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Raconter, détour de magie

Laurent Piron et Hugo Van De Plas

Medor33-17

Nous, les journalistes, on raconte le réel et on nous déteste. Eux, ils mentent effrontément et on les adore. C’est avec un brin de jalousie que Médor a rencontré Laurent Piron (magicien) et Hugo Van De Plas (metteur de magie en scène).

Ces Liégeois ont vécu l’apothéose du métier en devenant champions du monde de magie en 2022 avec leur spectacle Paper Ball. L’histoire d’une petite feuille de papier, qui se fout en boule et prend vie. Ce tour aux allures artisanales, loin de la surenchère illusionniste, a même bluffé David Copperfield. De quoi évacuer les frustrations liées à la non-reconnaissance de leur art, longtemps classé par le secteur artistique dans la même catégorie que les groupes… de play-back. Laurent Piron, rejoint dans l’aventure par Hugo Van De Plas, défend la magie nouvelle. Et ils sont tellement forts que Laurent a disparu après une heure d’entretien ! Heureusement, il a réapparu par visio.

Médor

Laurent, vous avez débuté en rue. En quoi ça a été fondateur ?

Laurent

La rue ? Ça apprend tout. C’est ultraformateur. Quand on est dans un théâtre et que les gens payent leur place, si après dix minutes ça les emmerde, ils ne partent pas. En rue, si après dix minutes ça les emmerde…

Médor

Ils se cassent !

Laurent

En rue, on s’en fout de ce que tu vas faire. Ce qui est important, c’est qui tu es. Et ce côté imprévu où l’on interagit avec tout ce qui se passe, ça donne une énergie inimitable.

Médor

Votre premier spectacle s’appelle 13 rue du Hasard. Mais quand on voit votre parcours, Laurent, on se dit que c’est plus de l’obsession que du hasard. Vous vous inscrivez dans un club (le club des 52 à Liège), faites toutes les conventions, allez dès 2009 jusqu’en Chine au congrès de la Fédération interna­tionale des sociétés magiques (FISM). Avouez : vous vouliez être champion du monde.

Laurent

Absolument pas. Oui j’ai un esprit compétitif, mais la compétition et l’art, ça ne va pas forcément ensemble. Parce que c’est difficile de comparer un numéro d’une feuille de papier qui prend vie et un numéro de colombe.

Médor

Il faut jouer des coudes pour réussir dans ce monde ?

Hugo

Dans la magie professionnelle, il y a deux grands secteurs : d’un côté les spectacles qu’on vend dans les scènes culturelles, et de l’autre le numéro comme Paper Ball vendu dans des galas, avec lequel on tourne à l’international. Et, faut le dire, à partir du moment où on a le prix du champion du monde, tout le monde veut le champion du monde.

Laurent

Mais dans le marché de la magie, 95 % des personnes sont des amateurs. Et sur 100 magiciens amateurs, à mon avis, il y en a 99 qui vont dans un magasin de magie, qui disent « je veux ce tour-là, ce tour-là », ils les mettent l’un à la suite de l’autre, du moins bon au meilleur.

Moi aussi j’ai fait ça, au début. Mais j’ai toujours essayé d’amener une histoire et une touche théâtrale.

Médor

C’est comme ça que vous avez bifurqué vers la magie nouvelle ?

Laurent

13, rue du Hasard, on l’a joué pendant 12 ans plus de 400 fois (les ultimes représentations se sont déroulées juste avant cette interview, NDLR). On a fait deux Festivals d’Avignon en off, et remporté un prix du public. On était déjà dans cette dynamique de magie théâtralisée, mais j’étais toujours un magicien qui montrait des tours en racontant une histoire. Et puis on tombe sur un spectacle qui s’appelle Oktobre de Yann Frisch (mêlant acrobaties, danse, cirque et magie, NDLR). La claque monumentale. Le spectacle m’a bouleversé et je me suis dit :…

Medor

La magie est là.

Laurent

Voilà. Ce gars est un génie. On se renseigne, ça s’appelle la magie nouvelle, c’est un nouveau langage. Et on se rend compte qu’il y a une formation en France, donnée par Raphaël Navarro, qui a théorisé la magie nouvelle. Sa définition est : « La magie nouvelle est un art dont le langage est le détournement de la réalité dans le réel. » La magie devient un langage artistique. Je ne suis plus un magicien qui va faire des tours juste pour faire marrer un public. Non, nous devenons des artistes qui créons un spectacle où la magie va raconter quelque chose, avec un vrai pouvoir dramaturgique.

Médor

Cela modifie le rapport au public ?

Laurent

Avec un magicien classique, il y a un côté gardien de secrets, « moi, je sais, vous ne savez pas », quelque chose qui n’est pas forcément sain, alors qu’en magie nouvelle, on est dans la création d’images, je me replace au même rang que le spectateur, c’est-à-dire j’accuse le coup et je vis la magie avec lui. Le pacte implicite avec le public, c’est : « Acceptez d’abandonner un peu de votre incrédulité et de vous laisser emmener ailleurs ».

Médor

Votre dernière création, TIM, est coproduite par Mars-Mons arts de la scène. Cela reste encore difficile de s’imposer sur la scène culturelle ?

Laurent

Il y a eu du mépris pour la magie. Jusqu’à il y a quelques années, le vade-mecum d’« Arts et Vie » (qui vise à favoriser la programmation de spectacles vivants dans des lieux culturels en Fédération Wallonie-Bruxelles, NDLR) précisait noir sur blanc que les humoristes, les one-man-show, les spectacles de magie, les spectacles de play-back et de cover étaient refusés. Ça a changé depuis.

Hugo

Dans la magie nouvelle, on tente de faire de l’art populaire. Notre écriture est plutôt une écriture adulte, mais avec un support visuel qui correspond à des enfants à partir de 6 ans. Cette approche manque un peu à la culture. Un type a demandé à une de mes amies : « Dis, je vais au théâtre de Liège vendredi, je dois m’habiller comment ? » Si tu as un théâtre au milieu de Liège, qui est une ville assez populaire, et que les gens se posent la question de comment ils doivent s’habiller pour venir, t’as raté l’accès au théâtre !

Médor

Raconter et rassembler, c’est le challenge. Mais vous racontez quoi avec le spectacle Paper Ball, qui a été « champion du monde » ?

Laurent

Paper Ball, c’est ce gars qui n’arrive pas à trouver la bonne idée. II en a marre de chercher, il jette sa petite feuille de papier à la poubelle. Puis soudain, elle prend vie. Cette feuille de papier, une de ses premières idées, revient en disant : « Prends le temps de me regarder. Peut-être, regarde-moi dans un autre sens. »

Médor

Ça va vous faire bizarre, mais, nous, on relie la magie à la religion. Depuis toujours, l’homme a besoin de miracles pour dépasser sa finitude. Il a besoin de donner du sens à sa vie, collectivement, pour survivre. C’est pas ça que fait la magie ?

Laurent

On pourrait en parler pendant des heures ! À l’échelle du monde, la magie « spectacle », c’est une toute petite partie de la magie. Elle y est bien plus représentée par des rites religieux, le vaudou ou encore les guérisseurs philippins. C’est aussi quelque chose qu’on apprend en formation. Une intervenante en magie nouvelle, Valentine Losseau, est anthropologue. Elle a passé sa vie à aller dans les tribus mayas, hindoues et à observer leur rapport à la magie.

Hugo

Et elle dit qu’eux, ils vivent la magie. Au Bénin, par exemple, des personnes n’appréciaient pas le côté illusionniste de nos spectacles. « Pourquoi tu fais semblant d’avoir des pouvoirs ? », disaient-ils. Ça ne faisait pas sens pour certains d’entre eux, vu que la magie existe.

Ailleurs, en Amérique latine, se transformer peut être assez normal. Des personnes expliquaient à Valentine Losseau qu’elles avaient été se promener dans la forêt : « Pendant quatre heures, je me suis transformé en chèvre. » Ça nous paraît complètement fou, mais, pour ces populations, c’est culturellement acquis. Et du coup, les transformations, ça ne les étonne pas. Par contre, une lévitation, là, elles vont devenir dingues.

(Et bam, Laurent doit partir chercher sa fille…)

Médor

Et en Europe, on accepte encore d’être crédules quand on regarde la magie ?

Hugo

Oui. C’est ce qu’on appelle « l’abandon consenti de l’incrédulité ». C’est exactement ce qui se passe avec un marionnettiste. On voit le mec en noir derrière et, après quelques minutes, on l’oublie. C’est ce qu’on cherche dans notre travail, que les gens entrent dans un univers. Après, il faut aussi briser la présomption de méthode.

Médor

C’est quoi la présomption de méthode ?

Hugo

C’est la recherche du truc. On a joué devant 2 500 magiciens (dont David Copperfield, hein, NDLR). Très rapidement, on les met sur une piste. Puis on les oriente vers une autre manipulation, puis vers un truc impossible. Et après, trois, quatre impossibilités pour eux, ils arrêtent de chercher parce que soit ils s’imaginent qu’on est huit en coulisses (ce qui n’est pas le cas, NDLR) et que c’est juste une production incroyable, soit ils admettent qu’ils sont bluffés et ils entrent dans l’histoire.

Médor

Cette fascination pour les tours de magie, c’est tout ce qu’il nous reste d’irrationnel dans notre société hypermatérialiste ? (Et nous aussi on sait faire apparaître des gens puisque Laurent revient en visio quelques jours plus tard.)

Laurent

C’est possible. On vit dans une société qui a besoin de rêver. C’est drôle, parce qu’un jour, Valentine Losseau, toujours, disait : « Il faut savoir que, dans tous les grands magazines, il y a une place consacrée à la magie. » « – De quoi tu me parles ? », je lui dis. « – Pour toi, un horoscope, c’est quoi ? » L’astrologie, c’est une forme de magie. C’est aussi une croyance qui fait que les gens pensent que, le jour où ils sont nés, la position des astres a influencé leur vie. La plupart des journaux ont une page horoscope ! On essaie de se raccrocher à ce qu’on peut pour embellir nos vies.

Médor

La magie a aussi quelque chose à voir avec l’enfance, une forme de naïveté qu’on a peut-être perdue.

Laurent

Oui, cette tendance magique, tous les enfants l’ont. Et c’est une chose qu’on perd en grandissant parce qu’on apprend, on étudie, on rationalise. L’enfant, lui, croit en la magie. Le magicien qui met une balle dans sa main et va dire « elle a disparu ! », l’enfant lui dira « bah oui, normal, tu es magicien ». D’où l’intérêt d’avoir un vrai conte magique pour les enfants. Pour eux, c’est encore plus important d’intégrer la magie à une histoire, pour lui donner du sens. Ma fille vient souvent me trouver en me disant : « Papa, j’ai ça qui est cassé, tu peux le réparer ? » « – Non, ma chérie, je suis désolé. » « – Mais si, fais ta magie. »

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Nina Cosco. CC BY-NC-SA
Médor

Elle croit en votre « pouvoir »…

Laurent

Ce côté « pouvoir », c’est quelque chose de très important à clarifier. D’ailleurs, dans le club de magie dans lequel j’ai débuté (Le Cercle magique liégeois « Les 52 », NDLR), on doit signer une charte à l’entrée et, l’un des points très importants, c’est de ne jamais prétendre qu’on a des pouvoirs. Ça m’est arrivé plusieurs fois d’avoir des coups de téléphone de gens qui me demandent de les aider à réussir leur examen le lendemain.

Médor

Et vous avez déjà rencontré de la « vraie » magie ? Des mentalistes ou hypnotiseurs qui n’ont pas de truc ?

Laurent

De mon expérience, non. Je n’ai jamais été face à de la vraie magie. J’adorerais. (Et là, Laurent donne des exemples de magiciens qui ont fabulé, mais on n’a pas la place, désolés, c’est passé au trou ! Si ça vous branche, cherchez sur internet ce fumiste d’Uri Geller ou ce démasqueur de trucs paranormaux James Randi et son challenge à un million de dollars.)

Médor

OK, les « vrais » magiciens n’existent pas… En revanche, les technologiques, les intelligences artificielles (IA), elles vous menacent, non ?

Hugo

En Espagne, où ils sont de grands fervents de l’électronique, un magicien a déjà dit à Laurent à propos de Paper Ball : « Si tu veux, moi, je te monte le spectacle en électronique. » Mais, pour nous, le seul moyen que la feuille soit vivante, c’est qu’elle soit manipulée par quelqu’un de vivant. Ça nous permet aussi de vraiment jouer. On n’utilise aucune électronique en showstopper.

Médor

En show quoi ?

Hugo

Si le show dépend d’une action, celle-ci ne sera jamais électronique. On ne fait pas confiance à l’électronique. Dans TIM (leur nouveau spectacle, NDLR), il y a quelques éléments électroniques, mais qui sont de l’ordre de la décoration. S’ils ne fonctionnent pas, cela ne gâchera pas le spectacle. C’est le petit bonus à la fin.

Laurent

Les magiciens, historiquement, sont des inventeurs aussi. Alors, aujourd’hui, ils vont utiliser les nouveaux outils pour produire encore de meilleurs spectacles. Si on arrive à créer une image magique qui va créer de l’émotion, qui va donner le sourire aux gens, de l’étoile dans les yeux des enfants, que ce soit un drone, un fil, un aimant, un ventilo, au final, on s’en cale.

La technologie, l’intelligence artificielle vont être un outil. Les gens associent beaucoup la magie à la dextérité des doigts et la manipulation. Ce qui n’est pas vraiment notre cas, la Compagnie Alogique est plus de la machinerie et de la technique. Mais je pense qu’aucune machine n’arrivera à avoir le doigté et le toucher des plus grands manipulateurs au monde (au masculin parce que le monde de la magie est un univers empli de mecs, NDLR).

Médor

Créer de l’émotion, redonner le sourire. Avec un discours politique, derrière ?

Hugo

Sur scène, on n’est pas politique. On prend des sujets de société, comme la paternité dans TIM, parce que ça nous traverse. Le spectacle propose plusieurs grilles de lecture. Vous pouvez aller voir de la magie ou vous pouvez vous poser des questions sur ce que le spectacle a raconté. C’est simplement ça. J’aime bien cette idée. Les gens qui vous disent : « C’est dingue comme il s’est envolé sur le côté. » Et puis d’autres : « Oui, à un moment, ça m’a oppressé. »

Pour moi, réattirer les gens dans un espace de spectacle vivant, c’est le premier enjeu. Ça, c’est politique.

Médor

La magie, c’est un art populaire. Et aussi, finalement, un art assez positif, qui donne de la joie.

Hugo

Dans TIM, on aborde des peurs, il y a même parfois un peu de violence. Mais la conclusion, c’est qu’on travaille sur la recherche d’équilibre, sur l’allégement. Nous sommes quand même des gens positifs, peut-être naïfs. Faut être naïf pour faire de la magie.

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