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Contrats brasserie

Le gérant face aux géants

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Lucie Castel. CC BY-NC-SA.

Des tenanciers de bar sont pieds et poings liés avec un brasseur ou un grossiste Horeca. Pour le meilleur parfois. Ou le pire. Patrons sous pression.

Malgré 261 brasseries, allant de la micro à l’industrielle, le marché de la production de bière en Belgique est particulièrement concentré. Trois acteurs principaux – AB InBev Belgium, Alken Maes et Duvel Moortgat – détiennent 62 % des parts de marché. AB InBev Belgium écrase le marché belge d’une « domination absolue » jugée « tout à fait unique » au monde, selon le rapport 2017 de l’Observatoire des prix. Et seuls 3,8 % des parts de marché sont redistribuées chaque année entre les entreprises du secteur.

Pour maintenir leur domination sur les gérants d’établissement, les géants de la bière utilisent les contrats dits « de brasserie ». C’est quoi ? Un commerce peut être libre de brasserie. Le gérant commande alors ses produits chez qui il veut. Si par contre il est lié par un contrat à une brasserie ou à un grossiste, le gérant a des obligations d’achats. Mais un brasseur artisanal nous prévient : « Attention. Ce serait une grosse erreur de ne vous intéresser qu’à AB Inbev. Maes, Haacht ou de grands et richissimes groupes de distribution comme HLS, sont pires. Et font également des contrats “de brasserie”. »

HLS ? « On les surnomme les “dents de la bière”. » Le jeu de mots est facile et frappe l’esprit. Le patron du café qui le balance n’a pas affaire à ce grossiste dans le secteur de l’Horeca. Il y a 15 ans, il a pourtant vu débarquer Michel Haelterman himself, patron de « Horeca Logistic Services » (HLS), pour l’inviter à choisir son entreprise comme fournisseur privilégié. « Allez, il est riche à millions et plutôt que de contempler ses pur-sang dans son haras, il vient perdre son temps dans mon café à négocier pour quelques milliers d’euros ? »

Quasi centenaire, le groupe belge Haelterman se présente comme « le plus grand distributeur de boissons indépendant sur le marché belge  ». Il est l’exportateur de la Calsberg depuis 1964 (avec une interruption de 1989 à 1994). Il possède la marque de sodas Tao, distribue quasi tout ce que vous pourrez trouver dans un café, et détient de nombreux actifs immobiliers dans l’Horeca.

Dans leur pratique comme dans celles d’autres brasseurs ou grossistes, le deal du « contrat brasserie » est souvent le même : mise à disposition gratuite de matériel, loyer initial attractif ou même prêt d’argent. La contrepartie est claire : l’exclusivité d’approvisionnement sur divers produits.

Pour le cafetier, une fois cette exclusivité établie, ce sont surtout les tarifs d’achat pratiqués et les quantités imposées qui plombent. À écouter des patrons de cafés, les prix sont non négociables et bien souvent supérieurs à ceux du marché. On peut même lire, dans certains contrats, que le cafetier « marque également son accord sur toute adaptation ultérieure de ceux-ci ». Quant aux quantités, elles semblent davantage relever d’un calcul de rentabilité pour le fournisseur que d’une étude commerciale approfondie. Ainsi, il est déjà trop tard pour cette patronne quand elle réalise qu’elle doit acheter, et donc vendre, plusieurs milliers de bières par mois – sans compter le vin, le café et les softs – dans un établissement fréquenté surtout en fin de semaine. Pire, si elle n’achè­te pas, chaque année, les hectolitres expressément prévus dans le contrat, elle s’expose au paiement d’indemnités. Payer pour n’avoir pas assez vendu. Payer deux fois, en somme. Et ce pour une durée oscillant entre cinq et neuf ans en fonction du bail.

Signer avec le diable

C’est une des pratiques décriées de HLS. Propriétaire d’une centaine d’établissements, ce grossiste cumule les contraintes pour le gérant : obligation contractuelle d’acheter à HLS ses produits ; tarifs rehaussés de 20 à 80 %, selon plusieurs plaignants ; obligation d’écouler un minimum d’hectolitres sous peine d’indemnités forfaitaires. Entre deux établissements, on nous évoque une différence pouvant aller jusqu’à 30 000 euros par an, rien que sur la bière. « Signer avec eux est reconnu dans la profession comme signer avec le diable…  », avance un brasseur artisanal.

Michel Haelterman réfute pareille réputation, venant « sans doute de l’une ou autre exception qui évoque ces arguments afin de ne pas respecter les engagements pris vis-à-vis de notre société  ». Sur la base d’une enquête auprès de 200 de ses clients, HLS défend la qualité de son service : 75 % ont répondu être satisfaits (16,67 %), voire très satisfaits (58,34 %) de leurs prestations. Le patron d’HLS évoque d’ailleurs les contrats HLS comme « un exemple dans le marché des négociants  ». « C’est logique que ces fournisseurs échangent le financement de travaux contre la vente de leurs produits par exemple, explique Momo Chahin, patron du café bruxellois Le Soleil, mais, si ton bar n’est pas assez fort, tu peux mourir de faim.  »

Pour compléter le tableau, un contrat avec HLS que Médor a pu consulter contient des clauses immobilières pour le moins surprenantes. C’est simple, quasiment tout y est à la charge du locataire : les frais d’entretien et de réparation de matériel mis à disposition, « même ceux dus à la vétusté », ou encore les travaux nécessaires à maintenir l’immeuble et le matériel en parfait état de conservation, « même [ceux] mis par la loi à la charge du propriétaire  ». Un poids de plus sur les épaules des tenanciers.

Un code ? Quel code ?

Reconnaissant que certains « petits entrepreneurs sont parfois victimes de certains contrats ou usages  », les pouvoirs publics se sont saisis de la question en 2015. L’objectif affiché était alors de ne « pas laisser passer ainsi l’appel au secours du secteur Horeca » pour Kris Peeters, ministre de l’Économie, et « atteindre, […] maintenir ou […] veiller à la rentabilité de nos précieux établissements Horeca  » pour Willy Borsus, en charge des PME. Les acteurs du secteur se sont réunis et ont finalement signé un « code de conduite pour de bonnes relations entre les brasseurs, les négociants en boissons et le secteur Horeca ».

Bien que ce code de conduite n’ait pas force de loi, l’idée était de faire s’engager publiquement les différentes parties prenantes pour faire évoluer les pratiques. Avec des mesures phares : obligation de formation pour les entrepreneurs Horeca, transmission obligatoire d’informations précontractuelles, interdiction de certaines pratiques, encadrement de l’exclusivité d’approvisionnement, des quotas annuels et des ruptures de contrat, mise en place d’une commission de conciliation.

Mais à y regarder de plus près, certains détails chiffonnent. Si la possibilité pour le cafetier de proposer au minimum deux bières spécia­les concurrentes devient la règle, celle-ci ne s’applique pas lorsque le brasseur est propriétaire de l’établissement. Ou encore : les quotas annuels d’approvisionnement sont désormais « basés sur une approche réaliste  » qui tient compte de l’emplacement, de l’historique, de la situation du marché, de l’expérience de l’entrepreneur, d’un rendement correct pour toutes les parties impliquées. Difficile d’objectiver pareils paramètres… Et, malheureusement, pour les nouveaux établissements, la fixation du quota doit tenir compte « dès le début d’un rendement correct pour l’investissement du brasseur ou du négociant en boissons ». Sans mention d’aucun autre critère.

Last but not least, une évaluation du code est prévue en décembre 2018. Médor a cherché à faire le point. Qu’en est-il des formations obligatoires pour les entrepreneurs que l’Horeca devait mettre en place ? Qui compose la commission de conciliation et combien de dossiers a-t-elle déjà examinés ? Les signataires se renvoient la balle de ce chapelet de belles intentions jamais concrétisées. Beaucoup de mousse, peu de substance, un peu d’amertume.

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