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De bien jeunes vieux

En maison de repos à 50 ans

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Salomé Lahoche. CC BY-SA.

Ils vivent parmi les arrière-grands-mères et les nonagénaires. À 50 ou 60 ans, ils sont déjà en maison de repos, pour quelque temps ou pour la vie. Pas par amour de la viande bouillie mais faute de place dans les structures plus adaptées à leur profil. Rencontre avec trois jeunes résidents, résignés et parfois ravis.

Lorent, 55 ans

Un cadre pour se relancer

C’était le 20 janvier dernier. Lorent se réveille au milieu de la nuit, dans l’appartement qu’il occupe seul depuis six ans. La chaleur est suffocante. Ses souvenirs, ses écrits, ses dessins, toute sa vie est en proie aux flammes. Un instant, il se voit brûler au milieu de son œuvre. Mais les voisins hurlent son nom. Instinct de survie. Il parvient à sortir et se retrouve dans la rue, en slip et chaussettes. L’ambulance est déjà là. Il s’en tire avec quelques brûlures dans le dos et au visage.

À l’hôpital, l’assistant social est ennuyé : où peut-on bien envoyer un homme, seul avec ses chaussettes, traumatisé par un incendie dans lequel il a tout perdu et qui a besoin de soins réguliers ? À Bruxelles, tout est saturé.

« Il n’y avait pas le choix. » Lorent se retrouve donc dans une maison de repos familiale à Schaerbeek, la mal nommée « Accueil troisième âge ». Une chambre monacale, des repas à heures fixes, pas d’alcool : c’est un parfait cocktail d’ennuis que la vie lui sert sur un plateau. Mais Lorent y trouve son équilibre. Ces derniers temps, il avait justement besoin d’un cadre. « Je m’isolais, je buvais beaucoup. » Il se forge une discipline. À 6 h 30, il est déjà au fumoir, où il écrit en buvant du café. Une vraie complicité se crée avec d’autres résidents. Il renaît. « Je n’ai rien apporté ici ; c’est comme si l’histoire commençait maintenant. »

Metteur en scène pour le théâtre, il a passé sa vie à s’immerger dans les cultures et les récits de vie. La maison de repos est pour lui un terrain d’exploration inespéré. Il y a tant d’expériences à entendre, tant d’instants à filmer, tant de relations à nouer. Et puis, il y a le karaoké et le bingo – il adore.

En avril dernier, Lorent écrit sur son mur Facebook : « Voilà, je vis dans le home, dans un élément qui me convient et me ressemble. » Il assume la situation et se sent « chanceux » d’avoir intégré cette ruche bourdonnante où, entre les résidents et le personnel, il ne se sent jamais seul. « C’est une immense famille de plus de 100 personnes, dont certaines que je n’ai jamais vues. » Quand l’une d’elles est emmenée à l’hôpital, l’inquiétude monte. « On a peur, on ne sait pas si elle va revenir… »

La situation aurait pu être plombante. Elle est tout le contraire. « C’est l’endroit idéal pour me reconstruire, me remettre en question, me remettre à travailler. » Déjà, il imagine monter des ateliers de théâtre pour les enfants du personnel et les petits-enfants des résidents, organiser des rencontres autour de souvenirs du Congo, reprendre des études d’aide-soignant ou d’ergothérapeute pour se rendre utile. Il reçoit des comédiens dans la salle à manger de la maison, renoue petit à petit avec son activité professionnelle. Mais, il le sait, c’est une maison « de repos ». Il doit apprendre à ne pas en faire trop, à ne pas prendre trop de place, à découvrir la patience, qui n’est pas dans sa nature. Une école de vie.

Lorent, est-ce que c’est tout à fait sûr que votre séjour sera temporaire ? « Avec ce qui m’est arrivé, je me dis maintenant que tout peut arriver. » Tant que l’assurance finance ce relogement, il n’y a pas de raison de se presser à déménager. Il nous conduit chez Stéphane, 59 ans, qui vit ici depuis trois ans. Ce secouriste-ambulancier était alors hospitalisé pour un problème de vascularisation aux pieds. Les premiers cas de Covid ont touché l’hôpital où il était. On lui a conseillé de s’en aller. Il est arrivé ici. Aujourd’hui, il sait qu’il va « reprendre sa vie en main », une fois qu’il sera bien remis de ses problèmes de santé. Mais, comme pour Lorent, la priorité sera d’abord de reprendre le travail, de se refaire une situation. Avant d’envisager de quitter cette maison, où ils auront fait bien plus que se reposer.

Régine, 68 ans

Une maison pour vivre et chanter

C’est une grand-mère en jean, sweat-shirt Bambi et sandales à fleurs, soignée et droite comme le petit rat de l’opéra qu’elle était autrefois. À 7 ans, Régine dansait à la Monnaie. Plus tard, elle s’est retrouvée chez Béjart ou au théâtre de la Gaîté à Bruxelles. À la fin de sa carrière, avec une petite troupe d’opérette, il lui est arrivé d’entrer dans des maisons de repos. « L’horreur. » Elle ne voudrait jamais aller à « l’hospice ».

Pourtant, en quelques années, tout dégringole dans sa vie. Son mari la quitte, la maison n’est plus entretenue, elle se met à boire et à passer ses journées en pyjama. « Je me laissais complètement aller. » Un jour, ses quatre filles débarquent en front commun. « Ho, ho », se dit Régine. « Elles m’ont dit : maman, tu devrais aller à l’hôpital. » L’hôpital psychiatrique ? « Oui, un truc comme ça. Je ne sais pas, je ne voulais même pas en parler. » Régine met les choses au clair : « La première qui essaie de me faire entrer dans quoi que ce soit, elle ne met plus les pieds chez moi. » Les filles abdiquent.

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Salomé Lahoche. CC BY-SA

Jusqu’au jour où l’on retrouve Régine, seule chez elle, froide comme tout et en plein délire. Elle ne se souvient de rien. Elle a ensuite passé un mois à l’hôpital, d’après ce qu’on lui a dit. « Je me suis réveillée ici », en novembre dernier. « Ici », c’est une maison de repos gérée par le CPAS d’Enghien, qui applique les principes de la méthode Montessori pour plus d’autonomie des personnes âgées.

Régine se sent trahie, ses filles « ont réussi à l’enfermer ». Elle crache sa colère en peignant au dentifrice sur les murs et en « gâchant ses tartines ». Le personnel est « un peu panique ». Mais patient.

Et le miracle survient. Régine ne boit plus que de l’eau, ressort son maquillage et se découvre une passion pour les jeux de société, la peinture et la gym douce du mercredi. « Je vois bien que les autres se demandent parfois : qu’est-ce qu’elle fait ici, celle-là ? », mais Régine s’en fiche et s’accommode des avantages liés à son jeune âge. Au Trivial Pursuit, elle connaît les réponses avant tout le monde (« ce sont les mêmes questions que la fois d’avant », confie-t-elle). Elle se sent utile, aide à la distribution de la soupe dans les chambres et pousse les fauteuils roulants. Surtout, elle connaît tous les « Tata Yoyo » et autre « Mexico » qui sèment la joie dans les maisons de repos.

Un jour, Régine annonce à ses filles qu’elle a pris une grande décision. Panique. Elle veut partir ? « Non, jamais. J’étais loin, j’étais seule, je n’avais plus goût à rien. Ici, je ressuscite. J’ai une vie de princesse. C’est comme une seconde famille. Je leur ai dit que je restais. »

Une dame frappe à la porte. « Bonjour Régine. » C’est l’heure de la soupe. « Ah mais non, pas aujourd’hui. » Elle va manger « au chinois » avec un ami qui l’attend dans sa voiture. Qui aurait cru que c’est une maison de repos qui lui ferait vivre cette seconde jeunesse ? « Sûrement pas moi », assure Régine.

Alain, 63 ans

Du temps pour se retaper

Il habite « rue du Titanic », cabine du fond, au rez-de-chaussée de la résidence Les Aubépines à Houdeng-Goegnies (La Louvière). « Ils ont beaucoup de vieux, ici », avertit Alain, 63 ans « et demi » (il y tient), qui vit en maison de repos depuis l’âge de 61 ans. « J’étais célibataire et il m’est arrivé ma catastrophe. » Alain travaillait alors aux espaces verts de la commune. La vie au grand air, les collègues sympas, le plaisir de se sentir utile : c’était le « kif total ». Mais un diabète diagnostiqué trop tard met brutalement fin à sa carrière. Il est amputé de la jambe droite. « Au réveil, mes deux frères et ma sœur étaient là. J’ai passé ma main sous le drap pour voir si, des fois, ils me l’auraient pas laissée. Et là, j’ai senti le moignon. Je vous dis pas comme j’ai tchoulé… » Deux jours plus tard, on lui coupe aussi la jambe gauche.

Alain regarde la réalité en face : sa maison, dans laquelle il vit depuis 21 ans, n’est « pas adaptée à un handicapé sans jambes », et « la mère », qui l’aurait sûrement repris chez elle, n’est plus là. Il intègre alors un premier établissement à La Louvière, puis déménage aux Aubépines, pour n’être plus qu’à une « pissée de chat » de sa famille. La mobilité, l’indépendance, les liens sociaux, « il ne faut quand même pas tout supprimer dans la vie ».

Aujourd’hui, Alain porte des prothèses et apprend à marcher, à l’aide de béquilles. Philippe, son kiné, passe tous les jours pour une promenade dans les couloirs, de la rue du Titanic au restaurant. « Au bon temps, on ira voir dehors comment ça marche », espère Alain. Ces dernières années, l’ex-employé aux espaces verts a à peine mis le nez à l’extérieur – 15 minutes par-ci par-là quand il fait beau. Sauf en mars dernier, quand il a enfin été retrouver son immense famille de cœur, les Gilles d’Houdeng, pour fêter le carnaval et recevoir la médaille qui récompense ses 49 années de Gille. « Il y avait six ans que je n’étais plus sorti à Houdeng. C’était l’amusement total. »

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Salomé Lahoche. CC BY-SA

De retour dans son home, Alain salue poliment les « gentilles bobonnes » qui lui rappellent sa grand-mère, mais avec qui c’est pas franchement la grosse éclate. « Avant, j’avais un copain de 59 ans ici ; on jouait au kicker, on rigolait beaucoup. Malheureusement, il est décédé. » Au restaurant, il partage désormais sa table avec « deux pépères », de 92 et 98 ans. « On commente les émissions télé, mais je ne peux pas leur parler de mes sorties, par exemple. On n’est pas de la même époque. » Et ne lui parlez pas des après-midi loto ou coloriage. « Ça va m’emmerder au bout de cinq minutes. »

Alain n’entend pas finir sa vie ici. Il se voit déjà, dans deux ans, « bien retapé » et prêt à louer une « petite maison de pensionné tout à plat ». Il s’offrirait alors un vrai steak et un « hectare de frites ». Des frites avec de la graisse, bien sûr, et pas de celles, toutes dures, qu’on sert au quatrième âge. En attendant, Alain ne veut pas se plaindre. « Le home, c’est propre, on nettoie. J’ai été très bien reçu par la direction. Le personnel est correct. Et moi, je suis poli et gentil. Je cherche pas la misère. Je crois que j’aurai encore de beaux jours. Je vais revoler de mes propres ailes. J’ai un moral d’enfer. »

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  1. Selon une étude de 2020 des Mutualités socialistes flamandes.

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