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Réinventer le porno

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Margaux Dinam. CC BY-NC-ND.

Prenez du porno, retirez les conditions de travail pourries et les clichés gênants, ajoutez une bonne dose de queerness. Vous obtenez du post-porn.

« Quand j’étais ado, y avait pas internet chez moi, raconte Nicky. Fallait louer des DVD dans la zone interdite. Tous les mecs qui la franchissaient – parce que c’étaient que des mecs –, t’avais pas envie de leur ressembler ! » « Je suis tombée sur du porn en ligne à l’âge de 7 ans, dit Nour. J’en ai pas consommé à cet âge-là, mais c’est déjà fou d’avoir conscientisé ces images ! » Nicky Lapierre, 33 ans, est artiste visuel et réalisateur. Nour Beetch, 26 ans, est travailleuse du sexe, photographe, réalisatrice et curatrice. En solo ou en couple, ce duo artistique basé à Bruxelles réalise des tas de projets liés à la sexualité et aux identités queers, dont notamment des films post-porn. Pour comprendre ce genre et ses bienfaits, il faut d’abord regarder en face les lacunes du porno mainstream.

Selon Nour, ce n’est pas le porno le problème, mais plutôt le fait qu’on s’en inspire comme d’une réalité. Elle en a regardé beaucoup étant ado, « presque comme un truc éducatif où tu prends note d’un schéma ». Toujours le même d’ailleurs, dit-elle. Fellation – missionnaire – levrette – éjaculation masculine (dans un cadre hétéro). Le souci, c’est qu’on ne nous dit pas qu’il s’agit de fiction conçue uniquement pour que des adultes majeur·es se branlent rapidement.

Les plateformes mainstream posent plusieurs questions éthiques. Malgré le renforcement de leur politique en matière de consentement, PornHub et YouPorn regorgent de vidéos publiées sans que les performeur·euses aient consenti à leur publication, titre ou catégorie. « Tu peux te retrouver sur une grosse plateforme avec comme titre, “Ma mère rentre en douce” », dit Nour. Pas terrible. Certaines de ces catégories de désirs sont par ailleurs racistes, fétichisantes, validistes ou encore incestueuses, et proposent du contenu peu représentatif des communautés concernées.

Sur le plan économique, ces sites génèrent du revenu en fonction du nombre de clics. Dans le cas d’une vidéo volée, l’argent ne revient donc même pas aux personnes qui l’ont créée. Au final, c’est pareil que le streaming illégal de films, et comme le porno n’est pas considéré comme du vrai cinéma, c’est encore moins régulé. « Il faut conscientiser que le porno est un espace payant, et qu’en payant, on assure de meilleures conditions de travail aux performeur·euses », explique Nour. De fait, ce système capitaliste pousse à la surproduction et à la surconsommation, avec des conséquences sur la santé des performeur·euses. Nour rappelle notamment que la plupart des acteur·rices avec un pénis prennent des médicaments pour performer. Une pression contre laquelle luttent tant bien que mal certaines productions éthiques.

Déconstruire, réparer, archiver

Le post-porn est un jeune mouvement issu des communautés queers. « Un espace de néopornographie où on va plus loin que l’excitation et la jouissance, explique Nicky. On est dans une recherche d’intime, de sensualité et de politique, en sortant à la fois des normes de corps et de désirs. » Tant dans sa production que dans sa consommation, le post-porn représente une tentative de réparation des échecs du mainstream et de l’absence d’éducation sexuelle – qui en pousse certain·es à la chercher dans le porno. « Ça vient d’un endroit de colère, dit Nour. On nous a fait penser que le sexe, c’est de la performance, alors que c’est tout l’inverse : c’est la personne en face de soi, les sensations. »

Comme le post-porn laisse la place aux moments d’hésitation, de rire, de gêne et de demande de consentement entre chaque pratique – systématiquement coupés dans le porno mainstream, où tout doit être rapide –, il forme un matériel éducatif plus approprié. Mais cela pose des questions. À quel point peut-on redéfinir l’éducation sexuelle ? À partir de quand peut-on montrer des images et parler de certaines pratiques à des mineur·es ? « Je viens d’avoir 26 ans et j’ai vu plein de films en tant que programmatrice. Si je les avais vus plus tôt, ma vie aurait tellement changé ! », dit Nour : elle regrette d’avoir été enfermée dans de mauvaises représentations et des pratiques dont elle a eu du mal à se défaire, avant de découvrir un porno décolonial, féministe et queer.

Le fait de n’avoir eu accès qu’à du porno hétéronormé, sans représentations queers authentiques, a d’ailleurs eu un impact sur les identités de Nour et de Nicky. « Les questions de transition de corps étaient très loin de moi, et c’est arrivé parce que j’ai eu accès à des images de cul et d’intimité avec des corps trans qui me ressemblaient, confie Nicky. Ça a été salvateur pour moi. » Si on peut s’y identifier, c’est aussi parce que l’approche du post-porn est plus réelle et personnelle. En tout cas, les films de Nicky et de Nour partent surtout de leur intimité, et souvent avec légèreté. Iels ont par exemple exploré la thématique des règles chez les hommes trans, sujet sensible pour Nicky, en mettant en scène un vampire. Ça lui a fait du bien ainsi qu’à toute une communauté.

Une critique souvent émise à l’égard du post-porn, c’est qu’il est trop expérimental pour être réellement excitant. « Voir quelqu’un se branler sur un arbre, ça ne va pas exciter tout le monde », admet Nour. Selon elle, c’est justement parce qu’on a été conditionné·es au regard hétéronormé – et c’est normal d’éprouver du plaisir sous cet angle. L’expérimentation du post-porn permet toutefois de décloisonner nos désirs, pratiques et jouissances.

Outre cette déconstruction, Nour voit les festivals et plateformes post-porn comme une forme d’archivage des communautés queers, peu représentées dans le cinéma classique. « C’est un médium utilisé par les communautés marginalisées ayant peu de moyens, encore moins pour faire du grand cinéma, explique Nour. On n’est pas à Cannes, nous ! » Le genre se caractérise en effet par son côté DIY (do it yourself), dû principalement au manque de moyens. Le dernier film qu’iels ont réalisé, M.C The Fisting Queen, a été financé par le soumis mis en scène, qui a simplement payé pour sa séance. Il est donc, techniquement, le producteur.

Infiltrer le mainstream

Nour et Nicky ont un jour retrouvé une de leurs vidéos sur une plateforme mainstream – exemple probant de vol de contenu. « Au début, on a trouvé ça intense comme visibilité, mais c’est intéressant d’infiltrer ces plateformes à côté des petits festivals niches, dit Nour. C’est une double action. » Ça reste un dilemme éthique tant que les conditions de ces plateformes ne sont pas améliorées, mais le plus important selon Nicky, c’est que « tout le monde puisse en voir, tant qu’on garde notre ligne de base et qu’on ne fait pas des choses à vocation du mainstream ». En tout cas, mainstream ou pas, Nicky et Nour insistent sur le fait que le porno ne doit pas être un espace de culpabilisation. « Regarder des vidéos qui ne correspondent pas à notre éthique, c’est OK, conclut Nour. La société a infiltré nos désirs et c’est déjà assez violent de le conscientiser. »

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