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L’ombre d’un tueur

Le dépeceur de Mons

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C’est l’un des plus grands cold cases de notre époque. Cinq femmes tuées et dépecées à Mons, entre 1996 et 1997. Tout le monde avait les yeux braqués sur l’affaire Dutroux. Pas sur cette histoire de femmes à la dérive. À ce jour, l’auteur des crimes n’a pas été retrouvé. Et l’affaire est quasi tombée dans l’oubli.

Je pousse mon caddie en ressassant mes idées noires. Hier, ma copine m’a quitté. Encore une qui pense que je ne suis pas assez bien pour elle.

Un haut-parleur interrompt mes rêveries. « On demande un renfort-caisse, caisse une ! » Il manque un prix sur une conserve. La cliente devant moi n’a plus assez de monnaie. Elle laisse la boîte de raviolis et s’en va. Je paie mon pack de Jupiler et mes clopes. Et je la suis de loin sur le parking du GB de Jemappes.

Elle a la quarantaine, des cheveux bruns mi-longs. Je crois que je la connais. Je l’ai vue vendre de la lingerie sexy dans un bar, près de la gare de Mons. Elle marche vers l’arrêt de bus, son sac de courses à bout de bras. Je l’accoste, lui propose ma voiture. Nous sommes le 4 janvier 1996 et une fine pluie mouille nos visages éclairés par des réverbères. Elle aussi me reconnaît.

Elle s’est débattue, mais j’étais plus fort. Je l’ai vue rendre son dernier souffle. J’en avais tant rêvé. Cette femme a payé pour les autres et surtout pour ma mère. Je la regarde étendue sur le ventre. Que faire de ce corps ?

J’ai une scie dans le garage. Je traîne la femme sur un tapis. Ça absorbera le sang. Sans pression artérielle, il coule peu. Par où commencer ? J’attaque l’abdomen. Mes mains semblent agir seules, toute la nuit durant. Il me reste des sacs poubelle dans un tiroir. J’y insère les morceaux. La tête, les bras, les pieds. Je m’en débarrasserai demain.

Trois semaines plus tard, le 21 janvier, les journaux annoncent qu’un bassin a été retrouvé sur les berges de l’Escaut dans le nord de la France. La police n’a pas fait le lien avec Carmelina (Russo, 42 ans). Je m’en doutais. Elle était comme toutes ces filles paumées que je croise du côté de la gare, quand je vais boire mon verre à l’hôtel Métropole.
J’y vais souvent après le boulot, pour décompresser.

On y croise un peu de tout : des routiers, des motards, les intellos du club de bridge, des voyants, des médecins, des artistes et même des flics. Des gens viennent de France en taxi pour acheter des cigarettes. Cent francs belges le paquet de Marlboro. Monique, la patronne, sait y faire avec les clients, à toute heure du jour et de la nuit. Elle se fait respecter. L’autre soir, un jeune a débarqué avec un gros transistor sur l’épaule. Elle lui a jeté un regard et il a coupé le son.

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"Les forces de l’ordre ont étendu le rayon de leurs recherches, ce dimanche, aux égouts de la ville de Cuesmes." Daniel William. La Dernière Heure, 24.03 1997
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Fête nationale

C’est là aussi que j’ai rencontré Martine (Bohn, 43 ans). Encore une fille abîmée par la vie, un peu excentrique. Elle boit beaucoup. Des hommes l’accompagnent. Moi aussi parfois. Elle me raconte qu’elle est Française, qu’elle est venue en Belgique pour travailler dans les bars à hôtesses. Monique, du Métropole, doit parfois la recadrer car elle importune les clients de son hôtel.

Elle ne s’est pas méfiée, ce 21 juillet 1996, lorsque je l’ai invitée au restaurant. Elle s’était faite toute belle : talons hauts et robe rouge cintrée, avec un décolleté. La veille, elle était allée chez le coiffeur. C’était la fête nationale, je lui ai promis un feu d’artifice après le repas.

J’ai vu des étincelles dans ses yeux, jusqu’à ce qu’elle comprenne pourquoi je l’avais emmenée chez moi. J’ai aimé la posséder, la maîtriser, mutiler sa poitrine. La tuer. Ensuite j’ai ressorti ma scie. J’ai étendu son corps blanc sur une bâche en plastique.

Je m’y suis mieux pris que la première fois. Les coupes étaient plus nettes. Je suis parti dans la nuit déposer les sacs en des lieux improbables. L’un d’eux sera découvert cinq jours plus tard. Il a dérivé le long de la Haine. Il est resté coincé dans la rivière, non loin du chemin de l’Inquiétude. Des journalistes voient en ces noms intrigants un probable signe laissé par l’auteur du crime. J’y avais pas pensé, mais c’est vrai que c’est pas mal.

Depuis quelques mois, à la radio et à la télé, c’est surtout de cela qu’on parle : la disparition de deux fillettes de 8 ans à Liège. « Julie et Mélissa » sonne comme un refrain. J’ai encore croisé leurs portraits hier, accrochés à un pont au-dessus de l’autoroute. De mes victimes, on n’entend quasi pas parler. J’apprends dans une gazette locale que Carmelina avait trois enfants. L’un d’eux était en prison. Elle l’a vu au parloir juste avant sa disparition.

Julie et Mélissa ont été retrouvées le 17 août, enterrées dans un jardin situé à Sars-la-Buissière près de Charleroi, chez un certain Marc Dutroux. Il a été arrêté quatre jours plus tôt, à la suite de l’enlèvement d’une gamine à Bertrix. Quelqu’un avait noté la plaque de la camionnette blanche dans laquelle elle était montée. La fille de Bertrix et une autre ont été retrouvées vivantes. Julie et Mélissa, ainsi que deux adolescentes, étaient dans la fosse creusée dans le jardin. Toutes ont été violées.

Sortir du trou

Les parents de ces enfants se mobilisent et les conférences de presse s’enchaînent. Les médias sont en boucle sur cette « affaire Dutroux ». On annonce une enquête parlementaire pour faire le point sur les dysfonctionnements dans la police et dans la justice. On parle même d’une réforme car l’enquête aurait capoté à cause d’un manque de collaboration : la gendarmerie, la police locale et la police judiciaire se tireraient dans les pattes.

Pendant ce temps-là, rien ou presque à propos de Martine et de Carmelina. J’ai bien choisi mes victimes. Qui s’intéresse à des femmes adultes précarisées, au fond du trou ? Martine n’avait personne, à part les ivrognes comme elle qui lui tournaient autour.

Les mois passent et le souvenir de leur mort m’obsède. Je ressasse chaque étape de leur agonie. Les couper en morceaux fut dur, pénible. Mais c’était le seul moyen pour les faire disparaître. Transporter une dépouille entière est compliqué. D’autres prennent plaisir à dépecer leurs victimes. Pour moi c’est de la logistique.

Plus j’y pense, plus le besoin d’une nouvelle proie me taraude, surtout le soir. En journée, je travaille au garage/à la Poste/dans mon bureau du SHAPE. Tous mes collègues sont des hommes. On se comprend. Les femmes, je les croise dans les bars et dans les rues de Mons, le soir et la nuit. Elles sont fragiles, faibles. Comme l’était ma mère qui encaissait les coups du paternel.

Un soir, j’ai croisé Jacqueline (Leclercq, 33 ans), une autre habituée du bar du Métropole. Elle aussi, elle était à l’image de ma mère. Elle s’est mariée très jeune avec un laveur de vitres. Ils ont eu quatre enfants. Tous placés. Jacqueline craignait son ex-mari. Elle l’avait quitté et il ne le supportait pas. Elle travaillait comme femme de ménage au CPAS de Mons. Elle espérait pouvoir récupérer ses enfants. Elle commençait à sortir du trou.

Le temps passe et l’ogre grandit en moi. J’ai encore besoin de sentir la mort. Ça me rend vivant. C’est bientôt Noël et la ville s’est parée d’illuminations. Comme chaque année, je m’achèterai un cougnou et une bouteille de mousseux que je boirai seul devant ma télé. Je penserai aux Noëls de mon enfance. Mon père les passait avec ses copains de bistrot. Ma mère se couchait tôt, après la messe de minuit qui se donnait à 20 heures. Elle faisait semblant de dormir en l’entendant rentrer, shooter dans les meubles et vociférer sur les bigotes et les curés. Moi, je me cachais sous mon lit.

Angelo

Le soir du 22 décembre, j’ai à nouveau croisé Jacqueline. Elle m’a proposé de boire un verre. Elle était joyeuse. Elle avait fait la fête avec sa sœur et sa mère à Bruxelles. Elle se réjouissait de passer Noël avec elles. Ça m’a déprimé. Alors je l’ai emmenée chez moi. Elle était un peu saoule, elle n’a pas résisté.

À présent je sais m’y prendre, je sais où il faut scier. Pour freiner l’identification de son bras, j’ai tenté d’effacer un tatouage avec une brosse en métal. « Angelo », le prénom de son ex-mari. Si on retrouve le bras, il sera sûrement soupçonné celui-là.

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"Chez Véronique (mère d’une victime), c’est l’angoisse", Belga. La Dernière Heure, 24.03 1997
archive. Tous droits réservés

Quand tout fut terminé, j’ai voulu fumer une clope. Mon paquet était vide. Mon portefeuille aussi. J’ai pris la carte de banque de Jacqueline dans son sac et je suis descendu au distributeur. J’ai tenté trois codes, au hasard. La carte a été avalée et je suis rentré chez moi. Il devait être 1 heure du matin.

Je vais profiter de la nuit pour empaqueter les morceaux et m’en débarrasser. J’ai bien fait d’acheter des sacs poubelle à la solderie de la rue des Capucins, la semaine dernière. J’ai rempli le coffre de ma voiture et roulé dans la nuit. Vers 5 heures, je me suis arrêté dans le tournant de la rue Vandevelde, à Cuesmes, et j’ai jeté les derniers sacs. Ils ont roulé jusqu’au fond du talus boisé. Ni vu ni connu, encore une fois.

Mais la disparition de Jacqueline ne passe pas inaperçue. On dirait que cette fois, on se mobilise pour la retrouver. Partout en ville, je vois des affichettes avec sa photo. Sa sœur Georgette les distribue aux commerçants. Elle enquête dans les cafés de Mons où sa sœur avait l’habitude de traîner certains soirs. Les semaines passent et l’affaire ne déchaîne pas les passions. Je ne vais pas m’en plaindre. Je me sens libre. Et cette envie de crime toujours plus présente. Je ne suis pas rassasié. Ça m’obsède.

Frites et cigarettes

Après Jacqueline, il y eut Nathalie (Godart, 22 ans). Elle aussi, je la croisais de temps en temps près de la gare. Un soir, elle m’a demandé une cigarette. On a fini par aller boire des bières. Elle s’est confiée sur sa vie. Elle avait perdu la garde de sa fille et ça la détruisait. Encore une incapable de s’occuper de son gosse. Ma mère, elle, n’avait qu’à partir après tout. Moi aussi je subissais les cris et les coups. Elle n’a rien fait pour me protéger.

Nathalie a un mec. Il s’appelle Léopold, dit « le Gitan ». Il va venir la chercher. Il faut que je parte avant qu’il arrive car il risque d’être jaloux. Demain, 15 mars 1997, ils vont défiler à la Marche blanche organisée à Mons, en hommage aux victimes de Dutroux. Si elle savait.

Je me suis mêlé à la foule surmontée de ballons blancs. Les gens criaient justice en brandissant les photos des gamines. Le soir, alors que je marchais vers ma voiture, j’ai aperçu Nathalie et son mec en train de s’engueuler. Je les ai suivis. Ils se sont arrêtés dans une friterie. Nathalie attendait dehors pour fumer. Je l’ai accostée, elle était contente de me voir. Je l’ai attirée puis poussée dans ma voiture garée juste à côté. Nous étions loin quand le gars est ressorti avec ses frites et ses cervelas.

Tout a éclaté quelques jours plus tard, le 22 mars 1997. Un policier à cheval qui patrouil­lait rue Vandevelde a aperçu un chat qui mordait dans une main sortant d’un sac. Le parquet a débarqué sur les lieux. J’ai tout suivi au JT. Le tatouage mal effacé leur a permis de faire le lien avec Jacqueline. Ils ont aussi identifié un membre de Martine. Malgré mes précautions, d’autres sacs ont été retrouvés au bord de la Sambre au lieu dit « La Hachette », avenue des Bassins, rue du Dépôt, ou encore à Saint-Symphorien (du nom d’un martyr chrétien mort décapité). Beaucoup voient dans ces lieux ma signature. On me prend pour un poète.

Je vais devoir réprimer mes pulsions. Mais je suis devenu accro. J’ai tenu jusqu’à l’été, lorsque j’ai croisé cette fille qui errait seule dans les rues de Frameries. Je la connaissais d’un séjour à l’hôpital psychiatrique le « Chêne aux Haies », il y a quelques années.

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"Léopold Bogaert, dit "Le Gitan", n’est pas le dépeceur de Mons", Vincent Jospin, La Nouvelle Gazette, 10.05 1997
archive. Tous droits réservés

J’avais perdu mon job, j’étais en dépression sévère. J’ai reconnu Begonia (Valencia, 37 ans). Je lui ai proposé d’aller manger au Quick à Mons. Elle m’a suivi sans hésiter.

Son crâne a été retrouvé en novembre 1997 à Hyon, dans un verger du chemin de Bethléem bordé par la rivière La Trouille.

J’avais déjà quitté la région.

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"Un cercueil dans la Haine", N.Van elslande, La Nouvelle Gazette, 24.04 1997
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  1. La dernière fois que Carmelina Russo a été aperçue vivante, c’était dans un supermarché de Jemappes.

  2. On a retrouvé son bassin découpé au niveau du nombril (bizarre de couper à cet endroit - tissus mous et organes -, ça devait être son coup d’essai, indiquant qu’il n’était pas expérimenté).

  3. Le quartier de la gare de Mons, c’est l’épicentre de l’affaire, toutes les victimes le fréquentaient, et notamment l’hôtel Métropole.

  4. Tiré de notre entretien avec la patronne du Métropole, Monique Gauche, septembre 2023.

  5. Le témoignage de son coiffeur, Edouard, existe.

  6. On a retrouvé son buste mutilé de la sorte.

  7. On a retrouvé le bras, avec des traces de tentatives d’effacement, c’est comme ça que Jacqueline a été identifiée.

  8. Quelqu’un a utilisé sa carte au distributeur, à 1 h du matin le 23 décembre. La caméra de surveillance était en panne.

  9. Des sacs employés par le dépeceur y ont été achetés.

  10. Nathalie s’est rendue dans une friterie avec son petit ami, avant de se volatiliser. Celui-ci a été soupçonné.

  11. Plusieurs victimes sont passées par cette institution et auraient pu y croiser le tueur.

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