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La voix ferrée

Medor33-18

Vous ne la connaissez pas, mais vous l’entendez tout le temps. Dans les gares de Belgique francophone, elle vous accompagne, vous guide, vous annonce même parfois des retards. Béatrice Marlier est la voix de la SNCB.

Bruxelles, aux environs de la gare du Midi. Dans une salle à l’adresse gardée top secret sont aménagés une dizaine de postes de travail composés chacun de huit écrans. C’est ici que les « agents infos trafic » gèrent les messages diffusés en direct dans toutes les gares bruxelloises. Au fond, derrière ses multiples ordinateurs, Frieda Cluytens pilote les annonces des gares Centrale et Nord. « Je suis arrivée en 2012, avant on ‘speakait’ nous-mêmes. Depuis plus de dix ans maintenant, on travaille avec Emma. » Emma pour Electronic Management of Messages and Announcement, le système qui compose les communications à partir d’éléments préenregistrés. « Par exemple, là, un train est annulé, je sélectionne la cause, je propose des alternatives, et hop. Alors… Qu’est-ce qu’elle va chanter ? » Frieda Cluytens allume le baffle dont sort LA voix. « Voie 4 en raison de défaillances techniques, le train IC à destination de Mons et Quiévrain de 10 h 18 ne circule pas aujourd’hui. Le prochain train vers Halle et Braine-le-Comte est le train IC à destination de La Louvière-Sud… » Et comment Frieda imagine-t-elle celle qui se cache derrière ce timbre clair ? « Je ne sais pas pourquoi, je la vois blonde, entre 50 et 60 ans comme ça. En tout cas, elle me rassure, je l’aime bien. »

La force de la banalité

Schaerbeek. Nous retrouvons Béatrice Marlier, 55 ans, cheveux blonds au vent (dans le mille, Frieda !), sur une terrasse de café. Aujourd’hui, elle enchaîne les studios. Voix de la SNCB, ses cordes vocales servent également tout un tas de marques, de répondeurs, la RTBF, mais aussi la STIB. « Un bus vient de passer et, quand les portes se sont ouvertes à l’arrêt, je me suis reconnue. C’est chouet­te de savoir que, sans m’en rendre compte, j’accompagne les gens », introduit-elle sans accent. Entrée dans le milieu des voix il y a trente ans pour dépanner, elle est devenue au fil des années l’une des pointures du métier. Ses atouts ? Une bonne oreille, une très grande flexibilité et une certaine banalité. « Banale, ce n’est pas négatif, mais très positif ! J’ai une voix caméléon, qui passe partout. » Pourquoi certaines voix, telles que celle de Béatrice, sont-elles plus valorisées que d’autres ? « Quand on se trouve pile au milieu de la courbe de Gauss, ça marche, dès qu’on sort de la norme, ça ne fait pas l’unanimité », observe Sébastien Nahon, sociologue et directeur opérationnel de la plateforme d’innovation en production et appropriation digitales de l’UCL.

Le juste tempo

Il y a plus de dix ans, la SNCB a décidé de la refonte complète de son système d’annonces en gares dans l’objectif d’harmoniser l’information aux voyageurs et de faciliter ses processus. « Le défi était de trouver à la fois une voix dynamique sans être stressante, et calme sans être soporifique », avance Marianne Hiernaux, porte-parole de la SCNB. Sans volonté initiale de faire résonner une voix féminine, le choix de l’entreprise s’est porté sur Béatrice Marlier et Karen De Visscher côté néerlandophone. « Selon les stéréotypes de genre, les voix de femmes connotent sécurité et confort, tandis que celles des hommes renvoient à l’action, commente Sébastien Nahon. Dans les transports à Bruxelles, Paris ou Montréal, on peut entendre à chaque fois le même type de voix féminine. C’est vrai que cette uniformisation facilite les communications, mais ça interroge aussi la diversité culturelle, la rencontre, la surprise… »

De leur côté, les deux voix de la SNCB ont passé de longues heures en studio. « Nous avons enregistré toutes les possibilités de causes de retard (accidents, bétail sur les voies, trafic, interventions techniques…), tous les noms de gares, et ce, de façon montante, neutre et descendante en fonction du train qui arrive en gare, la traverse ou la quitte, mais aussi toutes les heures, tout un tas de conseils de prévention… », explique Béatrice Marlier. Les phrases ont ensuite été coupées en blocs distincts rangés dans une maxi-base de données dans laquelle Emma – le robot – pioche pour créer des messages à la manière d’un puzzle. Au fil des années, de nouveaux éléments ont dû être ajoutés. Les attentats, la pandémie, les changements climatiques ; autant d’événements pour lesquelles la pro est retournée dare-dare au studio.

Derrière la voix, une turbine

Retour près de la gare du Midi, où s’affairent les agents infos trafic. Ici comme dans les quatre autres centres du pays, on « joue » avec la voix de Béatrice 24 h/24 afin d’assurer les messages des 3 800 trains quotidiens. Il est 9 h 58, l’équipe travaille depuis 6 heures du matin. Si la plupart des communications sont diffusées par Emma, les « speakers » ont encore leur mot à dire. Depuis le micro accroché à leur bureau, ils font résonner dans les haut-parleurs une myriade d’accents… « On intervient par exemple pour annoncer les groupes scolaires, des bus de remplacement. On parle en live ou en play-back en préenregistrant le message », explique Frieda Cluytens.

Ici, en plus de jongler entre les centaines de raisons de retards et diffusions en tout genre, il faut prêter attention à la langue. Si les équipes sont bilingues, la Belgique n’en demeure pas moins un éternel schmilblick linguistique. « Dans la gare du Nord, les messages passent d’abord en néerlandais et puis en français. À Bruxelles-Midi, c’est le contraire et, à la gare Centrale, la langue prioritaire varie un an sur deux. Et attention à ne pas diffuser une information en français dans une gare en Flandre, on a déjà fait l’erreur dans une situation un peu urgente et nous avons reçu des plaintes », continue l’agente.

Un métier à l’obsolescence programmée ?

Concernant Béatrice Marlier, si tout semble rouler (hum) pour elle, la star de la voix a un ennemi déclaré : l’intelligence artificielle. Les outils numériques peuvent désormais générer un tombereau de possibilités de voix. En Belgique, pour se protéger, Béatrice et d’autres sont en train de créer l’association Belgian Voice Artists. « Nous voulons que toutes les informations de traçabilité soient fournies pour chaque voix générée par l’intelligence artificielle (IA). Un peu comme pour la viande, si on achète du steak haché, on doit savoir ce qui le compose. » Est-ce que demain les voix de l’IA résonneront dans nos gares ? « Une reproduction numérique de la voix humaine renforcerait encore le processus de standardisation, avance Sébastien Nahon. C’est déjà le cas ailleurs. Tu parles d’une invitation au voyage ! À force d’un monde sonore trop lisse, trop parfait, ne va-t-on pas finir par voguer dans la vallée de l’Étrange ? »

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