12min

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Elle quitte son boulot. Agnès est mince, petite, menue. Longue robe bleue, queue de cheval. Le visage rond, l’iris marron. Les boucles d’oreille discrètes, deux étoiles scintillantes plantées dans les lobes. Elle y va. Encore une fois. Elle n’a jamais regretté une permanence. Elle monte dans le tram. Musique dans les oreilles. Ces trajets de trente minutes l’aident à quitter le quotidien. Une coupure. Dans son sac, de quoi l’occuper, en prévision de moments creux. Son ordi, et le dernier Ian McEwan, Machines like me.

La voilà arrivée au deuxième étage du bâtiment. Depuis 2016, elle franchit cette porte une fois par semaine. La première fois, elle était un peu stressée. Elle cherchait à s’investir dans le bénévolat. Elle avait vu une annonce dans le métro. S’était dit « pourquoi pas ? ». Pourquoi pas s’enfermer trois ou quatre heures dans cette pièce avec un bureau, deux chaises, une galerie de portraits punaisés au mur, un lit aux draps rouge frais et, au-dessus de ce lit, une carte du monde et un tableau bucolique, des fleurs de champs qui vous rappellent que la vie se poursuit dehors ? Pourquoi pas s’enfermer douze heures par mois pour palper la douleur de trop, le poids d’une nuit blanche ? Agnès va rejoindre les combattants fatigués. Elle ferme la porte, s’assied, pousse le bouton qui active la ligne. Une sonnerie. Elle décroche : « Centre de prévention du suicide, bonjour ».

– Bonjour, Madame.

– Bonjour.

(Bref silence) Je pensais aller un peu mieux.

– Je me rends compte que c’est difficile.

– Roooh oui… (pleurs) En plus, il fait beau. Je me sens minable parce qu’il fait beau et moi je suis là… Je croyais en avoir fini avec tout ça. Puis il a suffi de ce petit truc. C’est pas la fin du monde, mais là je n’en peux plus. Je tiens le coup, je tiens le coup. Puis cette mauvaise nouvelle. J’aimerais que cela s’arrête.

– J’entends que vous souffrez, vous êtes à bout.

– Cela fait des années que je me bats ! Merde à la fin. Excusez-moi, Madame, mais merde ! Moi je veux que cela se termine !

– Vous pensez au suicide, Madame ?

– Mais comment faire d’autre ? J’ai tout essayé. Et cela empire.

– J’entends que c’est très difficile et, en même temps, vous appelez ici.

– Ben oui, parce que merde. Je ne pensais pas retrouver cet état.

– La mauvaise nouvelle, vous avez l’impression qu’elle vous fait replonger ?

– C’est pas important. Un détail, je sais bien, mais oui, je replonge complètement. C’est juste insupportable.

– Vous voulez que cela s’arrête ?

– C’est tout à fait ça.

– Et le fait de le partager ?

– C’est très fatigant.

– Oui.

– Mais au moins je ne suis pas seule avec ma misère. Enfin quand je vais raccrocher, mes emmerdes seront toujours là.

– Je suis là à vos côtés.

– C’est ce qui fait du bien. Ici on ne me dit pas que c’est pas grave, que ça va aller. Faut arrêter ! Qu’est-ce qu’ils en savent ?

– Il y a quelque chose qui pourrait vous apaiser ?

– Je dirais “aller me promener au soleil”. Je me le disais en vous parlant. Ça me ferait du bien, ça. Je peux rappeler si jamais ?

– Évidemment.

– Merci.

Quand Agnès a téléphoné pour ce bénévolat, ce fut Meriem, le cœur des volontaires, qui la prit en charge. Meriem était très accueillante, simple, mais c’était quand même bizarre comme conversation.

– Je voudrais répondre à des appels de détresse.

– Mais volontiers.

Lui aussi a appelé.

Il devait avoir 37 ans à l’époque. Sa gueule plantée toute seule. Chez lui. Dans ce grand studio à Ixelles. Il a voyagé entre le canapé et le lit. Entre l’espace cuisine et l’espace chambre. Il ne s’est jamais senti bien dans cet appart. Il y faisait trop sombre. Il avait repéré un pont. C’est facile, un pont. Il a appelé la nuit. Vers minuit, une heure. Le déclencheur, c’était une situation financière compliquée, avec des dettes et une histoire sentimentale qui le perturbait beaucoup. Il voyait du monde et cette impression d’être seul ne le lâchait pas.

« C’était la nuit où j’aurais pu le faire. Vraiment. On a énormément parlé. C’était une fille. Il y avait de l’écoute et une compréhension beaucoup plus profonde. On a parlé pendant une heure, une heure trente. J’expliquais calmement. Je la sentais désemparée. Il y avait une forme de logique dans ma démarche et c’était effectivement le seul salut. Je ne sais pas si c’est une stratégie, mais elle l’a accepté. Elle a compris. Ce qui m’a déstabilisé à mon tour. J’avais déjà vu des psys, je n’y croyais plus. On ne sait pas vraiment pourquoi on se suicide, mais on ne sait pas non plus pourquoi on ne le fait pas. »

Elle lui a souhaité « bonne nuit ». Il a raccroché. Il aurait aimé savoir comment elle se sentait. « Je ne l’ai pas rassurée. À ce moment-là, je ne pouvais pas vraiment le faire. J’ai ensuite écrit. Une lettre d’adieu à mes proches. Je les réconfortais, j’expliquais que ce n’était pas de leur responsabilité. »

Agnès a rempli un questionnaire. Il y eut un premier test, ensuite un entretien et, enfin, une formation de trois mois. C’est du bénévolat spécialisé. À haute humanité ajoutée.

Pendant 90 jours, Agnès va évacuer les idées reçues. Non, évoquer le suicide ne provoque pas l’acte. Non, il n’est pas question de courage ou de lâcheté. Non, l’appel ne doit pas forcément être long. Non, il ne faut pas trouver de solution. Non, on ne donne pas son nom.

D’ailleurs, Agnès ne s’appelle pas Agnès.

Les bénévoles restent discrets sur leur activité. Il faut éviter que des proches hésitent à appeler ou, au contraire, que d’autres réclament une personne précise. L’anonymat est requis des deux côtés de la ligne.

« Un appel vaut pour l’instant présent, explique Deborah De​​-seck, chargée de communication au Centre. C’est un moment clé.

(Moi) – Mais si la personne appelle une deuxième fois et n’a pas envie de tout répéter ?

(Agnès) – Cela peut sembler contre-intuitif, mais l’anonymat est beaucoup plus agréable sur la ligne pour tout le monde. Je ne suis ni leur pote ni leur psy. Je suis une voix tendue vers eux. »

Conséquence. Quand elle raccroche, Agnès ne connaît pas la suite de l’histoire. Elle reste seule et, pourtant, derrière elle, une équipe l’accompagne. Agnès peut toujours contacter un référent pour débriefer un échange. Une supervision individuelle et en groupe se déroule tous les mois. Les appels difficiles sont décortiqués en équipe. Autour de la table, les bénévoles, une soixantaine ne se ressemblent pas. Vieux et jeunes, femmes et hommes. De toutes professions, pas mal d’étudiants en psycho quand même. Une grande solidarité, nourrie aux team-buildings, auberges espagnoles et cafés informels dans la cuisine du Centre, soude ces oreilles d’ange.

Au 0800, tout le monde peut appeler. Des personnes inquiètes pour un proche. Des personnes endeuillées (leurs appels ont pratiquement doublé de 2019 à 2022). Et des personnes en pleine tentative de suicide. « Dès qu’une personne se met en danger, on va lui signifier, explique Agnès. On va lui demander l’autorisation de lever l’anonymat. Et si elle est d’accord, on reste en ligne avec elle jusqu’à l’arrivée des secours. »

Leur volontariat est un exercice de funambule, une corde vocale tendue au-dessus du vide. De l’autre côté, il n’y a qu’une parole. Alors Agnès a appris à la scruter. Le changement de ton, la respiration, les réactions. Respecter les silences. Trouver sa place dans la conversation. Ne pas trop parler, ne pas trop se taire. Entourer sans étouffer.

Les crises suicidaires constituent plus de la moitié des appels. Déborah Deseck parle de la théorie de l’entonnoir. Les appelants sont au bout. « Le suicide est perçu comme une solution. En crise, il faut accompagner. Marcher avec eux dans la boue, rouvrir les possibles. »

L’exercice peut sembler morbide. Il révèle aussi des aspects lumineux de l’humanité. Des bouffées de vie. « Les appelants ne sont pas des personnes qui baissent les bras, au contraire, ils essaient de se raccrocher à la vie. Ce sont des battants fatigués. Qui veulent continuer de vivre. »

Parfois la discussion est drôle et absurde : « Vous savez comment j’ai obtenu votre numéro ? J’ai tapé sur Google “comment me suicider”. » Souvent elle ne l’est pas.

Le Covid a multiplié les voix sans issue.

La deuxième vague a été terrible. La mission d’accueil téléphonique du Centre de prévention du suicide est agréée et subventionnée par la COCOF. En 2021, il a reçu près de 22 000 appels, soit une augmentation de 20 % par rapport à 2020, année qui avait déjà enregistré une augmentation de 24 % par rapport à 2019. Et 2022 a enregistré un pic d’appels.

2023 part sur la même logique. Le Centre sature, les bénévoles manquent.

Dans cette épidémie de profonde tristesse, les appels des détenus ont déboulé. Les jeunes aussi. Ils ont entre 12 et 25 ans. Agnès se souvient de cet ado qui appelle tôt le matin. Il a quitté les siens, sac sur le dos. Il ne parvient pas à rentrer dans l’école. À l’entendre, il n’y a ni harcèlement ni violence. Juste un énorme trou dans son être qu’il ne parvient pas à combler. Alors il marche, tourne autour de son établissement scolaire. Et il a composé ce 0800.

Agnès cherche alors à comprendre le jeune garçon, veut l’aider à verbaliser son mal-être. Parmi d’autres questions, elle demande : « Si j’étais tes parents, qu’est-ce que tu aurais à leur dire ? » Il a répondu : « Si j’étais plus là, tout serait résolu. Au moins, ils seraient tranquilles. » Partir devient la solution.

Elle aussi y a pensé. Elle aussi a appelé. Elle est speed, parle vite, beaucoup. « Sans filtre », comme elle dit.

Elle a connu un état de panique pendant plusieurs jours. Elle n’avait jamais connu ça avant l’automne 2018.

« Comme s’il y avait un grave danger, comme si tu avais fait une énorme bourde. C’est la même émotion. Un poids sur toi. Cela fatigue, cela touche à l’estime de soi, l’impression d’être fou. On s’organise pas. On prend pas de décisions. On culpabilise. »

D’une coloc pénible au CPAS, elle enchaîne les galères, vire maigrichonne.

En juin 2020, elle trouve un hébergement dans un lieu culturel. Sa chambre est blanche, sans fenêtre. Un peu plus loin, une pièce d’accueil sans accueil, un téléphone fixe, une grande baie vitrée. Ça déconfine à tout va. La vie sociale reprend et l’oublie sur le bord de sa déroute. Elle a repris des études et, c’est con, mais cela l’isole. Pas de collègues, des amis en vacances, plus de famille, elle a coupé les ponts avec sa mère et ses torgnoles. Elle est seule. Seule. Seule. Trois jours sans parler à quelqu’un. « C’est de là que j’ai appelé. Même pas le pire moment. C’est un homme qui a décroché. Je me rappelle son ton. Son attitude. Il y avait de la sincérité. Je me suis sentie écoutée. Je ne cherchais pas un moyen de mettre fin à mes jours. Je voulais mettre fin à cet état de panique. J’étais coincée, épuisée. J’avais peur. L’appel n’a pas créé de super-déclic. J’avais conscience de m’accrocher à un truc pour me sauver. Ce qui était important à ce moment-là, c’était de tenir bon. Et j’ai tenu bon. C’est de l’endurance. Le moment, c’est le moment. C’est un peu comme si un bon pote te disait quelque chose qui te remettait sur les rails. »

Après l’appel, elle croit qu’elle a respiré. Un bon coup. Expulser l’oppresseur. Elle a suivi un conseil dont elle ne se souvient plus. Ce n’était pas une solution clé sur porte. Agnès n’en a pas, de solutions. Elle n’est pas là pour psalmodier les paroles creuses. « Mais non, ça va aller », « plein de gens vous aiment. » Agnès l’a appris à la formation. Ces paroles ne font que culpabiliser. « Ils y pensent, ils le savent. Ils aiment la famille, leurs enfants, mais ils ont peur qu’un jour, ce ne soit plus suffisant. Avec ce que cela signifie de honte, de culpabilité énorme. »

En 2021 et depuis le début de l’épidémie en Belgique, une personne sur huit dit avoir eu des pensées suicidaires (une sur 20 en 2013) et une sur 200 rapporte avoir fait une tentative de suicide (une sur 250 en 2013). C’est beaucoup. Si vous regardez un match de football, trois joueurs sur le terrain pensent à se tuer. Et dans le stade rempli de 20 000 personnes, 100 d’entre elles – peut-être vous ? – s’ouvriront les veines, se gaveront de médocs, s’enrouleront une corde autour du cou, se jetteront d’un pont.

Selon les derniers chiffres de Statbel (février 2023), 1 732 Belges ont, en 2020, mis fin à leurs jours. Entre l’aube et le crépuscule de ce jour où vous lisez cet article, six personnes se donneront la mort. La deuxième vague du Covid a plongé les plus fragiles dans un sentiment de détresse. Au moment d’aller dormir, on commence à être seul, sans contact. Agnès remet le casque pour s’abstraire du monde extérieur. Elle décroche. On raccroche aussitôt.

« Parfois juste faire le numéro me suffit. » Il le connaît par cœur. La première fois qu’il l’a composé, il avait 15 ans. Il en a aujourd’hui 54 et appelle le centre une ou deux fois par an. Quand vraiment il est à bout. La dernière fois, c’était en novembre 2022. Ces quatre décennies jalonnées de pensées suicidaires, il en parle, en rit et en pleure d’une seule voix. Il y a peut-être une origine – le harcèlement, « un petit gros roux qui aime la poésie, c’est pas formaté pour notre société » – mais pas vraiment de solution. À 10 ans, il avait tellement de problèmes que la porte de sortie était évidente : il suffisait de mourir et tout s’arrêtait. Il a tenté de se suicider. A raté. Et, depuis quarante ans, il hésite. Il se sent inadapté à ce monde. « Je ne le comprends pas. Je ne comprends pas ce que je fous là. » Alors il met des petites stratégies en place pour tenir à court terme – vouloir connaître le maillot jaune du Tour de France 2023, par exemple. Se fixer des objectifs en termes de boulot aussi. Il est très occupé – « je réduis ainsi mes moments de vulnérabili­té » –, s’investit énormément dans la sphère associative, adore la culture, le théâtre, le cinéma, il a plus de 6 000 livres chez lui, des enfants, des amis. « Ça aussi ça me culpabilise. Est-ce que j’ai fait des enfants pour rester ? »

Puis parfois, il lâche. La nuit, toujours. « Le problème principal avec ces pensées, c’est que tu peux en parler à personne. La famille, tu veux pas les angoisser, c’est pas possible. Les amis, ils veulent te réconforter. Alors tu te recroquevilles. La ligne de prévention suicide, c’est fabuleux. Quand t’es seul, quand t’en peux plus, t’as besoin d’un accrochage. Et tu sais que c’est là pour ça. Les gens que tu aimes, tu vas leur faire du mal. Eux pas. »

De ces pensées, ce mal permanent, il n’en avait jamais parlé.

– Pourquoi témoigner ?

Parce que c’est important. Je veux que cela puisse servir. Je suis aussi con que les autres quand il s’agit de conseiller ou de réconforter. Mais cette médiation est essentielle.

Maintenant que l’âge avance, il se dit plus proche de l’euthanasie que du suicide. « Pouvoir partir quand on n’en peut plus, cela te libère de cette angoisse. Je suis certain que cela abaisse le taux de suicide. C’est extraordinaire. Si cela ne va vraiment pas, tu as une manière digne de partir. » Or il est temps de se quitter.

Mettre fin à l’appel est un moment délicat. Il faut partir sans délaisser, quitter sans abandonner. L’orfèvrerie de l’écoute. Agnès se souvient que, lors du premier appel, elle avait eu du mal à l’interrompre.

Prendre son temps, pas tout le temps.

– Au revoir ?

Au revoir. Je vais sortir. Ça va me faire du bien.

Elle retire son casque. Agnès se lève. Elle part, mais reviendra. Elle n’a jamais regretté sa décision de rejoindre le bénévolat au Centre. Elle relativise sa vie, s’estime heureuse, écoute mieux ses proches, les considère peut-être de manière plus fine, plus juste. Elle se remémore les appels touchants qui remercient. Ou un simple « ça fait du bien ». Être là au bon moment. Se sentir utile.

Chaque année, le Centre et la bénévole se mettent à table pour envisager de continuer le chemin, se réengager pour un an. Agnès prend des vacances, parfois. L’été, elle fait un break. Mais elle ne veut pas cesser d’écouter. Pour toute explication : « Je continue à être touchée. »

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  1. « Le Centre de prévention du suicide a besoin du soutien des citoyens », communiqué de presse, 21 février 2023, CPS.

  2. Enquêtes de santé Covid-19, Sciensano, 2013 et 2021.

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