La quadrature du sucre
Le morceau dur a propulsé Tirlemont et ses betteraves comme capitale du sucre au début du XXe siècle. Cent ans plus tard, un homme l’a brisé en deux.
Qui n’a jamais trempé son suc’ dans sa jatte ? Cette délicatesse, connue sous le nom de canard dès la fin du XIXe, doit tout à la Raffinerie tirlemontoise, auguste institution établie depuis 1836. À cette époque, le sucre ne se vend qu’en poudre ou en pain de sucre. En 1902, un Belge va révolutionner notre consommation de glucose en inventant « le morceau dur ». Théophile Adant est en effet le premier homme à mettre au point un processus de plaque de sucre. L’invention du morceau n’est – en fait – pas la sienne : un certain Jakub Kryštof Rad l’a précédé en 1843. Mais l’ingéniosité de son procédé à base de sirop fera de la Belgique le centre du carré. « Les morceaux Adant étaient coriaces, bien plus solides que ses homologues français et anglais », explique Philippe Schmidt, ancien chef de l’usine de Wanze (Tirlemont), dont le père et le grand-père ont travaillé à la raffinerie.
Le procédé Adant dure. Jusqu’au milieu des années 70, les « harde klontjes » font la renommée mondiale de l’entreprise. Puis tout bascule. La méthode d’abord : les petits carrés sont désormais agglomérés un par un selon la méthode française de Chambon, l’éternel concurrent d’Adant.
La raie au milieu
Ensuite, la question des conséquences du sucre pour la santé s’invite à table : « Au début des années 90, on a commencé à faire attention, à dire qu’il fallait consommer moins de sucre. Beaucoup de personnes cassaient leur morceau, ce qui était plutôt dur à faire », raconte Phillipe Schmit. Le symbole de Tirlemont se voit alors rehausser d’une rainure, pour pouvoir le couper en deux. « Une première mondiale », assure Deborah Motteux, responsable com à Tirlemont : « Un brevet a même été déposé, ce qui rend ce carré unique au monde. » On doit ce trait de génie à un certain Henri Casseau, « production manager » à la raffinerie.
Mais cette cassure est également celle de l’industrie sucrière belge. L’Accord général sur les tarifs douaniers et le commerce, qui libéralise le marché mondial à cette même époque, fragilise l’industrie sucrière belge. Propriété de la famille Wittouck depuis six décennies, la société a été revendue par le petit dernier, Eric, pour un milliard d’euros au groupe allemand Südzucker en 1989. « La vente a été une catastrophe. Au début du XXe siècle, les entrepreneurs étaient des sucriers, ils aimaient le sucre. Petit à petit, on n’a plus travaillé pour faire du sucre, mais pour faire de l’argent », résume Philippe Schmidt. Ironie du sort, dix ans plus tard, l’héritier Wittouck rachètera le géant des cures d’amaigrissement Weight Watchers avec une partie de l’argent de Tirlemont. Il siège aujourd’hui au firmament des Belges les plus riches du monde.
Henri Casseau a, lui, pris une retraite paisible en 1998. Avec sa riche idée de casser du sucre, il en aura pourtant fait plus pour la santé des Belges que les régimes à points made in USA.