Quand les Coqlis comptent
Chant du coq. Un concours hors du temps.

À Rencheux, tous les dimanches, des passionnés se rassemblent. Le silence est la règle, sauf pour les êtres à plumes qu’ils amènent avec eux.
« Bonjour, je parle bien à Josiane Grandjean ?
– Oui, c’est moi.
– Enchanté. Dimanche, il y a bien concours ?
– Bien sûr.
– Malgré les fêtes ?
– Oui, ’y a concours tous les dimanches de début octobre à début juillet.
– Ah, parce que le site ne semblait plus mis à jour depuis quelques années, je voulais vérifier.
– Le site n’est plus mis à jour, mais il y a concours.
– C’est bien à Vielsalm ?
– Ah non, c’est à Rencheux, Monsieur. »
Personne ne fera dire à Josiane Grandjean que Rencheux, c’est Vielsalm. Le petit village de Rencheux, pourtant, est presque collé au centre de Vielsalm, connue pour son Center Parc et son Plateau des Tailles.
Le dimanche 4 janvier, une pluie neigeuse malmène la route. Devant la Salle des Amis réunis, une poignée d’habitants sortent de leurs coffres des boîtes en bois perforées d’un trou. Il y a Pierre, le président de la « société », qui préfère toujours agir à papoter. Il y a Carmen, la trésorière. Il y a sa fille Claudine et ses petites-filles. Philippe a 69 ans et revient tous les week-ends au village pour le concours. Il ouvre la porte de la salle.
Ils sont là. À 27, en train de s’éclaircir la gorge. « Ça, c’est les miens », indique Philippe avec un sourire banane. Ils s’appellent Jules, Joseph et Louis. Trois beaux coqs qui sortent leur crête par le trou de leur box en bois. Ça coquerique allégrement. Rauquement, aussi, pour les moins bien réveillés. Jules, Joseph et Louis sont nommés d’après le grand-oncle et l’arrière-grand-oncle de Philippe et le nom de famille de sa grand-tante. Tous trois lui ont transmis le virus des concours de chants de coqs. Comme tous les participants, ici, Philippe est membre de la « Société des Coqlis de Rencheux ». Et en bon Coqli, hier soir, il a ouvert son poulailler, à quelques mètres de la salle, et saisi ses trois coqs pour les mettre dans leur boîte. « Si tu fais ça le matin, c’est compliqué, ils courent trop vite, rigole-t-il. Le soir, ils sont plus mous, prêts à dormir. Ils passent la nuit tranquillement et à 10 h on arrive ici. »
Josiane, secrétaire des Coqlis, prend les paris auprès des sept ou huit participants. Le principe est simple. Estimer à la dizaine combien de fois ses propres coqs (chaque participant en amène un ou plusieurs) vont chanter entre 10 h 30 et 11 h pile.
Philippe place sa mise. 40 chants pour Jules. 30 pour Louis. 30 pour Joseph. « Si votre coq chante plus que votre estimation, on dit que vous faites “berwete”. » Philippe est 25e au classement de la saison, avec six maigres points. Comme Pierre, le président. « C’est totalement imprévisible, se marre Claudine. Vous pouvez avoir un coq qui cartonne une semaine et la semaine d’après, il ne vous donne pas un chant. » Ici, on ne juge pas sur la qualité et on ne fait rien aux coqs pour qu’ils chantent plus. Le seul but est que votre gallinacé s’approche de votre estimation. « Les mises sont colossales, dit Josiane, qui note méthodiquement chaque pari sur une fiche. Un euro ! » Elle éclate de rire. Les concours, c’est beaucoup de délassement et un peu d’agitation du lien social dans le village.
26 déçoit, 25 c’est pire
Les coqs sont libérés de leurs cages en bois et « enlogés » dans des boxes protégés par un grillage. En face, des chaises et des pupitres pour que les participants puissent compter les chants. Ils deviennent alors des « marqueurs », car avant, les chants étaient marqués sur la fiche à l’aide d’un poinçon. Interdiction totale de « marquer » son propre coq. Philippe nous assigne les coqs placés dans les boxes 26 et 27. « C’est quoi leur petit nom ? » Ça rigole encore. « Ah mais, y a que Philippe qui donne des noms à ses coqs, nous on n’en donne pas. » À 10 h 30, Josiane ferme la porte de la salle de concours. Elle réclame le silence absolu et rappelle qu’on ne peut pas circuler devant les coqs, pour ne pas les perturber. Elle s’en va.
Démarre une expérience presque surnaturelle en 2025, à l’ère du flux permanent. Pendant 30 minutes, une dizaine de personnes, dont un journaliste et ses deux filles, mettent une barre sur une fiche jaune à chaque fois qu’un coq chante. 27 démarre bien. 26 est plus timide, voire carrément apathique. En plus, il se retourne dans son box, impossible de voir quand il est sur le point de coqueliner. Il apparaît clairement qu’un large mouvement du cou précède le fameux cri, on peut donc anticiper le « marquage » si l’on reste concentré.
Soulagement : le 25 n’a toujours pas chanté. Il est « compté » par Philippe, qui s’occupe de quatre coqs en même temps, tout en supervisant le décompte de 26, le « nôtre », qui est imprévisible, planqué dans le fond de sa cellule. Au moins, 26 ne sera pas dernier.
C’est étrange de sentir le temps qui passe.
Comme promis, à 11 h pile, Josiane rouvre la porte et prend les fiches, entamant alors un décompte minutieux. Philippe n’est pas mécontent. Jules n’a jamais trouvé son rythme, mais Louis a coqueriqué 31 fois sur les 30 pariés et Joseph 35 sur 30.
Philippe va peut-être pouvoir marquer quelques points et s’extirper des profondeurs du classement.
Mais le classement n’a pas vraiment d’importance. Philippe est d’ailleurs l’heureux géniteur d’un des nombreux classements parallèles, le Challenge Jules Foguenne (du nom d’un grand-oncle, ancien sociétaire du club) qui récompense chaque année le dernier.
Des jeunes sans poules
Chaque week-end, les Coqlis tentent de faire vivre leur « Société royale », active depuis 1937. « À l’époque, il n’y avait pas d’iPad et pas d’Instagram, pas de télévision, donc les gens se sont pris d’intérêt pour les concours de chants de coqs », résume Philippe. Ce divertissement pré-écrans n’a pas fait couler beaucoup d’encre. Tout juste, estime-t-on, qu’il serait né au début du XXe siècle et aurait connu un âge d’or dans les années 60. L’histoire se rappellera que, vers 1992, Julos Beaucarne visita une chanterie à Piétrain (Jodoigne), pour un reportage pour France 3 et qu’un coq chanta 400 fois. Du jamais-vu, de mémoire de « marqueurs ».
À Rencheux, les familles se passent le flambeau, raison pour laquelle le nom Colson, par exemple, apparaît tant de fois parmi les vainqueurs du classement final.
Évidemment, il y a beaucoup moins de monde aujourd’hui. Les grandes années sont passées. « Ça n’intéresse pas beaucoup les jeunes, on ne va pas se le cacher, dit Philippe. En plus, il faut s’occuper des coqs, entretenir un poulailler. » Les nouvelles générations n’ont guère d’ambitions avicoles. Mais les Coqlis comptent sur la tradition familiale. Beaucoup sont ici parce que les aînés appartenaient à la société.
Sur les murs de la salle des Amis réunis, des photos en noir et blanc montrent des foules endimanchées scrutant les généreux rois de la basse-cour. À côté, une plaque de métal peinte avec la devise de la Société : C’èst l’Poye qui fêt l’Oû, mins cèst l’Coq qui fêt l’Piou-piou (C’est la poule qui fait l’œuf mais c’est le coq qui fait le poussin). D’accord, mais n’empêche qu’actuellement, c’est trois femmes qui caracolent en tête du classement. Après, il y a Gabriel, 14 ans. Ou plutôt son coq, qui marche fort et a gagné l’année dernière. Mais Gabriel ne vient pas toujours.
Dès la fin des 30 minutes, les participants reprennent leurs coqs dans les loges. On passe aux choses sérieuses. Les décomptes ? Josiane les fait, mais il n’y aura pas de grandes annonces. Les vainqueurs restent discrets. Non, l’important, c’est la traditionnelle partie de quilles. Pierre, le président, déploie une piste de bowling portative, datant des années 60. Josiane, qui, l’air de rien, sait te dégommer une escouade de quilles, et son équipe mettent une déculottée à Philippe, bien handicapé, c’est vrai, par un journaliste novice.
En province de Luxembourg, les Coqlis « sont la dernière société encore active » dans le concours de chants de coqs, affirme Josiane. La province de Liège est plus vigoureuse. Des concours s’organisent encore dans plusieurs villages de Hesbaye, notamment. « Et là, ça mise, lance Josiane entre deux tours de quilles. Ça peut aller jusqu’à 50 euros qu’on m’a dit. » On termine son jus de fruits, on remballe les quilles et on prend une option pour le prochain grand évènement. La fricassée annuelle du 8 mars.
Les enfants peuvent venir déguisés.
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N’hésitez pas à consulter les archives de la Sonuma pour voir notamment un concours à Wanfercée-Baulet en 1964.
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