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La mémoire de la tourbe

Hautes Fagnes

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Colin Delfosse. CC BY-NC-ND.

Comment préserver les fragiles écosystèmes des Hautes Fagnes ? Pendant une année, la photographe Romane Verchère a arpenté le plus grand parc naturel du pays, posant en creux la question de notre rapport à la nature.

Septembre 2022. Il fait 28 degrés sur les hauteurs de la Baraque Michel, un « sommet » situé entre Eupen, Spa, Malmedy et la frontière allemande. Des grappes de touristes s’engouffrent sur les caillebotis qui surplombent un territoire grillé par le soleil. La photographe Romane Verchère, qui accompagne des scientifiques de l’ULiège, vient sonder notre rapport aux espaces sauvages et à leur préservation. Cette première incursion en terre ardennaise la laisse tiède.

Les Hautes Fagnes, ses plaines tourbées, ses forêts de pins à l’horizon et ses randonneurs d’un jour. Une image d’Épinal assez récente : le tourisme ardennais s’est développé vers la fin du XIXe siècle. Les plantations d’épicéas datent, elles, du début du XIXe. L’industrie forestière mais aussi les pâturages et l’extraction de la tourbe ont totalement transformé les écosystèmes de la région.

Le parc naturel Hautes Fagnes-Eifel a été créé en 1971, dans le but de préserver la région de la surexploitation. « Depuis sa création, la principale atteinte économique, c’est la plantation d’épicéas, née de la volonté de rendre ce milieu rentable », explique Serge Nekrassof, codirecteur de la station de recherche scientifique. Cette antenne de l’Université de Liège, posée sur le mont Rigi, s’apprête à fêter ses 100 ans en 2024. À deux pas de la Baraque Michel, les scientifiques qu’elle héberge ont pu observer les changements de la faune et de la flore, au fil du temps, mais aussi celui de notre rapport à la nature. « Depuis le Moyen-Âge, on veut préserver la nature. Mais les raisons et la manière ont varié avec le temps, rappelle Serge Nekrassof, qui est également historien. La constante, c’est que c’est toujours un rapport de domination : la nature doit servir l’homme. »

La fin des zones humides ?

Depuis la création des parcs naturels au cours du XXe siècle, le rôle de l’homme dans cette préservation fait débat dans le milieu scientifique, et prend une nouvelle tournure avec les bouleversements climatiques. Faut-il simplement rendre les territoires à la nature sans intervenir ou faut-il participer pour aider les milieux existants à s’adapter ? « Ici, on a clairement fait le second choix, de restaurer les milieux qui disparaissaient, de les entretenir et de renforcer certaines espèces en voies d’extinction », pose le codirecteur. Différents projets « Life », financés depuis 2003 par l’Union européenne, visent explicitement à restaurer le parc des Hautes Fagnes « tel qu’il était il y a 200 ans ».

Coupe de résineux, construction de barrages pour redonner de l’espace aux tourbières : au total, plus de 1 400 hectares d’espaces humides ont été restaurés à travers ces projets Life. Les tourbes réhabilitées sont utiles parce que d’une part elles stockent de l’eau qu’elles vont redistribuer tout le long de l’année (voir l’article « Redessiner la vallée » paru dans le Médor n°30) et d’autre part parce qu’elles sont des puits de carbone très efficaces, permettant de neutraliser du gaz à effet de serre. Mais ces tourbières sont également la mémoire du lieu. Un aspect qui a retenu l’intérêt de la photographe. « La tourbe est une véritable archive du paysage, qui permet de retourner 10 000 ans dans le passé », explique Romane Verchère. Les pollens que l’on retrouve dans une carotte de tourbe peuvent nous donner l’état du milieu, il y a des milliers d’années. Et d’apercevoir le moment où l’homme commence à avoir une influence significative sur son environnement.

Les prises de vue de Romane Verchère occupent une fonction proche de celle des tourbières : elles sont une trace de ce qui a été. La beauté de ces images et de ces paysages nous renvoie à leur caractère fragile, périssable. « C’est en revenant l’hiver que le travail a commencé à être intéressant. Tu as vraiment la sensation de vivre en ermite quand tu loges à la station et que tu es avec les scientifiques au milieu de la nature. » Il y a, chez elle, de la mélancolie aussi. « Tout cela va disparaître. Ou tout au moins, va être profondément bouleversé. Et ces images sont une trace de ce qui a été. »

Née à Nantes, la jeune photographe de 23 ans fait partie de cette génération qui a pris conscience de l’urgence climatique. Mais qui reconnaît aussi ce paradoxe très contemporain de notre éloignement à la nature, alors que l’on en parle toujours plus. « On m’a inculqué des valeurs hyper-fortes sur l’écologie et la protection de la nature, sauf que je suis citadine. Il y a une cassure. »

Le dérèglement climatique pourrait modifier profondément les écosystèmes des Hautes Fagnes et faire disparaître d’ici dix ans toutes les zones dites humides de la région. Mais les climatologues sont divisés sur la question et il est impossible de dire avec certitude à quoi ressembleront les paysages ardennais dans cinquante ans. La tentative de préserver certains écosystèmes et espèces se fait donc avant tout pour le bien-être humain. Comme le résume Serge Nekrassof, « peu importe l’activité humaine, la nature n’est pas dépendante de nous. Elle nous survivra. La vie trouve toujours un chemin, comme il est si bien dit dans Jurassic Park ».

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