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Mamy colibri

Portrait d’une sentinelle à Liège

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Matthieu Litt. CC BY-NC-ND.

« Mamy » Chantal et les Sentinelles de la nuit tendent la main aux sans-abri, à Liège. Tous les soirs, elles tournent avec leurs caddies dans le centre-ville. Du deal de rue bénévole et humain : tartines, bouteilles d’eau, chaussettes. Autour d’elles rôdent les vendeurs de mort. Héroïne, cocaïne ? La came cartonne même à hauteur de caniveau.

Et aujourd’hui, « quelqu’un a des nouvelles de Samy ? » Samy, c’est un prénom d’emprunt. Sur le réseau social que Chantal Degee anime, elle le présente comme « l’enfant aux pieds nus ». Le 2 janvier, par exemple : « Je recherche un MP4 afin qu’il puisse écouter un peu de musique. Il est très courageux, et sa cure (de désintoxication) se déroule bien. » Mais là, y a du mouron à se faire. On est le 6 février, il gèle la nuit et le gamin (de 27 ans) aurait été à nouveau repéré en rue. Saleté de came. Samy y plonge, y replonge et se noie.

Quartier Saint-Gilles

Plantons le décor. Nous sommes tout près de la cathédrale de Liège. Comme tous les soirs d’hiver, trois ou quatre bénévoles de l’asbl « Les Sentinelles de la nuit » s’apprêtent à parcourir leurs « 10 000 pas solidaires ». Créée en 2009, l’association compte actuellement une trentaine de membres et cherche du renfort. Chantal Degee en est la présidente. Derrière ces femmes et ces hommes, un caddie. Dedans, des biens de première nécessité, obtenus ou achetés grâce à des dons privés. Manger, boire, se vêtir et lutter à armes inégales contre la pluie, la grêle, le froid. Pour ça, il y a dans les sacs à roulettes des petites bougies à chauffe-plats, des sous-vêtements unisexes et des chaussettes molletonnées, et c’est tout, car il faut bien tirer les provisions à travers cette ville qui n’est plus qu’un gros chantier dédié au tram. Comme d’hab, il va falloir y aller à l’économie. Il y a de quoi aider environ cinquante personnes. Malgré le programme d’action préélectoral du bourgmestre socialiste de Liège, Willy Demeyer, qui promettait en 2018 un toit pour chaque SDF, il y aurait 200 sans-abri dans le périmètre à couvrir et 1 000 à 2 000 dans l’ancienne principauté. Un chiffre en augmentation depuis plusieurs années. « Il y a des tas de dispositifs d’aide aux gens précaires à Liège, explique Philippe Mercenier, au nom du Collectif wallon d’aide aux réfugiés et du collectif Sortir du bois, qu’il a cofondés. Mais rien n’est suffisant. C’est comme si, au Standard de Liège, il n’y avait qu’une tribune de 500 places. »

Au siège des Sentinelles de la nuit, où l’on se veut discret pour éviter l’état de siège, il n’est pas encore 19 heures et ça toque à la fenêtre. « Vous venez ? » « Oui, oui, on arrive », répond Chantal Degee, zen comme à chaque instant de sa vie depuis qu’elle a quitté l’enseignement, à 60 ans. « J’avoue que j’étais épuisée… » Dehors, sur la petite place des Béguinages, Yvan s’étonne. « Ah, c’est pas le jeudi, votre jour de tournée, Chantal ? » La réponse est positive. Mais là, la présidente de l’asbl dépanne. « Fromage ou jambon, les tartines ? », demande une des quatre sentinelles en action ce lundi-là. C’est une ancienne magistrate et elle préfère l’anonymat. Sa voix est douce, respectueuse : « Alors, vous l’avez, votre appart ? » La réponse, c’est non. Comme souvent. Ça fait plus de vingt ans qu’Yvan est à la rue. Il trouve que, rayon violence, c’est pire qu’avant. Selon lui, il vaut mieux éviter les abris de nuit ouverts par les pouvoirs publics – 75 places à Liège, 25 à Seraing. Et dans les parkings de la gare des Guillemins, où le richissime architecte espagnol Santiago Calatrava s’est passé de portes, ça bastonne tous les soirs. Yvan a donc « choisi » de squatter un garage.

En face du Forum

Rencontré à hauteur de la salle de spectacle Le Forum, sur la rue Pont d’Avroy, Julien fait pareil. Mais lui, il a trouvé une combine. Le proprio d’un immeuble à six appartements lui file 80 euros par mois pour protéger les portes saccagées de ses box à bagnoles. Il peut loger dans une de ces places de parking, où le vent souffle puisqu’il n’y a plus de porte. Au sens d’un droit au logement dont même le PS se contrefout, Julien n’est plus formellement un sans-toit. Du coup, il sifflote. « Et quand je sifflote, c’est que je vais bien, dit-il. Au fait, t’es au courant que Samy a quitté la cure de désintox, Chantal ? Et y a aussi John qui va pas trop bien. Faut p’têt que t’ailles jeter un œil… Enfin, je dis ça. »

Julien a fait beaucoup de taule, usurpé l’identité de son frère et il continue à jouer les équilibristes attirés par le vide. Samy est sous l’emprise de la came depuis l’adolescence. John, lui, frôle la mort à chaque nouvelle injection. Il fait la manche assis tant bien que mal à l’entrée d’un parking. Ses jambes ne sont qu’une plaie. À l’hôpital, on lui a dit « phlébite ». Trop compliqué. Il a pris ce qui lui reste de jambes à son cou. Signé une décharge. Cherché de la came pour oublier. Et le revoilà au boulot, à tendre la main sèche et encaisser les coups de chaleur des pots d’échappement. « Tu joues avec ta vie, John, tu le sais, dit Chantal. Une phlébite, même à ton âge (il a la trentaine), ça peut tourner à l’embolie. » Mais ce soir-là, John est trop shooté pour écouter. « Merci pour les tartines. Allez-y. Vous cassez ma manche… » Une sentinelle souffle : « J’en ai vu qui avaient des vers dans les jambes. J’ai failli vomir. »

Oui, ça marque, les tours de ville avec Chantal et son gang de caddies. On échange quelques mots avec des tout jeunes qui n’ont aucune chance, ou presque. On croise des zombies, des visages émaciés, des femmes sans enfant alors qu’elles ont accouché deux, trois, six fois. Elles ont quasi toutes un mac à leurs trousses. Parfois, on croise une comète. « Tiens, tu es là, Mike ?, s’étonne Chantal Degee. Ça fait au moins cinq ans, non ? » Ce jeudi d’avril, la période des grands froids est passée. Un grand gaillard goguenard a remplacé John à la même entrée de parking. C’est Mike et il vient de sortir de prison. Il avait pris cher après une récidive de vols en tous genres. « J’ai aucune perspective ici. Même pas un endroit où dormir. La prison, c’était mieux… » Sûr qu’il va y retourner.

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Matthieu Litt. CC BY-NC-ND

Liège Together

« Pourquoi tu fais ça, Chantal ? » Je pense que ma question était plutôt : « Comment fait-on pour garder son calme face à des situations aussi graves ? » Philippe Mercenier, son ami, assume un discours politique. Ulcéré par le drame social qui se joue dans sa ville, mais aussi à Charleroi ou Bruxelles, il lui est arrivé de demander la démission du bourgmestre de Liège et celle du président du CPAS. Chantal Degee, elle, choisit la posture de la main tendue. Son action repose sur une philosophie de vie, tout d’abord. Se mettre à l’écoute des plus fragiles, sans rien leur demander. « Faut pas croire, ça a pris du temps pour s’apprivoiser. Pendant deux ans, on nous disait souvent ‘Dégagez !’ Aujourd’hui, les gens de la rue savent qui nous sommes et connaissent les limites de notre action. Nous espérons juste un minimum de respect. Pendant un court moment, le temps d’un geste d’affection, nous leur apportons un peu d’humanité. » Même si plusieurs sentinelles le reconnaissent, il faut parfois s’accrocher face à un tel concentré de misère. « Vers 23 heures ou minuit, quand je rentre, je me sens mentalement épuisée », résume l’une d’entre elles.

Chantal puise sa détermination dans ses racines familiales. « Mon fils a été mon guide. Il m’a appris à être patiente », dit-elle. Le premier de ses deux enfants adoptés lui est arrivé dans les bras quand elle avait 27 ans. Le tout-petit a alors 2 mois et il cache un secret qui se révélera à 3 ans : un syndrome autistique. « On le traitait de paresseux parce qu’il tardait à faire ses lacets. » La discrimination, le manque d’empathie face à la différence, Chantal connaît ça depuis sa prime enfance. « Mon père était ouvrier outilleur et ma mère s’occupait de ses onze enfants, dont un garçon victime d’épilepsie. J’étais l’aînée des filles. J’ai consacré beaucoup de temps ainsi que mon travail de fin de régendat à mon grand frère et à son état d’isolement. Oui, le rejet social, je peux dire que je connais. »

Après de tels débuts dans l’adolescence puis la vie active, on pourrait presque résumer la suite du CV en une seule phrase : prof de sciences à Don Bosco (Aywaille) et surtout cofondatrice des Sentinelles de la nuit à Liège, où avec son mari Bernard, un entrepreneur de jardins, elle converge vers une sorte de sérénité dans l’action. Se référant à la philosophie du colibri, qui découle d’une légende amérindienne et que l’agriculteur et essayiste Pierre Rabhi a popularisée : « Un jour, il y eut un immense incendie de forêt. Tous les animaux terrifiés, atterrés, observaient impuissants le désastre. Seul le petit colibri s’activait, allant chercher quelques gouttes avec son bec pour les jeter sur le feu. Après un moment, le tatou, agacé par cette agitation dérisoire, lui dit : “Colibri ! Tu n’es pas fou ? Ce n’est pas avec ces gouttes d’eau que tu vas éteindre le feu.” Et le colibri lui répondit : “Je sais. Mais je fais ma part.” »

Place des Guillemins

Aux vœux de Nouvel An, Chantal rappelle à ceux qui la lisent le petit colibri qui sommeille en eux. Qu’importe la hauteur du défi et la peur de ne pas pouvoir être efficace. La preuve, le jeudi 23 mars. Ce soir-là, on ressent une petite pointe de tension chez les Sentinelles. En début de maraude, il y a Jean-Luc, d’habitude assez placide dans ses baskets blanches blinquantes, qui a des envies de meurtre. Un mec le cherche. On ne sait trop pourquoi. Jean-Luc a des antécédents ; il peut serrer le poing. Mais « Mamy » Chantal apaise. « Allez Jean-Luc, aide plutôt Samir (un jeune migrant) à trouver un coin pour dormir. » Elle se tourne vers ses compagnes d’un soir : « Ça va aller. »

Au loin, en direction de la gare, qu’on va rejoindre en voiture, on peut déjà percevoir la colère de Hakim. C’est radio-trottoir qui l’annonce. La tournée de la veille a tourné court en ce qui le concerne : pas de tartines. Trop nerveux et vindicatif. Au pied du colosse des Guillemins, Hakim se montre finaud. Petits sourires en coin quand la présidente pointe le bout du nez, compliments un rien mielleux. Puis retour à la polémique, en mode contre-attaque : « Pourquoi ci, pourquoi ça ? » Hakim se dit discriminé, il parle fort, il rappelle qu’un casier métallique pour poser ses affaires (il y en a une rangée à cent mètres de là, payés par la Ville de Liège) lui aurait été promis. Que faire si sa colère un rien théâtrale devait dégénérer ? Appeler la police ? L’arrivée d’un nouveau commissaire semble avoir échauffé les fourgons. Sa consigne, c’est le « zéro toxico » et elle se retourne contre les SDF, d’un coup traités de manière plus agressive. L’inspecteur « matraque », un flic expérimenté qui se reconnaîtra, se sent ainsi pousser des ailes. Il peaufine chaque jour sa sale réputation auprès des paumés de la rue. Pas de détails, ça tape quelquefois sans distinguo entre SDF et dealers. Alors que faire ? Tirer la sonnette d’alarme ? Il n’y en a pas. Si Hakim s’emballe pour de bon, Chantal et ses anges de la nuit vont devoir sortir quelque chose de leurs caddies. D’autant qu’entre-temps, Lina est arrivée. Elle met de l’huile. « Oh, celui-là ! Bientôt, on n’aura plus de sandwichs au jambon. » Bon, là, ça craint.

Chantal ? Tu viens ? Il n’a pas fallu l’attendre. Toujours le mot juste, la voilà : « Maintenant ça suffit, hein, Hakim. On n’entend que toi. On ne peut pas contenter tout le monde en même temps. Calme-toi un peu ! » Et ouf, le calme revient. Au cours de ces rondes nocturnes, les pièges ne manquent pas. Une bagarre, une tente incendiée par des dealers fâchés, un bête accident. « Mais je n’ai pas peur de la rue. Je m’y sens à l’aise », souffle Chantal. Ça se voit.

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Matthieu Litt. CC BY-NC-ND

Boulevard de la came

Depuis 2021, sur Facebook, Chantal Degee évoque une véritable série noire. De mois en mois, elle informe les siens. « Nous avons appris le décès de Pierrot (et ensuite celui de Pascal, Olivier, Amedeo, Colette, Jordan, Sébastien, Marcel, Rosanna…) “La came est ma meilleure maîtresse, disait-il. Avec elle, je n’ai jamais froid […] Comme bien souvent, cette merveilleuse maîtresse est aussi une grande faucheuse. Bonne route, l’ami… » À la longue, la porte-parole des Sentinelles de la nuit pourrait tenir une conférence sur le sujet. L’ultra-dépendance à la « brune » (l’héroïne), le combo avec la « blanche » (la cocaïne) pour adoucir l’atterrissage, le danger des substances synthétiques et les moyens de se procurer de la méthadone. Elle a compris à quel point la drogue pouvait être à la fois la cause et la conséquence des malheurs de ses « amis », qu’elle accompagne jusqu’à l’euthanasie ou jusqu’aux salles de visite de Lantin. « Là-haut », dit-elle. Le cœur endurci, il lui arrive encore de pleurer. Face à Samy, « l’enfant aux pieds nus », par exemple. Car le voici qui apparaît sous les arcades du « boulevard de la came », comme disent les Liégeois (en fait, il s’agit de la rue Clemenceau, qui prolonge le boulevard de la Sauvenière). Samy est un oiseau pour le chat. Un petit gars candide qui s’est râpé le crâne en s’arrachant une par une ses touffes de cheveux.

Ça rit gras dans la mêlée autour de lui. Impossible de checker qui deale, qui écume un dernier reste de son revenu d’intégration sociale. Alors, Samy finit par s’approcher de Chantal, qui pourrait être sa mère. « Mamy, te fâche pas. Je sais, j’ai déconné. Mais je vais encore essayer, tu sais… » Samy a quitté de manière anticipée le centre de désintoxication où il était rentré cinq semaines plus tôt. Chantal sourit doucement, se rend compte qu’il n’est pas en état d’écouter. Il prend un petit jus sorti d’un caddie, une « gougouille », dont les camés sont très demandeurs, et s’assied sur un banc en se grattant avidement les jambes, recouvertes de croûtes. Il parle tout seul. Pour Chantal et Bernard, cette scène s’est reproduite tant de fois. Comment croire à un miracle ? Comment renoncer à sauver ce gamin dont ils assistent à la descente en enfer ? Des parents toxicomanes, le placement dans un home, l’espoir d’embellie à 17 ans, puis le retour au bercail et un nouveau rejet après avoir été spolié par sa propre mère. Chantal et son mari l’ont quelque temps accueilli chez eux pour quelques moments de réconfort (mais « nous avons décidé de préserver notre intimité et ce n’était plus possible, car d’autres auraient suivi »). Ils ont conduit Samy dans des centres de désintoxication où il a tenu un peu plus d’un mois, comme cette fois-ci, et même un an, il y a un moment déjà. Toutefois, Samy n’est pas Tarek, qui a réussi un prodige grâce à sa mère et à Allah, sans doute. Lui a rejeté la came, trouvé un vrai logement. Il cherche désormais un vrai boulot. « Vous le croirez ou pas, mais je parviens même à traverser la place Saint-Lambert en marchant tout droit », rigole-t-il. Ce qui signifie : sans céder aux multiples sollicitations des dealers de rue.

Car oui, le poison s’est inoculé dans nos artères. À Liège et dans d’autres cœurs de ville, il faut être aveugle pour refuser de le voir, ce bal des dealers, qui tournent même autour de proies désargentées. « De ça et des difficultés des SDF, j’en ai parlé à l’occasion avec le bourgmestre Demeyer, indique Chantal Degee. Sa ligne politique, c’est leHousing First”, le logement d’abord. C’est bien de le dire, mais, concrètement, il n’y a pas – ou peu – de logement pour les sans-abri dont nous nous occupons avec les moyens du bord (des dons privés, pour l’essentiel). J’ai l’impression que ces questions-là, le bourgmestre, ça ne l’intéresse pas trop. » Il est le tatou. Elle, le colibri.

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Matthieu Litt. CC BY-NC-ND

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  1. Le thème d’une campagne de promotion lancée par la Ville en 2018.

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