Le paradis du pigeon
La colombophilie bat de l’aile depuis les années 80. Elle renaît aujourd’hui avec l’arrivée de Chinois aux bourses sans fond. Après avoir photographié le volatile le plus cher au monde, Lucas Castel s’est plongé parmi les colombophiles. Il y a capturé un terroir scruté par l’Asie.
Le 15 novembre 2020, le champion belge de vitesse « New Kim » est adjugé à plus de 1,6 million d’euros. Un prix prohibitif pour un pigeon, même de course, qui a marqué un nouveau tournant dans le monde de la colombophilie. La vente a également fait les beaux jours de la maison « Pigeon Paradise » (pipa.be), spécialisée dans les enchères et basée en Flandre orientale. L’acheteur chinois de New Kim, au pseudo bien senti de « Super Duper », avait déjà défrayé la chronique avec l’achat d’Armando en 2019, pour 1 250 000 €. Cette montée en flèche du cours du pigeon s’est amorcée depuis une décennie, avec les ventes des bien nommés « Bolt » (310 000 €) et « Prince Porsche » (400 000 €). Belle revanche pour les colombidés, trop souvent perçus comme les nuisibles du ciel.
La pratique péristéraphile (des pigeons de course) a longtemps suscité les passions dans nos campagnes. Elle connaît son apogée sous les Trente Glorieuses, avec plus de 200 000 amateurs en Belgique. Les années 80 marquent un tournant et ce « sport » tombe en désuétude. Aujourd’hui la fédération ne compte plus que 16 000 inscrits (dont 3 000 en Wallonie) plus tout jeunes. Un chiffre qui devrait baisser à 10 000 d’ici dix ans, selon son porte-parole.
Le retour en grâce de la columba domestica coïncide avec le boom d’Internet et l’intérêt croissant des pays asiatiques pour la colombophilie. L’arrivée de milliers de nouveaux aficionados sur le marché du pigeon de course change la donne. « Il y a toujours eu de l’argent dans ce sport, mais jamais dans ces proportions », explique Adrien Mirabelle, jeune colombophile et courtier chez Pipa.be. « Quand les Chinois sont arrivés sur le marché entre 2005 et 2010, ils ont fait péter les prix. Puis les pays du Golfe ont emboîté le pas », poursuit celui qui vole aux quatre coins du monde pour vendre des « as pigeons » belges. Adrien croise régulièrement des acheteurs asiatiques : « En été, à l’ouverture de saison, les Chinois sillonnent le pays. Mais les ventes publiques sont de moins en moins fréquentes. La plupart se font maintenant en ligne. Pipa est le leader du marché. »
Le site, fondé en 2000 par Nikolaas Gyselbrecht, fut parmi les premiers à proposer des volatiles en ligne. Les enchères sur le web épousent alors la pigeon-mania asiatique et les prix s’emballent rapidement. En 2012, un lot de 245 pigeons est vendu pour 1,89 million d’euros. Dix ans plus tard, un autre lot rapporte la somme de 9,5 millions. Le pigeon devient phœnix. Aujourd’hui, les Chinois assurent 60 % du chiffre d’affaires de Pipa (30 millions en 2020). « On va dépasser le prix de New Kim, ce n’est qu’une question de temps », prédit Adrien Mirabelle.
Didier Tison, le porte-parole de la fédération de colombophilie, tempère : « On parle toujours des pigeons qui se vendent des fortunes, mais ce n’est pas représentatif de notre sport. Il y a des ventes où les pigeons partent à 50 euros. La majorité des colombophiles ne gagnent pas leur vie avec leurs pigeons. Il ne faut pas dire que la colombophilie est un sport de riches. »
One Loft Story
Au tournant du XXIe siècle, un phénomène parallèle a contribué à la renaissance de la colombophilie : les courses « One Loft » (à colombier unique) dont les dotations ont explosé. Le concept est simple : faire concourir un maximum de pigeons vers un point d’arrivée unique, à l’inverse des courses traditionnelles, où chaque oiseau rentrait chez lui. Pour y parvenir, les oiseaux sont envoyés, nourris et entraînés dans un même gigacolombier pendant plusieurs mois. Une manière de mettre tous les oiseaux sur le même pied d’égalité et, au passage, d’avoir un final plus spectaculaire. Ce type de course va rapidement envoûter les investisseurs, qui ne doivent plus s’occuper de leurs pigeons, mais simplement dénicher les champions et les placer dans les meilleures courses : Portugal, Afrique du Sud, Égypte, Thaïlande. Le photographe Lucas Castel s’intéresse de près à ce nouveau phénomène : « Ce sont généralement des personnes fortunées qui participent aux One Loft. Leur plaisir est triple : voir son pigeon dans des paysages exotiques, faire concourir son pigeon avec les meilleurs du monde et éventuellement gagner des prix, qui vont jusqu’à un million d’euros. »
La concurrence pour dénicher le futur champion se fait dès lors plus rude. Et les compétitions belges, moins bien dotées – parce que de moins en moins fréquentées – deviennent des vitrines où les colombophiles du pays tentent de gagner des prix pour faire briller leurs colonies. Un plomb dans l’aile de notre championnat ?
« Même si le nombre de colombophiles va encore diminuer en Belgique, on restera toujours number one, parce qu’on a un système de jeu unique », assure Didier Tison. Le maillage de courses provinciales, interprovinciales, régionales et nationales, huilé par des décennies de pratique, fait encore recette. Didier Tison voudrait d’ailleurs voir graver ce savoir-faire dans le marbre en le faisant reconnaître comme patrimoine mondial par l’Unesco.
Cette passion des colombidés a doté notre pays d’un avantage comparatif majeur : le patrimoine génétique de nos volatiles de course est considéré comme le meilleur du monde. De plus, les champions vendus à des prix délirants sur le marché international restent bien souvent sur le territoire pour faire fructifier les investissements. Dérobés à nos regards, les oiseaux à la grise robe sont reproduits avec d’autres Prince Porsche et mis sur le marché. Nous sommes vraiment les plus habiles.