L’IA ou la vie
Quand l’IA double les comédiens
Ressusciter (mal) la voix française de Stallone, piquer le timbre d’Angèle, remplacer la femme qui fait Bart Simpson ? L’intelligence artificielle (IA) promet de faire tout cela. Et met en Belgique un secteur entier sur la sellette : 1 000 emplois et des artistes… qui disent non.
En Belgique, l’industrie des professionnels de la voix, qui doublent les films ou enregistrent les voix off des documentaires, pèse plus de 240 millions d’euros par an. Soit plus d’un quart du secteur audiovisuel, qui se retrouve aujourd’hui dans une tempête nommée IA.
YouTube a été parmi les premiers à lancer l’ouragan, en s’ouvrant au doublage par intelligence artificielle, qui permet de traduire automatiquement les vidéos dans n’importe quelle langue vers l’anglais. Sur Prime Video, en 2025, Amazon a proposé plusieurs films doublés à la sauce IA, comme le long métrage animé La Légende du Cid, pourtant daté de 2003. Et les start-up se multiplient, sur fond de pillage des voix des artistes. Pour 19 euros par mois, Sinozia propose ainsi aux créateurs de contenu de cloner, en temps réel, la voix d’Angèle, de Titeuf ou de Booba.
« Il faut protéger ce qu’on produit », résume Nathalie Stas. Cette comédienne a été pendant vingt-cinq ans la voix des annonces de Proximus et joue aussi celle d’Alex Vause, une des personnages de la série « Orange is the New Black ». L’artiste copréside aujourd’hui BELVA, l’association belge des artistes de la voix. Militante syndicale de longue date dans le milieu du doublage, elle a été récemment « contactée par l’association française lesvoix.fr pour que la Belgique rejoigne l’UVA », soit la fédération internationale qui regroupe les associations d’acteurs de la voix du monde entier, bien décidées à ne pas se laisser mettre sur la touche par l’IA.
Alimentées par l’intelligence artificielle, les technologies de synthèse vocale mettent en péril, rien qu’en Belgique, 250 studios qui tournent à l’aide d’un millier de travailleurs artistiques : des doubleurs, des speakers, des ingénieurs du son, des directeurs artistiques ou des auteurs.
Pour Nathalie Stas, il ne faut pas devenir victime de la révolution technologique, mais plutôt en faire partie : « L’IA est une machine, il faut un code venant d’une machine pour empêcher l’IA de puiser. » En juin 2025, BELVA a donc rencontré realvox.ai, une start-up active dans la détection de voix générées par l’IA, à travers le tatouage numérique. Celui-ci permet d’injecter un copyright dans un document informatique pour alerter lorsqu’un contenu n’est pas une œuvre originale.
Pas de sanctions
Le cadre législatif existe : droits d’auteurs, propriété intellectuelle ou RGPD. Mais il n’est pas assez spécifique. Pour ce qui est du RGPD, une voix clonée par IA n’est pas directement considérée comme une donnée personnelle, ce qui permet donc son exploitation. Et pour Nathalie Stas, le besoin de légiférer est urgent. Elle a donc récemment rencontré Vanessa Matz, ministre fédérale chargée du numérique. « On voudrait que notre gouvernement accélère la mise en place du règlement européen sur l’IA qui oblige les États à mentionner par un logo un contenu créé par IA. » Entrée en vigueur le 1er août 2024, la loi européenne sur l’IA doit être appliquée dans un délai compris entre six à trente-six mois. Gros hic, selon la BELVA : elle ne prévoit aucune sanction dédiée au clonage vocal non autorisé.
Pour remédier à ces vides juridiques, l’association belge propose aux artistes et aux studios d’apposer une clause IA dans les contrats. Deux options s’offrent à eux : l’artiste ne souhaite pas que sa voix soit utilisée de quelque manière que ce soit pour l’IA, ou l’artiste souhaite autoriser une certaine utilisation.
Reste à s’attaquer à la politique des studios et des sociétés de production. En Belgique, les premières « victimes du doublage artificiel, ce sont les publicités et les documentaires », affirme Nathalie Stas. Mais pour elle, l’enjeu n’est pas seulement économique, il est éthique, artistique et presque patrimonial.
Alors, la BELVA profite d’événements remplis de fans de doublage, pour sensibiliser le public. Comme les conventions geek, où l’on croise des voix françaises comme Nathalie Bienaimé (Bart Simpson – eh oui, en doublage on fait souvent faire les voix de petit garçon à des filles), portant des badges #TouchePasMaVF. Ce mouvement est à l’origine d’une pétition, lancée en France par la voix mythique de Son Goku (Brigitte Lecordier – on vous conseille un détour par INA.fr pour la rencontrer), qui rassemble plus de 230 000 signatures.
Chaudes larmes
Le 15 juin, à Luxembourg, pendant la Japan Manga Wave, un « fan », Nicolas Ambroise, monte sur une estrade où trois acteurs jouent devant un écran géant. Ce trentenaire venu d’Aubange, près d’Arlon, rencontre dès que possible les voix de ses persos favoris. Sur les réseaux sociaux, il passe son temps à essayer de convaincre le grand public, de signer la pétition #TouchePasMaVF. Mais, aujourd’hui, il se prépare à doubler une scène de Shrek. C’est compliqué. Il faut incarner. Mettre une voix, mais aussi une âme, un corps. « Avec l’IA, on sent qu’il y a une fausseté dans le jeu », assure Nicolas qui se réfère à la tentative ratée de redonner vie à la voix de feu Alain Dorval, doubleur de Sylvester Stallone, pour la bande-annonce du film Armor.
Debbie Davis, elle aussi, est présente à cette convention. Debbie, c’est la voix française de la chanson L’Histoire de la vie, l’hymne du Roi Lion. Avant les premières notes, elle prévient : « L’IA ne respire pas. On n’a pas de frissons. Les frissons, c’est une réaction du corps humain qui résonne avec quelque chose dans l’air. » Quelques secondes plus tard, Debbie chante. Dans le public, un chœur se forme. Puis des larmes… Carrément. Une chose est sûre, pour les amateurs de doublage, l’IA, c’est pas vraiment l’histoire de la vie.
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Règlement général sur la protection des données.
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