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Le bourgmestre et les gueulards

L’urbanisme selon Hugues Ghenne, à Orp-Jauche

Il décide de tout, tout seul. Des permis de bâtir, par exemple. Quoi, quelque chose à dire ? Vous êtes un râleur, un gueulard. À Orp-Jauche, il vaut mieux être ami avec le bourgmestre Hugues Ghenne. Sinon, gare à vous.

Presque à mi-chemin entre Bruxelles et Liège, aux confins orientaux du Brabant wallon, trois provinces se touchent et la quatrième commence plus au sud. Mais ce sont bien les vallons brabançons que l’on aperçoit. Des terres agricoles à perte de vue. Au bout de quelques kilomètres, les premiers villages apparaissent. Noduwez d’abord, puis Marilles, Énines, Jauche. Enfin, nous y sommes. Orp-le-Grand. Sur sa place principale – un parking à l’air libre – trône la maison communale, un bâtiment modeste en brique rouge. En ce matin de novembre 2021, des bruits de voix venus de l’intérieur se font entendre. Et pour cause : un intrus est entré dans le back-office de la commune. Il s’agit de Timothy Delodder, Waregemois d’origine et propriétaire d’un terrain dans le coin. Consultant en informatique, son métier le faisait beaucoup voyager avant que le Covid ne change la donne. Ayant plus de temps libre, il s’investit alors bénévolement pour aider les sinistrés des inondations de juillet 2021. En sillonnant la Wallonie, un projet germe dans sa tête : s’y installer et bâtir sa maison dans l’espoir de construire une famille. Il choisit Orp-Jauche pour sa relative proximité avec Bruxelles, sa nature et ses prix attractifs.

Mais depuis, rien ne se déroule comme prévu. Le trentenaire est en conflit ouvert avec la commune. Il jure de se plier à toutes les exigences urbanistiques en vigueur, mais rien à faire, l’administration communale refuse de lui octroyer un permis de bâtir. Alors ce matin, il a pris son courage à deux mains pour demander des comptes à l’urbanisme. L’homme qu’il cherche s’appelle Hugues Ghenne. En charge de l’urbanisme donc, mais aussi bourgmestre d’Orp-Jauche, 9 000 habitants, sept localités, et aucune agglomération autour pour lui dire quoi faire. Il tient son poste depuis 2006 et il est ultrapopulaire chez lui : aux dernières communales de 2018, il a obtenu 2 412 voix de préférence sur 5 889 votants, et sa liste UP (à dominance MR-PS) a raflé 75,5 % des voix, laissant seulement quatre sièges à l’opposition. Ses principaux faits d’armes : des routes et un investissement massif dans des dispositifs anti-inondations, prioritaires depuis un épisode apocalyptique en 2011. Douze bassins d’orage et des digues protègent aujourd’hui les zones inondables. Cette popularité, il l’explique facilement : « Les gens voulaient ne pas avoir d’augmentation de la population trop importante, ne pas être trop taxés, des routes en bon état et être protégés des inondations. Je leur ai donné. Vous avez vu mon score électoral ? Moi je ne veux rien de plus, parce que les gens ne veulent rien de plus. »

La venue de Delodder a le don d’énerver le bourgmestre. Qui donc ose venir l’importuner alors même que des journalistes de la télévision de la province, TV Com, sont dans la pièce d’à côté et pourraient l’entendre ? Le ton monte entre les deux hommes. Une employée tente de fermer la porte, Timothy Delodder l’en empêche brusquement, provoquant une légère blessure au doigt de la femme. Le sang du bourgmestre ne fait qu’un tour. Il ordonne au nouveau venu de partir ; ce dernier refuse. « Vous êtes dans un service public, pas dans un zoo », s’écrie Hugues Ghenne. Il appelle la police puis décide de traîner lui-même le néo-Orp-Jauchois vers la sortie.« Vous sortez, maintenant ! », hurle-t-il désormais. L’altercation devient physique, Timothy Delodder est poussé par le bourgmestre et un autre homme. « Calme, calme ! Ne me touchez pas ! », répond-il. « Vous n’êtes pas le premier cinglé qui arrive. Ici, on est dans un pays civilisé, dit le bourgmestre. Si vous voulez retourner en Flandre, allez-y. » Sur ces paroles, le Flamand quitte la maison communale bredouille et choqué. Le permis, ce ne sera pas pour cette fois non plus. La commune porte même plainte à son encontre, et lui décide d’aller voir UNIA (le Centre interfédéral pour l’égalité des chances et la lutte contre le racisme), qui ouvre un dossier. « Un gueulard de plus », doit se dire Hugues Ghenne. C’est comme ça qu’il appelle, en privé, les citoyens qui la ramènent un peu trop. Plus tard dans la journée, encore échauffé par la querelle, il détaille l’incident dans un post Facebook. Une habitude, chez lui.

Le règne virtuel

Les outils numériques, c’est son dada, à Ghenne. Facebook, Instagram, Twitter, il bombarde quotidiennement ses feeds d’informations, avis et anecdotes sur sa commune. Il maîtrise les réseaux sociaux à la perfection et, avec le temps, il est devenu un expert en communication. « Sur le coup, il a été visionnaire, explique Nathalie Xhonneux, membre de l’opposition, non apparentée à un parti politique. Dans sa manière de communiquer, c’est un Donald Trump avant l’heure : affirmer avec aplomb et invisibiliser tout témoignage qui n’irait pas dans son sens. »

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Hugo Dinër. CC BY-NC-ND

Invisibiliser ? Avant d’envoyer la publication, le bourgmestre a pris le soin de rajouter Timothy Delodder à sa liste des personnes bloquées sur le réseau social. De nombreux citoyens sont blacklistés. « C’est un acte politique. Je refuse que des gueulards viennent gueuler dans mon salon », assume Hugues Ghenne. En plus des intimidations (« Urbanisme et voisinage… Quand on attaque son voisin, vaut mieux être en ordre… À défaut, c’est le retour du boomerang »), des informations d’intérêt public sont transmises uniquement par ce compte privé ou par des groupes Facebook dont il est le seul administrateur. « On s’est parfois retrouvé à ne pas recevoir des informations qu’on aurait dû connaître. Cela crée des citoyens de seconde zone », ajoute Nathalie Xhonneux, elle-même bloquée comme les trois autres élus de sa liste. « Lorsque mon village a connu des problèmes d’eau, les horaires des coupures n’apparaissaient que sur son profil. » Le règne Facebook va même plus loin : en 2016, la commune engage une procédure de licenciement pour faute grave d’une puéricultrice pour une publication un peu trop vindicative. Décision sanctionnée par le tribunal du travail, qui a jugé le licenciement déraisonnable et a évalué le préjudice à 47 100 euros. « Pas de regret », pour Ghenne.

Fermer les yeux

Hugues Ghenne est un enfant du pays. Il a grandi à Jauche, près de l’ancienne gare. Après un mandat dans l’opposition et un autre en tant qu’échevin, il arrive au levier de commande en 2006, renversant le bourgmestre libéral Jean Pirsoul. L’élection se joue à 470 voix près et la chance de Ghenne, ça a été Christian Delvigne. L’homme était un fidèle de Pirsoul, il était attendu sur la liste MR, mais, surprise, il passe cette année-là sur celle du PS. Avec le recul, on peut même dire que ses 499 voix de préférence ont offert le trône à Hugues Ghenne. Forcément, ça crée des liens. Christian Delvigne est aussi un « natif ». Il vient de Marilles, à 4 kilomètres de Jauche. Il est agriculteur, comme l’étaient son père, son grand-père et tous ses ancêtres depuis 200 ans. Il est aussi échevin des travaux et du logement. On le dit rustre et parfois violent. Sa femme, son fils et lui, tout le monde sait qu’il ne faut pas trop les embêter.

À bord de leurs tracteurs, ce sont les rois de la route. Des voisins témoignent de clôtures arrachées, de pots de fleurs cassés et de frayeurs en tant que piétons. Leur ancienneté dans le village en fait pourtant des personnages respectés, surtout chez les fermiers.

C’est eux qui exploitent les trois hangars qui s’élèvent à l’entrée du village. 3 630 mètres carrés en tout. Problème : ils sont en infraction. Malgré ça, le fils Gaëtan, qui reprend petit à petit le flambeau du père, a déposé une demande de permis, en novembre 2020, pour la construction d’un quatrième hangar d’une taille de 1 860 mètres carrés. Confiante, la famille anticipe l’autorisation en débutant des travaux d’excavation. À raison : Hugues Ghenne délivre le permis le 31 mai 2021. Et pour les infractions actuelles ? C’est régularisé !

C’est du solide, pourtant : modification du relief impliquant la détérioration d’un sentier communal, 2 000 palox (de grandes caisses en palette de bois utilisées en agriculture) stockés sans permis et qui se cassent la pipe par grands vents, évacuation des eaux usées dans un ruisseau du village, construction d’un mur en bloc de béton sans permis, non-respect de plusieurs conditions de délivrance du permis initial… Les riverains se plaignent de nuisances de plus en plus importantes dans le trafic des camions.

En observant les palox entreposés à l’entrée des hangars, nous remarquons qu’ils sont estampillés « BVBA Cool Paul ». Il s’agit d’un agriculteur basé à… Dendermonde. La famille Cool ? Du lourd, de l’agroalimentaire, de l’exportation. Frans et Paul Cool ont derrière leur nom une dizaine d’entreprises. Légalement, c’est même un frère Cool qui est à la tête de ces hangars. Dès lors pourquoi les permis demandés le sont-ils au nom du fils Delvigne ? Ce n’est pas la même chose, stocker ses propres carottes, céréales et oignons, ou faire tourner un gros poisson installé en Flandre. En tout cas, les riverains trinquent : ils voient défiler les camions « Cool ».

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Hugo Dinër. CC BY-NC-ND

Plusieurs habitants s’organisent alors et déposent un recours au gouvernement wallon. Celui-ci leur donne raison : un arrêté ministériel signé le 4 octobre 2021 par Céline Tellier (Écolo) et Willy Borsus (MR), respectivement en charge de l’Environnement et de l’Aménagement du Territoire, abroge la décision de la commune d’Orp-Jauche, en grande partie en raison du déversement des eaux usées industrielles. Mais, en mars 2022, une nouvelle demande arrive sur le bureau de l’urbanisme, à Orp, qui l’accepte. C’est l’indignation à Marilles, surtout. On y crie à l’abus de pouvoir. « Les règles sont les règles », nous disait pourtant Hugues Ghenne. Timothy Delodder, lui, s’est fait blacklister pour avoir creusé une allée sans permis, provoquant « une modification du relief ». Allée aujourd’hui remblayée, souci vite réglé. Deux poids, deux mesures ?

La Région n’a pas réagi à ce nouveau permis. À l’heure d’écrire ces lignes, l’affaire est entre les mains du Conseil d’État. Un collectif composé d’une trentaine de citoyens qui s’affichent à visage découvert, renforcé par de nombreux anonymes qui craignent des représailles, continue à se battre contre les hangars de l’échevin. La revanche des gueulards.

Les frasques royales

Confronté à ces épines, le bourgmestre Hugues Ghenne s’en sort souvent grâce à des pirouettes. En 2018, sur le plateau de RTL, le journaliste politique Christophe Deborsu essaye de savoir si l’homme fait encore partie du PS : « Ce n’est pas avec de la politique qu’on gère une commune […] Quand on a son libre arbitre, on déçoit parfois certains particrates. » Il l’avouera difficilement ce soir-là, mais il fut exclu pour avoir refusé de payer ses rétributions. Aujourd’hui, il est sans parti.

L’homme est imprévisible et agit comme bon lui semble. Comme lorsqu’il menace TV Com d’arrêter de subsidier la chaîne locale. Et pour cause : on ne parle pas assez d’Orp-Jauche ! Le financement des communes représente un quart du budget de la chaîne. Pour Orp-Jauche, ça représente 4 300 euros par an. Ce n’est pas un acte isolé. Demandez à l’IPBW (Immobilière publique du Centre et de l’Est du Brabant wallon). Le conseil d’administration de cette société de logements publics doit respecter un équilibre politique calculé en fonction de la représentation des partis dans les conseils communaux concernés. En 2013, Orp-Jauche doit y envoyer un membre et les états-majors provinciaux MR, PS, cdH et Écolo conviennent que l’administrateur orpois serait un vert. Pour Hugues Ghenne, il n’est pas question de respecter ces petits arrangements. Ce sera Christian Delvigne (encore lui !) ou personne. Il confirme : « C’est de la particratie. Moi, ce qui m’importe, c’est que la démocratie soit respectée à Orp-Jauche. Une autre commune où Écolo est dans la majorité n’a qu’à envoyer un Écolo. »

Embarras, tout est bloqué, le dossier traîne plusieurs années et finit au Conseil d’État… qui donnera raison à Orp-Jauche. Le bourgmestre d’Orp a obtenu gain de cause. Mais à quel prix ? Un bras de fer politique, la commune sans représentant à l’IPBW pendant près de quatre ans, de l’argent public dans un recours juridique (près de 10 000 euros selon nos chiffres) pour éviter un Écolo dans un CA. Aujourd’hui, c’est Julien Gasiaux, élu de la majorité (et ex-Écolo, c’est le comble), qui y siège. Si ça, ce n’est pas faire de la politique…

Des frasques similaires, il y en a eu des dizaines. « Je n’ai jamais su la boucler », avoue-t-il. Ça lui a valu toutes sortes d’inimitiés, à l’image de la haine cordiale qui perdure avec le baron brabançon de son ex-parti, l’ancien ministre socialiste André Flahaut. Mais Hugues Ghenne n’a jamais eu d’ambitions ailleurs que dans sa commune et ça lui permet de ne pas écouter les ordres venus d’en haut. À la presse, il a déclaré qu’il ne se présenterait pas en tête de liste en 2024. « Je dois en parler avec mon épouse, nuance-t-il aujourd’hui. J’aimerais bien continuer le travail fait depuis 16 ans. » Pour Timothy Delodder, c’est trop tard, il est « retourné en Flandre ». Mais les autres gueulards croisent les doigts.

L’urbanisme dans le Brabant wallon, nous l’aborderons avec un autre cas d’école : Louvain-la-Neuve, lors de notre Pop Up à la maison de jeunes Chez Zelle. Plus d’infos ici.

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  1. Orp-le-Grand est un des sept villages qui compose la commune de Orp-Jauche.

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