. "Comme il manque du personnel, écrit Julie, les personnes en arrêt maladie ne parviennent pas à être remplacés. Je suis revenue travailler deux fois en septembre contre avis médical. On délègue aux stagiaires sans pouvoir les encadrer, on voit les patients pour la première fois de la journée à 16h30."

Le problème ne se limite pas à au seul hôpital Vivalia d’Arlon. À Marche, une jeune infirmière de 30 ans, Céline Depas est sortie du bois, a osé parler dans la presse et a créé un groupe Facebook privé, Action Personnel Vivalia, qui compte 1106 membres. Elle décrivait, début juillet, dans Vers l’Avenir, une journée de garde seule pour s’occuper de 15 patients. Pas le temps de manger. Ni d’aller aux toilettes. Sur Facebook, alors que nous relisions ces lignes, dans le groupe Action Personnel Vivalia, des membres du personnel de Bastogne et Libramont nous ont fait état de difficultés similaires là-bas.

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Jean-Yves Wilputte, gastroentérologue à l’hôpital d’Arlon
Katherine Longly. CC BY-NC-ND

Ce problème ne concerne pas que le personnel de Vivalia, par ailleurs. Le personnel hospitalier belge survit à son travail plus qu’il ne le vit.,Le Fonds blouse blanche, d’ailleurs, et ses plus de 400 millions annuels promis par le fédéral aux infirmières, vise à un peu stopper l’hémorragie.

Mais le Luxembourg belge affronte un autre souci : la province a du mal à attirer du personnel hospitalier et à le retenir dans la région.

Dans son bureau rempli d’affiches détaillant les recoins de notre système digestif, le gasto-entérologue Jean-Yves Wilputte compte les départs à la retraite. "En 2025, on risque bien de ne plus être que trois ou quatre gastro-entérologues dans le Sud Luxembourg, s’il n’y a pas du sang frais qui arrive."

La concurrence avec les salaires et l’appétit en main d’œuvre luxembourgeois est rude. L’éloignement de la région, et, aussi, du futur hôpital de Houdemont, par rapport à d’autres grands centre-villes, renforce le défi. "Et le problème se pose aussi pour les médecins traitants", complète Jean-Yves Wilputte. "Cette rareté de médecins fait que nous faisons beaucoup de gardes. Or, la nouvelle génération préfère aller dans des lieux où les équipes sont bien fournies, pour ne pas avoir trop de garde. C’est fini, les médecins qui bossaient douze heures par jour et la médecine vue comme un sacerdoce" sourit le gastro-entérologue.

Vous souhaitez un rendez-vous chez le docteur Wilputte ? Il n’y a rien avant le mois d’août. Sauf grosse urgence. Un ophtalmo ? N’espérez rien avant un an, sauf si vous avez la rétine déchirée par une poutre.

La province du Luxembourg a récemment tenu un atelier sur la pénurie d’infirmiers en Province du Luxembourg. Constat général :

"Le contexte de pénurie accentue la charge organisationnelle et la charge émotionnelle des infirmières qui vivent déjà au quotidien des situations humainement difficiles."

Sans compter, comme ce fut relevé lors de l’atelier, les difficultés d’organisation familiale des infirmières, qui galèrent pour organiser les gardes de leurs enfants. La prise de conscience est là, du côté de l’actionnaire principal de Vivalia. Reste à savoir si elle percolera suffisamment dans l’intercommunale pour éviter la pénurie en cours et mènera à investir autant dans les femmes et les hommes que dans l’outil.

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