7min

Redessiner sa langue

Un alphabet pour les Peuls

adlam_2
Ludi. CC0.

De la Guinée à la Silicon Valley se répand un nouvel alphabet : l’ADLaM. Inventé par deux ados fin des années 80, ce système, adulé par certains et décrié par d’autres, permet de retranscrire la langue des Peuls, de tradition orale. À Bruxelles, où la communauté guinéenne est grandissante, Abdoulaye Diallo s’est fixé un objectif : propager ces écritures pour préserver sa culture.

53, rue du Champ de l’Église, Laeken, mosquée Ibadou Rahman, Centre culturel guinéen. Derrière la porte d’entrée discrète, des salles de classe, de prière, d’ablutions. Ce samedi, avant le cours d’arabe et l’école coranique, des enfants apprennent l’ADLaM, une récente écriture dédiée au pulaar, leur langue maternelle. Autour des jeunes, quelques fervents défenseurs de ce système graphique dont l’acronyme en version longue signifie « alphabet qui empêchera un peuple de disparaître ». Parmi eux, Abdoulaye Diallo, installé en Belgique depuis 2021.

Diallo, Bah et Barry

En 2023, le top trois des noms de famille les plus fréquents en Région de Bruxelles-Capitale sont Diallo (4 798), Bah (2 682) et Barry (1 831), selon Statbel, l’Office belge de statistique. « Je pense qu’on peut considérer qu’une majorité des personnes qui portent ces noms à Bruxelles sont d’origine guinéenne, et plus particulièrement peule selon le mode de structuration de la communauté », éclaire Mamadou Bah, politologue, conseiller communal Écolo à Schaerbeek et passeur de culture pour le Centre bruxellois d’action interculturelle. La migration de la Guinée vers l’Europe a démarré fin des années 1990, début des années 2000. « Il s’agit d’une population qui n’est pas encore tout à fait installée, dont on parle peu, mais qui est en pleine expansion. »

La Guinée compte près de 14 millions d’habitants. Historiquement marqué par une mobilité interrégionale, depuis le milieu des années 2000, le pays connaît une importante migration irrégulière des jeunes vers l’Europe. De ce côté-ci de la mer-cimetière-Méditerranée, la Belgique est l’une des destinations favorites de ces citoyens en quête d’un avenir plus favorable. Sur l’ensemble du territoire, on compterait près de 22 000 personnes de première nationalité guinéenne, parmi lesquelles un plus grand nombre de femmes (Statbel). Un chiffre qui ne comprend pas les demandeurs d’asile ni les personnes sans papiers.

« Ici, la majorité des Guinéens gagnent leur pain avec des petits boulots : des ménages, la gestion de commerces de proximité, continue Mamadou Bah. Malgré cette relative précarité, l’organisation sociale de la communauté est dynamique. C’est important d’y porter attention, c’est une question de vivre-ensemble. »

La langue en bagage

Abdoulaye Diallo fait partie des récents arrivés. Il naît en Guinée dans la préfecture de Pita, située dans le massif du Fouta-Djalon en 1968, soit 10 ans après que le pays prend son indépendance de la France. Enfant, il ne va pas à l’école. « Le français, la langue officielle, je l’ai assimilé dans la rue. J’ai suivi l’enseignement coranique où j’ai appris l’arabe. Ma langue, le pulaar, de culture orale, je l’écrivais avec l’ajami, dérivé de l’alphabet arabe, mais ça ne marchait pas bien parce que certains sons n’ont pas de lettres correspondantes. Même chose avec l’alphabet latin. Par exemple “ngha” ne se retranscrit pas correctement. » Sa famille vit de l’agriculture. Lui est envoyé à la capitale, Conakry.

Le jeune Abdoulaye fait ses premiers pas dans la vie d’adulte en se débrouillant comme il peut. En 1994, las de l’instabilité politique et économique, il décide de tenter le périple jusqu’en Europe. Une longue et douloureuse aventure commence. « Pour la traversée, depuis la Mauritanie, on m’a caché dans un bateau russe dans une cale avec un Gambien, un Sénégalais et un autre de Guinée-Bissau. Ça a été terrible, je préfère oublier cet épisode… » Débarqué sur les côtes espagnoles en 1997, il s’installe à Almería en Andalousie. La journée, il est exploité dans les plantations ; le soir, il apprend l’espagnol dans une association. En 2000, une importante vague de régularisation met fin à son illégalité.

adlam_1
Ludi. CC0

Ses papiers en poche, il s’engage dans le secteur de l’élevage. Un beau jour de 2016, entre deux traites de vaches, il découvre l’alphabet ADLaM, 28 lettres transcrites de droite à gauche. « Un collègue guinéen m’a donné une feuille avec des drôles de symboles, mais il n’y avait pas d’explications. Je tournais le papier dans tous les sens sans rien comprendre. » La même année, il rentre au pays pour deux mois. De passage chez son ancien professeur de religion, il reconnaît les lettres du mystérieux alphabet sur un calendrier accroché au mur. Il entre en relation avec des connaisseurs, achète quelques livres rédigés avec cette « nouvelle écriture » phonétique (correspondance entre les sons et les lettres) et se procure un clavier à activer sur son ordinateur. De retour en Espagne, il s’y met à fond. « Tous les jours, je m’entraînais à apprendre les lettres, avant la traite. Sur la pause de midi, même chose. Toute ma vie je m’étais demandé pourquoi je n’arrivais pas à bien exprimer mes idées par écrit et là, enfin, les mots filaient au bout de mes doigts grâce à cet alphabet qui correspondait à ma langue ! »

Sauce Silicon Valley

Abdoulaye Diallo achète son premier smartphone et ouvre un compte Facebook. Sur le réseau social, en quelques swipes, le voilà mis en lien avec plusieurs défenseurs de l’ADLaM à travers l’Europe. Il découvre l’histoire de sa conception en 1989. Fatigués de jongler entre les écritures arabe et latine qui ne conviennent pas parfaitement aux subtilités de leur langue, deux adolescents, Abdoulaye et Ibrahima Barry, s’amusent à imaginer un alphabet alternatif. Ils diffusent leur système sur les marchés, et petit à petit la transmission s’opère. Plus tard, les deux frères déménagent aux États-Unis. À force d’efforts et d’obstination, ils sont repérés par le géant américain Microsoft, qui développe un module technologique de leur alphabet, inclus dans la version 9.0 de Unicode publiée en juin 2016. Les réseaux sociaux, quelques articles de presse, des apps dédiées et le bouche-à-oreille font le reste. Ce qui n’était au départ qu’un jeu d’enfant devient une véritable révolution : des volontaires aux quatre coins du monde enseignent désormais cet alphabet. « Un jour à une conférence, en 2018, j’ai rencontré l’un des frères, confie Abdoulaye Diallo. J’en avais les larmes aux yeux. Ça m’a donné du courage pour le diffuser. » Entre ses petits boulots, il se met à « transcrire » bénévolement des manuels de vie pratique, comme le Code de la route, des livres de cuisine ou des ouvrages de prévention de la santé qui interrogent notamment les mutilations génitales.

Suite à la crise économique en Espagne, après plusieurs allers-retours entre différents pays, le Guinéen débarque à Bruxelles à l’été 2021. « Je me suis retrouvé à faire la plonge pour 7,5 € de l’heure, mais je prenais sur moi. Ce qui me donnait de la force, c’est que, chaque jour, j’enseignais l’ADLaM à la mosquée à Laeken. »

Des mois de galère plus tard, il finit par rejoindre l’équipe de nettoyage d’une grande banque dans le centre de Bruxelles. Un travail précaire, mais satisfaisant selon lui. « C’est une opportunité de rencontrer beaucoup de gens. Si je sens une ouverture, je parle de ma culture et de l’ADLaM. Je m’adresse aux chefs, aux banquiers, à ceux qui comme moi sortent les poubelles, à tout le monde. »

Le monde en miniature

Direction Schaerbeek, à quelques pas de la gare du Nord, chez Minani, centre multiservice (esthétique, alimentation, envoi de colis vers Conakry). Dans les rayons, entre les feuilles de patates douces et le manioc, Abdoulaye Diallo discute en pulaar avec tous les clients. Sur le mur du comptoir, des affiches présentant les cours d’ADLaM à la mosquée. Sur chaque ticket de caisse, un message de remerciement rédigé avec la nouvelle écriture. En sortant, notre guide bruxello-guinéen poursuit vers la rue des Coteaux : « Médor, je veux vous présenter au sage de la communauté guinéenne ici à Bruxelles. » Dans un salon, une quinzaine d’hommes sont assis. Ils viennent de terminer une discussion importante et attendent solennellement. « La langue, c’est ce qui fait la force d’une communauté. La mission des défenseurs de cet alphabet est noble, elle dépasse leur ambition », formule le sage.

« Nous, les Peuls, nous avons une culture très riche, mais elle sera appauvrie si on commence à oublier d’où on vient, affirme Abdoulaye Diallo. Celui ou celle qui ne connaît pas son histoire n’a pas les bases solides pour avancer. L’ADLaM, ça sert à ça aussi, à mieux connaître notre culture. » Inquiet, il évoque la menace islamiste qui se répand en Afrique de l’Ouest et qui met à mal les traditions, notamment celles concernant les femmes. Le politologue Mamadou Bah renchérit : « La montée de l’islam wahhabite entraîne la radicalisation et nous éloigne de notre pratique originelle qui est celle d’un islam d’ouverture. Ce qui se passe en Afrique se répercute ici et vice versa. Même si pour nous, les Peuls, la religion est indissociable de la culture, je pense qu’ici les pouvoirs publics doivent créer des espaces communautaires qui ne soient pas à caractère religieux. » À ce propos, Abdoulaye Diallo est heureux d’annoncer que bientôt des cours seront donnés dans une association de la rue Verte à Schaerbeek, et non plus seulement dans les mosquées.

Combien de personnes utilisent l’ADLaM pour communiquer ? Impossible de le savoir. S’il compte de nombreux partisans et bénéficie d’une excellente presse du côté de Google et de Microsoft, certains linguistes le rejettent en bloc. Ceux-ci y voient un risque de « zizanie », alors que, depuis les rencontres de Bamako de 1966 sous l’égide de l’UNESCO, le pulaar a déjà un alphabet harmonisé sur la base de l’alphabet latin. « L’expansion de l’ADLaM participe aux dynamiques décoloniales, même si ce n’est pas affirmé comme tel, nuance Mamadou Bah. Les créateurs et défenseurs de cet alphabet opèrent dans un processus de réappropriation de la langue, et ces mouvements sont dans l’air du temps. Je ne vois pas un risque majeur à ce système, tant qu’il n’est pas récupéré pour propager des idéologies. Je crois qu’au cœur de ce sujet résonnent surtout de multiples questions. Qui suis-je ? Comment je me perçois ? Comment je me raconte ? »

Depuis le Parc royal, assis sur un banc, coiffé de son pouto — le bonnet traditionnel —, Abdoulaye Diallo, lui, observe les passants. Il souffle : « Ici, je rencontre des Congolais, des Indiens, des Brésiliens… Pour moi, Bruxelles, c’est le monde en miniature. Partout, il y a des univers à découvrir, des portes à ouvrir. »

Tags
  1. Un nombre important de Guinéennes sont régularisées en raison d’un risque de mutilation génitale féminine.

  2. La Guinée est un pays multiethnique et multilingue. Le pulaar (la langue des Peuls) est l’une des trois langues les plus parlées dans le pays avec le soussou et le malinké.

Dernière mise à jour

Un journalisme exigeant peut améliorer notre société. Voulez‑vous rejoindre notre projet ?

La communauté Médor, c’est déjà 3451 abonnés et 1879 coopérateurs

Vous avez une question sur cet article ? Une idée pour aller plus loin ?

ou écrivez à pilotes@medor.coop

Médor ne vous traque pas à travers ses cookies. Il n’en utilise que 3 maximum pour la sécurité et la navigation.
En savoir plus