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Dans le vortex de Vertex

Mucoviscidose : un traitement au prix délirant

Vendu à un prix démentiel par rapport à son coût de production, le Kaftrio, remède miracle contre la mucoviscidose, prend en otage notre sécurité sociale et des milliers de malades. Plongée (jusqu’à l’asphyxie) dans le business des maladies rares et de la philanthropie… spéculative.

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Camille Potte. CC BY-NC-ND

Zéro scrupule ? « Lorsque le laboratoire américain Vertex a sorti le Kalydeco, son premier médicament contre la mucoviscidose, confie un grand pneumologue belge, j’ai reçu la visite d’une lobbyiste mandatée par ce laboratoire. Elle m’a présenté le top 10 des médications orphelines les plus chères en Belgique… et m’a demandé comment je pouvais l’aider pour que le Kalydeco y figure ! D’une voix blanche, je lui ai alors posé cette question : savez-vous comment on meurt de cette maladie ? » Son mutisme n’y changera rien. En un an, cette thérapie se hissera à la huitième place de ce palmarès.

La mucoviscidose est la maladie génétique grave la plus répandue en Occident. C’est la destruction progressive – et presque toujours fatale – des poumons. Et si le taux de mortalité a chuté depuis les années 60 – époque où la moitié des malades de moins de cinq ans trépassaient –, c’est au prix d’une prise en charge très incapacitante. Soit deux heures quotidiennes de soins, le traitement symptomatique le plus lourd au monde pour une maladie chronique. « Le Kalydeco faisait déjà gagner 15 ans aux patients, poursuit le spécialiste. Sous réserve de sa tolérance à long terme, le Kaftrio est encore plus révolutionnaire. Il leur octroie une espérance de vie proche de la normale et réduit de 90 % les indications de greffes pulmonaires à court terme. Des patients qui ont expectoré presque toute leur vie cessent de tousser en quelques jours ! »

Si cette trithérapie n’est pas curative, son efficacité contre les mutations génétiques les plus répandues de la maladie est en effet spectaculaire.

Un miracle hors de prix

Reste que ce miracle a un prix : 135 000 euros par an et par patient. Indécent ? Rappelons d’abord que les firmes pharmaceutiques qui s’engouffrent dans cette niche des maladies rares bénéficient de nombreux incitants destinés à pallier le faible nombre de patients : comme l’extension de la durée des brevets ou la confidentialité des contrats passés avec les gouvernements. Les clauses sont opaques, mais la stratégie de fixation des prix, elle, est bien rodée. À l’instar de Vertex, ces labos négocient d’abord avec les pays qui ne limitent pas les tarifs de lancement, comme la France ou l’Allemagne, et utilisent ensuite ces prix comme arguments pour que les autres États s’alignent. Dans un article de référence publié dans le British Medical Journal, le professeur Jonathan Roos, de l’Université Harvard, conspue donc cette triste réalité : il n’y a pas de corrélation entre l’efficacité d’une médication orpheline et son prix.

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Camille Potte. CC BY-NC-ND

Deux ans après l’autorisation européenne de mise sur le marché du Kaftrio, la Belgique a été l’un des derniers États membres à en autoriser le remboursement (septembre 2022). Prolonger les discussions l’aurait exposé à des plaintes collectives, plaintes d’associations habituellement tournées envers l’État belge, et non vers les sociétés pratiquant les prix excessifs. « Chaque année de retard a entraîné des séquelles irréversibles chez des malades !, déplore Françoise (prénom d’emprunt), la mère d’un patient atteint de mucoviscidose. Durant ce laps de temps, j’ai contacté Vertex à plusieurs reprises pour obtenir du Kaftrio, mais ils m’ont répondu que la balle était dans le camp de notre gouvernement. Le monde à l’envers ! » Quel est le poids du Kaftrio sur notre système de soins ? Avec 1 000 malades belges éligibles, il est de 135 millions d’euros chaque année. Cette pilule cannibaliserait donc à elle seule près de 3 % du budget annuel de l’Institut national d’assurance-maladie invalidité (Inami) pour le remboursement des médicaments.

Cependant, lorsque nos autorités sanitaires signent une clause secrète en matière de médicaments innovants (appelée « convention article 111 »), les labos accordent parfois des ristournes à l’Inami. Est-ce le cas pour le Kaftrio ? Impossible à dire : ces remises sont elles aussi confidentielles. L’assurance-maladie n’a pas été en mesure de nous communiquer des chiffres sur les remboursements de Kaftrio, pourtant pris en charge depuis 2022.

Cependant, vu les tarifs exigés dans les autres pays (entre 140 000 et 330 000 euros), il est fort peu probable que Vertex ait « bradé » son prix chez nous.

Des prix neuf fois trop élevés

Comment justifier ce prix ? Docteur en médecine à l’Imperial College de Londres, Jonathan Guo a décrypté le coût de production des trois modulateurs (ces composés qui contrecarrent le défaut de production de la protéine CFTR caractéristique de la mucoviscidose) du Kaftrio. Selon lui, produire cette trithérapie coûte 5 200 euros par an. Soit 4 % du prix public belge affiché. « Lors d’une présentation devant le gouvernement australien, appuie-t-il, Vertex a elle-même estimé que le coût serait réduit de 90 % après l’arrivée de génériques. Ce qui valide nos estimations. Ces prix sont donc élevés par choix et non par nécessité. » Plusieurs instituts médicaux européens et nord-américains ont également analysé le rapport coût-efficacité du Kaftrio. Leurs conclusions sont sans appel : Vertex devrait baisser son prix de 73 % à 90 %.

« Il a fallu plus de 20 ans et des milliards de dollars en recherche et développement (R&D) pour réaliser ce qui était autrefois considéré comme impossible : développer des médicaments qui traitent la cause sous-jacente de la muco, rétorque Belinda Delys, de Vertex Benelux. Au cours des dix dernières années, nous avons réinvesti plus de 70 % de nos dépenses d’exploitation dans la R&D, ce qui est bien supérieur à la moyenne des plus grands labos pharmaceutiques et biotechnologiques du secteur. »

En épluchant ses bilans financiers, on découvre que Vertex a dépensé 17,8 milliards d’euros en R&D de 2008, début de ses travaux sur ces modulateurs, à 2022. Mais elle a déclaré près de 33 milliards d’euros de revenus depuis le lancement de son premier traitement en 2012.

Philanthropes, mais pas trop

Et cette firme ne doit pas uniquement ce succès à ses propres recherches. Outre les avancées scientifiques des instituts publics, Vertex a aussi bénéficié à l’origine d’une enveloppe de 137 millions d’euros de la Fondation américaine de la mucoviscidose (Cystic Fibrosis Foundation – CFF). Une fondation adepte de… philanthropie spéculative. En échange de cette aide, la CFF s’est en effet octroyé une part des bénéfices sur ces traitements. Un peu comme si le Télévie monnayait nos dons contre des royalties sur chaque dose de chimiothérapie. En 2014, devant le tollé soulevé dans la communauté muco par le coût exorbitant du Kalydeco, la CFF revend ces redevances au fonds d’investissement américain Royalty Pharma pour la modique somme de 3 milliards d’euros, soit plus de vingt fois le capital investi au départ dans Vertex. C’est le plus gros carton financier jamais réalisé par une organisation caritative.

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Camille Potte. CC BY-NC-ND

Mais attendez de voir les retours sur investissement que réalise ce fonds privé. Selon les derniers rapports financiers de ces sociétés, Royalty Pharma avait déjà touché près de 2,5 milliards d’euros de royalties en 2022. En supposant, très prudemment, que les revenus de Vertex restent constants jusqu’à l’expiration du brevet du Kaftrio en 2037, Royalty Pharma peut espérer toucher… des dizaines de milliards d’euros. Une surcharge phar(m)aonique pour les patients et les assurances-maladie. Car Vertex intègre bien entendu ces redevances dans ses coûts de production. En 2022, celles-ci représentaient 742 des 988 millions d’euros de coûts de production déclarés. Si on soustrait ces redevances, Vertex réaliserait donc un bénéfice brut de 97 % sur ces traitements.

Ce qui confirme l’écart abyssal entre le coût réel de ces médicaments et leur prix. Mais le point le plus écœurant du dernier bilan de ce spéculateur se trouve à la ligne « impôts ». Royalty Pharma n’en paie pas. Zéro revenu pour la société, la recherche scientifique ou les soins de santé.

En plus de fragiliser des systèmes de soins déjà exsangues, Vertex laisse également des milliers de patients sur le carreau. Pour s’assurer du prix de vente le plus haut possible, le labo ne commercialise en effet ses traitements que dans les pays les plus riches de la planète. Ainsi, parmi les 35 nations où le Kaftrio est aujourd’hui disponible, une seule – la Bulgarie – ne fait pas partie du classement des pays les plus fortunés réalisé par la Banque mondiale. Combien de malades cela représente-t-il ? Selon les estimations de Jonathan Guo, seul un tiers des 110 000 personnes diagnostiquées de la muco dans le monde y ont accès.

Vers une licence obligatoire ?

Étonnamment, les associations de patients sont très peu critiques à l’égard de cette stratégie commerciale. À l’instar de CF Europe, premier regroupement du continent. Selon sa déclaration officielle sur la question de l’accessibilité du Kaftrio, « ce problème serait principalement dû aux processus de remboursement dans chaque pays ». La faute, donc, aux gouvernements qui rechignent à payer le prix fort ? D’après betransparent.be, qui répertorie les montants octroyés par Big Pharma au secteur de la santé, Vertex verse environ 35 000 euros chaque année à la CF Europe. « Nombre de nos membres y voient un conflit d’intérêts », déplore Gayle Pledger, de Vertex Save Us, un groupe de patients qui milite pour un meilleur accès à ce traitement. De quoi en effet expliquer cette complaisance ? L’association n’a pas répondu à nos demandes d’éclaircissement.

Aux grands maux les grands remèdes ? Comme le PTB – ce parti a déposé une proposition de résolution pour demander à la Cour des comptes de se pencher sur le prix du Kaftrio –, de nombreux experts de la santé appellent à dégainer la licence obligatoire. Concrètement ? Prévues par le droit international, européen et national en raison d’une situation sanitaire urgente, ces licences contraignantes permettent d’autoriser la fabrication de génériques par un tiers, le titulaire du brevet recevant une rémunération raisonnable à titre de compensation. Au prix de longues procédures judiciaires, cet outil a d’ailleurs déjà été utilisé à plusieurs reprises, notamment pour élargir l’accès aux antirétroviraux contre le VIH. Ainsi, à l’aube des années 2000, ces trithérapies coûtaient plus de 9 000 euros par an. Avec l’instauration de licences obligatoires, ce prix a chuté à moins de 70 euros.

Que pense notre Centre fédéral d’expertise des soins de Santé (KCE) de cette kryptonite législative ? Sans rejeter l’utilité d’un tel mécanisme, le KCE pointe de nombreux obstacles. « Le système des brevets coexiste avec d’autres mécanismes de protection qui peuvent interférer avec les licences obligatoires et les rendre inopérantes. Ainsi, les règles d’exclusivité des données interdisent à une autre entreprise – par exemple un fabricant de génériques – d’utiliser pendant huit ans les données pharmaceutiques démontrant l’efficacité et la sécurité du médicament de référence. Or ces données, issues d’essais cliniques longs et onéreux, sont indispensables pour obtenir l’autorisation de mise sur le marché. Le fabricant de génériques devra donc mener ses propres essais cliniques et ce sera très coûteux. »

Un argument qui ne convainc pas le docteur Guo. « Des génériques ont été synthétisés avec succès en Argentine (ce pays en faillite économique a fait voler en éclats les brevets pharmaceutiques – NDLR) peu de temps après la sortie du médicament de Vertex. » Et d’ajouter que la simple menace d’une licence obligatoire permet parfois de faire baisser le prix. Ce mécanisme a d’ailleurs été brandi avec succès par le gouvernement britannique lors de ses négociations avec Vertex sur le prix du médicament Orkambi. Ces années de bras de fer n’ont cependant pas été sans conséquence. Cet enlisement des négociations, a révélé The Guardian, a entraîné la destruction de 8 000 boîtes périmées. Soit six ans de traitement pour 100 patients.

Opacité à la belge

Qu’est-ce qu’on attend pour réformer ? Au lieu de confier ces discussions à chaque État membre, l’Union européenne ne pourrait-elle pas négocier d’une seule voix de (bien) meilleurs prix ? Après plusieurs reports très critiqués, la Commission européenne a présenté son projet de révision de sa législation pharmaceutique. Un chantier titanesque et à nouveau renvoyé aux calendes de la prochaine législature. En Belgique, l’Inami et le ministre fédéral de la Santé Frank Vandenbroucke annoncent aussi une modernisation du remboursement des médicaments et un assouplissement du dispositif des clauses secrètes. Mais toujours aucune transparence au programme en ce qui concerne les montants et le pourcentage des ristournes négociées… La création de la filiale Vertex Belgique en 2022 permet-elle au moins de taxer la firme sur notre sol afin, notamment, de refinancer nos soins de santé ? Selon ses comptes, cette coquille vide a déclaré chez nous cette année-là des revenus annuels de 19 000 euros, et même des pertes de 600 euros. Écœurant.

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