Parc politique
Gentrification à Tour & Taxis

Le chantier « Park Lane » depuis la friche de Tour & Taxis
Le site de l’ancienne gare ferroviaire de Tour & Taxis a été racheté à très bon prix par un promoteur immobilier. La promesse faite aux riverains : on y mettra du logement social et des équipements collectifs. Finalement, ce sont surtout d’immenses tours de bureaux et d’appartements de luxe qui poussent sous les yeux des habitants du quartier.
Depuis 2020, des tours de béton et de verre sortent de terre sur la friche de Tour & Taxis à Bruxelles. Des bâtiments aux noms évocateurs, « Oakland », « Pacific », « Scarlet », flanqués de pelouses et de bosquets qui ont fleuri sur l’ancien site ferroviaire. Celui-ci est arrimé au canal de Willebroek, lui-même en pleine rénovation. Ce chantier, l’un des plus grands projets de réaménagement urbain en Belgique, refaçonne la zone, laissée en jachère pendant plus de quatre décennies.
La « revitalisation urbaine » des différents quartiers de la capitale s’est souvent opérée dans la douleur, pour ses habitants. Des Marolles aux zones Midi et Nord, les travaux de modernisation ont fortement altéré le tissu social des quartiers. Évolution notable de ces grands projets urbains au XXIe siècle : la notion de « végétalisation » est venue fleurir le lexique des édiles politiques et des investisseurs immobiliers. Avec le changement climatique et la densification de l’habitat, l’aménagement d’espaces verts dans les villes est devenu une nécessité autant qu’un argument marketing. Le parc de la ligne 28 ou L28 est né de cette nouvelle vision. Installé sur la ligne SNCB du même nom, qui relie les gares de Bruxelles-Midi à Schaerbeek, cet espace vert de plus de six hectares, au nord du site de Tour &Taxis trace aujourd’hui une liaison piétonne entre deux quartiers très denses, Belgica (au sud du canal) et Bockstael.
En 2021, Justine Menghini et Hugo Istace, encore étudiants en photo à l’École supérieure d’art (ESA) Le 75, décident d’explorer ce nouvel environnement. Ils habitent à côté du parc, l’une à Laeken et l’autre à Molenbeek. Le L28 est un trait d’union entre leurs deux domiciles. À la sortie d’un nouveau confinement, ce nouvel espace vert est une respiration pour eux comme pour les voisins des quartiers. Les deux photographes sillonnent le parc pour tirer le portrait des habitants. « Petit à petit, une idée s’est dessinée autour des différents groupes qui s’y retrouvent et la façon dont ils s’approprient le parc. C’est aussi l’occasion d’explorer les différents rapports à l’intimité qui peuvent se développer dans un espace public. » Un projet qu’ils vont poursuivre quatre années durant. Au fur et à mesure, leur propos s’affine : « Nous avions remarqué que le paysage évoluait rapidement sur la zone de Tour & Taxis en raison des travaux. Ces observations nous ont amenés à nous intéresser à l’aménagement de l’espace sur cette zone et des enjeux qu’il implique. »
La rénovation des 37 hectares de Tour & Taxis et la construction de nouveaux logements sur le site impactent directement les quartiers environnants. Thyl Van Gyzegem, chercheur à Inter-Environnement Bruxelles (fédération de comités de quartier et d’associations de défense de l’environnement), résume le problème : « Les aménagements urbains devraient d’abord répondre aux besoins du quartier et de la population bruxelloise : logement abordable et logement social, équipements publics, espaces verts. » Or selon le chercheur, le schéma directeur initial, établi en 2009 en concertation avec les habitants, n’a pas été respecté. Notamment le pourcentage de logements sociaux dans les nouvelles constructions, mais aussi le nombre d’infrastructures (crèches, écoles, équipements sportifs) qui n’a pas été maintenu. En 2017, la Ville de Bruxelles a revu ses exigences à la baisse, « au bénéfice du promoteur Nextensa ». La densité des bâtiments sur le terrain a augmenté, tout comme la proportion de bureaux et la hauteur des tours. Pour Thyl Van Gyzegem, le projet de Tour & Taxis s’inscrit dans la lignée des grands chantiers bruxellois. Des projets spéculatifs, marqués par le rachat de terrains à des coûts peu élevés et des constructions qui permettent de maximiser les profits. Les logements construits ciblent la classe moyenne, mais visent aussi à doper l’attractivité de Bruxelles, notamment pour les expatriés.
Le travail de Justine Menghini et Hugo Istace immortalise un moment de bascule de ce quartier populaire, la transformation d’un espace public et des espaces verts, l’annonce de la fin d’une ère.
Ce projet sera exposé chez Contretype aux côtés de ceux des autres lauréats de l’appel à projets Archipel, du 11 avril au 6 juillet. Une table ronde sur la pratique de la photographie documentaire est, elle, organisée par Médor et Contretype le 11 avril à 15h30 à l’école Saint-Luc de Bruxelles.

Justine Menghini et Hugo Istace sont lauréats de l’appel à projets « Archipel », organisé par Contretype en partenariat avec Médor. Leur travail, ainsi que celui des cinq autres lauréat(e)s, sera exposé à Contretype du jeudi 10 avril au dimanche 6 juillet 2025. https://www.contretype.org/