La violence est en eux
Fight Club en politique
Textes : Philippe Engels
Illustrations (CC BY-NC-ND) : Antonin Lefevre
Textes (CC BY-NC-ND) : Louis Van Ginneken : Camille Crucifix
Publié le
La brutalité de l’extrême droite contamine nos institutions. Au sein de la coalition Vivaldi, des présidents de parti s’insultent jour et nuit. Quand elles ne quittent pas le métier, nos élites dirigeantes ont tendance à succomber – elles aussi – au populisme. L’agressivité envers les femmes politiques se renforce via les réseaux sociaux. Et cela mène à quoi, toute cette violence contenue ou affichée ? De juin à novembre 2022, chronique d’une vie politique sous tension, bloquée, où le sentiment d’impuissance prépare de nouveaux dégâts.
C’est le guide du parlement fédéral qui le dit : les visiteurs cherchent les ragots, la fight. « Ça se bat, par ici ? » Le fonctionnaire dans sa tenue austère s’en amuse : « Le dernier poing remonte aux années 70. À l’époque, il y avait des bagarreurs, André Cools et compagnie. » Ah, tiens ? Les élus d’aujourd’hui seraient doux comme des agneaux ? Ne pas se fier aux apparences. La génération parlementaire actuelle a reçu les codes transmis par les précédentes. Sourires narquois, sourcils levés au ciel et sens aiguisé de la moquerie : on peut faire mal sans lever la main. Un des chefs de l’opposition, le député Peter De Roover, de la N-VA, jongle en séance plénière avec ce type d’arme sans détonateur. « Prioritaire, M. De Croo, ça vient de priorité. 99 % des Belges connaissent ce mot. Je pense que le pourcentage qui ne le connaît pas se trouve dans votre gouvernement. » Posture d’opposition plutôt classique ; ça, c’est normal. Par essence, le Parlement est un lieu de conflictualité, où des idéologies s’affrontent.
Ce qui est neuf aujourd’hui, c’est la confusion croissante entre la majorité et l’opposition. On ne sait plus qui est qui. « Vous êtes un menteur, vous dites n’importe quoi, comment pourrait-on avoir confiance en vous », balance régulièrement Paul Magnette (PS) à Georges-Louis Bouchez (MR), ou l’inverse, sur les plateaux de télévision. Ce langage agressif, il a contaminé les partis francophones du gouvernement fédéral, le niveau de pouvoir où sont encore censées se régler les importantes questions liées au climat, à l’approvisionnement énergétique, aux migrations, aux pensions. Plus grave, le mauvais exemple vient de la tête des partis. Ils ont beau être partenaires, ils s’insultent. Et contaminent le Parlement.
Les visiteurs qui s’aventurent dans l’arène parlementaire se prennent pour des députés en tapotant sur les micros dressés sur les pupitres. Ils se baladent dans ces lieux historiques, y croisent les bustes en marbre d’illustres ministres belges, un fumoir abandonné et une vieille cabine téléphonique où les journalistes dictaient leurs papiers la nuit tombée. Ces couloirs contiennent notre histoire politique – pas toujours glorieuse, un peu bâtarde, carrément compliquée. Le guide du Parlement brasse dans les grandes lignes la complexité de notre système, notre fierté surréaliste et notre talon d’Achille. « En France, c’est plus simple, non ? », demande-t-il aux touristes. Euh, non.
Chez nos voisins, où le mode de scrutin est majoritaire, le personnel politique et les analystes se sont demandé en juin dernier comment la cinquième République pourrait encore être gouvernée avec les trois « blocs » qui venaient d’émerger des urnes : le parti déconfit du président Macron, la gauche brinquebalante et l’extrême droite gonflée à l’hélium. Sur des plateaux de télévision, on a entendu parler de l’« exemple belge » et de son système électoral proportionnel qui mène au compromis. Dans cette Europe minée par le rejet de la politique, l’herbe paraît toujours plus verte ailleurs. Alors qu’il semblerait que les crises à répétition deviennent un peu partout la norme… Chez nous, une étude universitaire indique que, ces cinq dernières décennies, la Belgique a perdu six ans dans d’interminables phases d’interrègne.
La coalition Vivaldi, notre gouvernement fédéral depuis deux ans, compte trois partis francophones et quatre formations flamandes. En 2020, elle s’est constituée dans la douleur après 662 jours de crise. Au bout du suspense, juste avant la pandémie de Covid, il a fallu rassembler des contraires pour éviter qu’un saut dans l’inconnu (le retour aux urnes) ne gonfle encore le camp « anti-système », incarné en Flandre par la N-VA de Bart De Wever (nationaliste) et le Vlaams Belang (séparatiste) de Tom Van Grieken. Ensemble, ces deux-là ont attiré 45 % des électeurs flamands lors du scrutin fédéral du 26 mai 2019. Tout près de la barre fatidique et du blocage ultime. S’ils dépassent ensemble les 50 % et que personne ne veut cohabiter avec l’un ou l’autre, il pourrait être impossible – demain – de former un gouvernement fédéral. La Flandre pourrait alors être tentée de déclarer son indépendance.
Des fachos incognito
23 juin 2022. Séance plénière au parlement fédéral. Ce jeudi, l’ambiance est électrique. La veille, à Paris, 88 députés du Rassemblement national ont pris le sillage de Marine Le Pen sur les bancs de l’Assemblée nationale. Cela semble donner de l’énergie à « notre » Vlaams Belang, l’extrême droite flamande. Une question d’actualité posée à la ministre de l’Intérieur Annelies Verlinden, du CD&V, porte sur l’augmentation de la violence dans les domaines récréatifs. Le député indépendant Jean-Marie Dedecker, bourgmestre de Middelkerke, déclare qu’il faut « protéger les plages des allochtones schaerbeekois et molenbeekois » (sic). Cet ancien coach de judo parle fort, multiplie les onomatopées. Il écarte les bras au maximum comme s’il voulait attraper la ministre. Ortwin Depoortere, au nom du Vlaams Belang, surenchérit : « Ces problèmes sont causés par – appelons un chat un chat – les jeunes immigrés qui viennent de Bruxelles. Il s’agit de querelles, de harcèlement de familles, de vandalisme, de bagarres et même de torture d’une carpe dans le Blaarmeersen », une plaine de jeux à Gand. Issu de la majorité, le député CD&V Franky Demon reste dans le même registre, mais de manière détournée, voire cynique. Il stigmatise, lui, « certains jeunes venus du centre du pays ».
Irresponsabilité politique des parlementaires qui peuvent dire ce qu’ils veulent sans être (ou si rarement) inquiétés pour racisme et xénophobie sur un plan pénal. Julie Chanson (Écolo) tente un pacifisme complètement inaudible. « Donnons des moyens à ces quartiers et ne tombons pas dans les dérives sécuritaires et répressives. » Theo Francken, ancien secrétaire d’État N-VA, laisse échapper une petite mimique de contentement. Cet après-midi-là, la testostérone gicle dans l’hémicycle. Il y a vingt ans, dix ans, les bancs des populistes flamands étaient encore divisés. Aujourd’hui, on a l’impression – sur certains dossiers comme l’immigration ou la sécurité – d’un bloc homogène qui gangrène les bancs flamands, surtout.
L’extrême droite vit et grossit au cœur de nos institutions. Et pas n’importe où. Dans la liste des commissions parlementaires, il y en a de plus sensibles que d’autres. Comme celle de l’Intérieur, de la Sécurité, de la Migration et des Matières administratives. Cette commission régalienne est présidée par le député Vlaams Belang Ortwin Depoortere. La mission de ces commissions ? Contrôler le gouvernement sur des matières thématiques, prendre des initiatives sur de nouveaux textes législatifs ainsi qu’examiner et discuter des projets de loi émanant du pouvoir exécutif. Une sorte de filtre avant le passage en séance plénière. Les commissions parlementaires seraient les petits ruisseaux dont on n’est pas sûr qu’ils se jettent quelque part. Ce qui y est débattu parfois pendant des heures doit parvenir en séance plénière – la grande rivière. Le rôle spécifique du président de commission est d’assurer la tenue du débat, dans de bonnes conditions. Lorsqu’il siège à cette place, Depoortere force sa nature. Il dégage un certain calme et une apparente impartialité.
C’est là que réside la stratégie du parti d’extrême droite : sa quête d’une dédiabolisation progressive. En tant que quatrième parti à l’issue des élections de 2019, le Vlaams Belang a pu choisir de présider la commission parlementaire de son choix juste après le PS, la N-VA et Écolo/Groen. Choix stratégique qui lui a fait gagner en visibilité et lui permet de se positionner par rapport à son thème de prédilection : la sécurité et la migration. Mais pourquoi lui, Ortwin Depoortere, ce presque anonyme du VB ? « Nommer une personne un peu moins visible, ça a été l’opportunité de montrer patte blanche, de montrer que le Vlaams Belang est capable de ne pas être radical, observe Benjamin Biard, politologue au CRISP (Centre de recherche et d’information sociopolitiques). D’imposer l’image d’une personne posée. C’est un élément essentiel, cela participe au lissage du parti. Le parti veut se montrer capable d’exercer le pouvoir. »
« Impensable et atterrant ! Cette commission est la plus sensible en termes de démocratie, de droits de l’homme, de gestion de la police, de la force publique et des élections. » Il s’agit là d’une des rares contestations à sa nomination, exprimée par Joëlle Milquet (l’ex-présidente du cdH) sur Twitter, fin 2020. On peut s’étonner que cela n’étonne plus. « Les politiques d’extrême droite sentent qu’il y a une possibilité de percer le plafond électoral, pour tenter de se légitimer, poursuit Benjamin Biard. Marine Le Pen le fait bien et Tom Van Grieken aussi. Le “cordon électoral” saute petit à petit. »
Politique (cyber)sexiste
Continuons la visite. « Attention à la marche, par ici. » Les visiteurs pourraient la louper, déjà happés par l’éclat désuet du Sénat. La sérénité des lieux est préservée, même si la « haute » assemblée n’exerce plus aucun rôle de contrôle significatif et n’a jamais été le lieu de dialogue qu’on voyait en lui entre les trois Communautés. Les peintures belliqueuses – représentant la révolte des habitants de nos régions contre les envahisseurs successifs – contrastent avec le calme de cette salle vide. Autre dissonance avec ces hommes chargés de drapeaux et d’épées : les gigantesques portraits de femmes qui flottent sous la coupole dorée. Marie Spaak-Janson, Maria Baers, Georgette Ciselet… Elles trônent dans le cadre d’une exposition, « Le défi d’être sénatrice, 100 ans de femmes en politique ». On se repentit du sexisme auprès de femmes illustres et décédées. Pendant que celles au pouvoir continuent de trinquer. Le 14 juin 2022, la ministre flamande Zuhal Demir (N-VA) a déposé une plainte à la suite de l’exhibition d’une poupée pendue à son effigie lors d’une manifestation d’agriculteurs. En politique, quand on est ministre et femme, il faut avoir un bon estomac.
Le guide, lui, essaie de sauver les apparences. « Pour la première fois, nous avons une femme présidente du Sénat – Stephanie D’Hose (Open VLD) – et une femme présidente à la Chambre des représentants – Eliane Tillieux (PS). » Hourra ? Pas si vite. Lisons le Bureau fédéral du plan : « En 2021, la part de femmes élues à la Chambre (fédérale) et dans les parlements régionaux et communautaires en Belgique s’élevait à 41,4 % du total des élus. Pour atteindre l’objectif de développement durable d’ici à 2030, ce chiffre doit atteindre 50 %. En prolongeant la tendance observée depuis 2003, cet objectif ne sera pas atteint. La part des femmes parlementaires évolue donc de façon défavorable. »
Le sexisme rend la tâche rude aux femmes politiques, tant pour accéder au pouvoir que pour s’y maintenir. « C’est une stratégie politique de s’attaquer en ligne aux politiciennes, explique la journaliste Florence Hainaut. La finalité est de les pousser hors de ces espaces. » Le 22 novembre 2018, alors qu’elle coprésidait encore Écolo, Zakia Khattabi avait annoncé la fermeture de son compte Facebook car elle n’avait pas « vocation à servir de défouloir et de paillasson à tous les frustrés, fachos, trolls anonymes en tout genre qui sévissent sur les réseaux sociaux ». Elle en avait fait de même de manière provisoire sur Twitter en août 2019. Cette décision n’est pas sans conséquence, Twitter est un espace politique parmi d’autres. C’est sur ce réseau que les politiques communiquent, se positionnent, réagissent, façonnent l’actualité.
« Je me souviens aussi du cas de Jacqueline Galant, autre forme de bashing médiatique, avant que Twitter ne devienne encore plus violent », se rappelle Florence Hainaut. L’ex-ministre libérale a été d’une certaine manière ridiculisée sous le gouvernement précédent, dont elle s’est retirée avant terme. « Les critiques venaient surtout des hommes, ils se permettaient des propos très durs, déclare la députée MR. Si je n’avais pas démissionné, j’aurais perdu ma santé. J’ai maigri de 15 kilos. On vous attaque sur votre vie de famille, sur votre physique, sur vos compétences. Sept ans plus tard, on me critique encore sur les chiffres. Ma plus grande victoire sur le harcèlement est d’avoir évité de devenir la personne qu’on voulait faire de moi. » Les pires vilenies sont venues de son propre camp, en l’occurrence de son parti. On lui a reproché de mélanger des chiffres quand elle était censée faire arriver des trains à l’heure, en tant que ministre de la Mobilité.
Sur la base de nos observations, ce lâchage interne s’explique comme ceci : en politique, les pires ennemis sont plus proches qu’on ne le croit. Si on veut durer au-delà du mandat initiatique, il est préférable d’avoir une bonne base. Pour ça, il faut s’imposer sur son territoire d’élection, devancer toute autre personnalité qui a la même ambition et… écarter les rivaux sur sa propre liste.
Épuisement
La même semaine, en octobre, les bourgmestres de Wavre et de Verviers ont fait un pas de côté, comme on dit dans le milieu. Surtout à l’échelon local, où il est pourtant considéré que la prise de décision est plus facile, les renoncements se succèdent. Le bourgmestre de Forest s’est accroché pendant des mois malgré une déprime affichée. Le bourgmestre de Dinant a démissionné « pour protéger son intégrité physique ». Une échevine d’Etterbeek (Bruxelles) a préféré redevenir infirmière parce qu’elle n’arrivait pas à surmonter sa fatigue mentale.
Auteur d’un livre décrivant les mécanismes de décision politique et les ressorts de la souffrance, il y a tout juste vingt ans, le sociologue Alain Eraly (ULB) constate que la situation a empiré : « Le populisme renforce la violence au sein du monde politique. En permanence, les citoyens se sentent et se déclarent ouvertement trahis, floués. Tout se passe comme si la politique était le garant de notre bien-être et, mieux encore, de son amélioration. Ceux qui gouvernent l’État ou dirigent une commune ont dès lors le sentiment qu’ils ont très peu de pouvoir, mais énormément de responsabilités. Ils ou elles se sentent considérés comme des boucs émissaires. » Ces boucs émissaires sont parfois menacés de mort. Le 27 juillet, le ministre wallon Philippe Henry (Écolo) a annoncé sans davantage de précision qu’il était placé sous protection policière. Le ministre régional du Climat, de l’Énergie, des Infrastructures et de la Mobilité a reçu des menaces au sujet d’un dossier qu’il traite. Fin septembre, le ministre fédéral de la Justice Vincent Van Quickenborne, du même parti qu’Alexander De Croo, a dû être protégé par la police, lui aussi, suite à la découverte par les services de renseignement d’une menace d’enlèvement. « Nous ne céderons jamais face aux mafias de la drogue », a-t-il dit à une heure de grande écoute, accréditant du même coup la thèse d’un gros, gros souci sur ce terrain.
Mardi 20 septembre. Commission de l’Énergie, de l’Environnement et du Climat. La ministre de l’Énergie, Tinne Van der Straeten (Groen), s’installe à la tribune. Son chef de cabinet à ses côtés, ses communicants dans l’assemblée. À l’ordre du jour : prolongement du nucléaire et crise énergétique. La ministre subit les hésitations du passé, l’urgence du présent et tente de présenter aux parlementaires un plan d’action clair pour le futur. Avec elle, c’est tout le gouvernement De Croo qui patine à ce moment. Énergie, fiscalité, pensions : aucune réforme d’ampleur au compteur, si ce n’est un accord au rabais sur les pensions. De gauche à droite, au Parlement, les députés se passent la parole pour souligner les erreurs de Tinne Van der Straeten. Parmi eux, l’ancienne ministre libérale de l’Énergie, dont le parti est aussi membre de la coalition Vivaldi. Marie-Christine Marghem s’agite et se tourne vers ses collègues : « Je remercie la ministre pour son travail et pour son exposé qui est extrêmement important pour notre avenir. » L’ex-ministre pose la prochaine peau de banane : « J’attire votre attention sur le fait que tout cela a l’air très sympathique en Commission, mais que, dans la réalité, il faut prévoir des mécanismes qui protègent réellement les consommateurs. »
Le maillon faible
Depuis sa nomination, pas un jour sans que Tinne Van der Straeten ne doive essuyer des quolibets. Elle sait qu’à titre personnel, il lui faut éviter de perdre au jeu malsain du « maillon faible », qui sévit dans l’arène politique. Au sein même de la majorité, des coups tordus tentent de l’affaiblir. Il lui faut résister, sans quoi le moindre signe de faiblesse sera interprété comme une défaite cuisante pour l’ensemble de sa famille politique. Sous le gouvernement précédent, dirigé par Charles Michel, c’était Jacqueline Galant et… Marie-Christine Marghem qui étaient dans la mire.
Face à l’avocate Tinne Van der Straeten, le plus virulent est géolocalisé en dehors du Parlement. C’est Georges-Louis Bouchez (GLB), président du MR. Le loup dans la bergerie. En mars, il dénonçait la « bêtise abyssale » de la ministre, à qui il reprochait d’être soit « de mauvaise foi », soit « incompétente » dans la gestion du dossier énergétique. En juin, il lançait un ultimatum : « Si Tinne Van der Straeten n’arrive pas à un accord avec Engie d’ici à début juillet, nous considérerons qu’elle n’est plus en charge du dossier de l’énergie. » En août, il l’accusait de « mensonges » et, en octobre, il dénonçait l’immobilisme d’un gouvernement qui « n’est pas à la hauteur de l’enjeu ». Contester tout sur tout, entrer en conflit ouvert avec chacun de ses partenaires pour faire exister un parti dont les autres membres de la coalition se seraient bien passés, « GLB » saisit chaque occasion. « L’obsession de Bouchez, c’est la visibilité, explique Bertrand Henne, journaliste politique à la RTBF. Il y a cette volonté d’être toujours en rupture, en coup d’éclat permanent. Bouchez fait du Sarkozy de l’époque, mais à l’ère des réseaux sociaux. Cette stratégie ne fera pas fortement gagner le MR, mais pourrait faire perdre les autres. » Caroline Sägesser, chercheuse au Centre de recherche et d’information sociopolitiques (CRISP), y voit aussi une question de codes propres à une nouvelle génération politique de présidents jeunes, charismatiques et particulièrement critiques. « Il y avait Paul Magnette avant lui, qui a peut-être inauguré cette posture de jeune président qui s’intéresse à plein de choses, qui reçoit les journalistes chez lui… Le franc-parler de Bouchez est aussi très charismatique […] Il y avait jadis une tendance à neutraliser les ténors en les faisant monter dans les gouvernements, ce qui permettait d’éviter ce genre de cacophonie. »
Pour faire aboutir des réformes, négocier des compromis, préparer de nouvelles alliances politiques, il faut pouvoir se parler. Aujourd’hui, les deux principaux partis francophones de la majorité, le PS et le MR, vont droit dans le mur sur ce point. Leurs présidents Paul Magnette et Georges-Louis Bouchez approchent d’un point de non-retour. Ils s’invectivent dans la nouvelle agora qu’est la coalition Twitter-Facebook-Tik Tok tout en étant privés (ou en se privant) d’espaces de dialogue feutrés et discrets pour apaiser leurs tensions. On avait rarement vu ça. Il faut remonter à l’année 2009 pour trouver trace d’une inimitié aussi aiguë entre deux alliés. Lors d’un débat télévisé, à dix jours des élections, le leader socialiste Elio Di Rupo avait déstabilisé son partenaire libéral Didier Reynders en lui signifiant en direct qu’il ne gouvernerait plus avec lui. Entre Georges-Louis Bouchez et le co-président d’Écolo Jean-Marc Nollet, à dix-huit mois des élections, ce n’est pas mieux. Leur seul point d’accord sur un plateau de RTL-TVI, avant la trêve d’été, a été résumé par le dirigeant libéral : « La réalité est que nous avons des partis qui ont des projets de société extrêmement différents. »
Présidents du nombril
Dans un livre au titre explicite, Wanhoop in de Wetstraat (« Désespoir à la rue de la Loi »), publié lors de la rentrée politique, le journaliste de la VRT Ivan De Vadder rappelle un événement fondateur de la particratie : « Dans l’entre-deux-guerres, le roi Albert Ier convoqua les présidents de parti, et non les ministres, pour coordonner la reconstruction du pays et c’est ainsi que naquit cette particratie. » En Belgique, on aime détester cette dictature des partis et son corollaire de la politisation. Même, elle paraît aujourd’hui grillée. Car, quand la direction des partis ne voit aucun intérêt à réaliser ses priorités électorales en même temps que celles des partenaires et à créer des synergies, qui peut gagner au final ?
Venant d’un chroniqueur assez consensuel, immergé dans les coulisses du pouvoir depuis vingt-huit ans, la démonstration d’Ivan De Vadder est inquiétante pour notre démocratie. Déjà auteur de plusieurs ouvrages sur le sujet, il estime que le fossé entre la politique et le citoyen ne s’est jamais réduit depuis 1991, la date du premier « dimanche noir ». Face à la montée de l’extrême droite, les partis, les gouvernements successifs ont imaginé des solutions. « Mais rien n’a fonctionné, dit-il. La confiance envers les gouvernants est au plus bas. Il n’y a plus d’éthique en politique. Elle manque d’hygiène, tout simplement. » Changer de système (électoral) ? Cela prendrait trop de temps. Selon le journaliste, il faudrait que le personnel politique cesse de tout promettre, de ne pas tenir ses engagements et de s’installer dans un mandat à durée déterminée comme s’il s’agissait d’un métier à vie. Croit-il à un sursaut individuel ? Non, pas vraiment. Car lui aussi s’étonne et s’irrite de la guerre ouverte entre présidents de parti.
« La Belgique parvient à surmonter des obstacles, observe Bertrand Henne. C’est sur les transformations profondes qu’elle a un problème. Depuis 2003, la stratégie de sortie du nucléaire est un fiasco évident pour toute une génération politique. » Notre pays a perdu beaucoup de temps et d’énergie dans les réformes de l’État successives. Il y en a eu six et autant de crises institutionnelles entre 1970 et 2011, la dernière en date. « S’il y a bien une chose pour laquelle on n’est pas en manque d’imagination, c’est pour créer de nouvelles structures institutionnelles, ironise Caroline Sägesser, du CRISP. Encore faut-il la volonté et la cohésion pour les faire fonctionner… » Il y a tellement de couches à la lasagne institutionnelle qu’il est impossible de servir le plat. « Plus on réforme, plus on agit et on pense séparément. Le seul segment national dans les journaux télévisés, c’est la météo. »
Pour le sociologue Alain Eraly, « le système politique belge résiste dans un contexte de stabilité et de croissance économique, où la logique de redistribution des ressources a prouvé sa relative efficacité. Quand les crises se succèdent et se superposent – on l’a vu avec le terrorisme, le Covid, puis l’énergie –, la Belgique fédérale se montre incapable de réagir. La balkanisation de la prise de décision, la taille des coalitions, l’omniprésence du juridique et le manque de coordination bloquent le pays. Et renforcent encore le sentiment d’impuissance des ministres ». Ainsi la brutalité importée au sein des cercles de pouvoir accentuerait encore le malaise : la Belgique est très difficile à gouverner ; sans envie réciproque, la tâche devient franchement impossible.
Épilogue
11 novembre, jour de l’Armistice. On en oublierait presque l’extrême droite. Depuis des semaines, le député fédéral d’extrême droite Dries Van Langenhove continue à diffuser vers ses 27 500 abonnés sur Twitter de petites vidéos ou images xénophobes alors que, le 15 juillet 2022, il a fait l’objet d’une demande de renvoi en correctionnelle pour infraction à la législation sur le racisme. Le 28 septembre, le fondateur de Schild & Vrienden, cherchant à unifier la jeunesse nationaliste flamande, se filme au Parlement en faisant mine de s’étonner que certains de ses collègues l’aient « encore traité » de raciste : en séance, il vient de demander qu’on baisse la température dans les centres d’accueil pour réfugiés. Même mise en scène le 12 octobre. Là, il se moque du plan « hiver » qu’il estime limité aux demandeurs d’asile. Chaque semaine ou presque, cet homme dangereux milite ouvertement contre la mixité des genres. Il incite continuellement à la haine de l’autre. Pour ce 11 novembre, le jeune député rebondit sur le meurtre d’un policier bruxellois, la veille. Très vite, il a alimenté l’hypothèse d’un possible acte terroriste. Et, sur son compte Twitter, ses fans établissent aussitôt un lien avec son discours parlementaire récurrent : « Qu’on renvoie chez eux les 200 000 illégaux qui sont sur notre territoire. » Van Langenhove, le « président » Ortwin Depoortere et leurs comparses sont confortablement installés dans nos institutions, pour profiter des prises de bec incessantes et des blocages au sein de la majorité.
Mmmh. Nos institutions sont dans un sale état. Et du côté des lieux autogérés, espace de démocratie invisibilisés mais pourtant puissants créateurs de liens et d’actions concrètes, comment ça se passe ? On en parle ensemble dans nos pop-up de décembre ?
-
L’ex-ministre et président du PS.
↩ -
Le Premier ministre fédéral.
↩ -
Le PS, le MR et Écolo. La gauche, la droite et les écologistes.
↩ -
Australian National University et UCLouvain. Cité par Le Soir du 21 septembre 2022.
↩ -
L’Open VLD du Premier ministre Alexander De Croo (libéral), le CD&V (démocrate chrétien), Vooruit (l’équivalent du Parti socialiste) et les écologistes de Groen.
↩ -
Selon le European Women’s Lobby, les femmes risquent 27 fois plus que les hommes d’être harcelées en ligne. Chez nous, la commission Jeunesse du Conseil des femmes francophones de Belgique a mesuré que 90 % des victimes de cyberviolence sont des femmes.
↩ -
Le Pouvoir enchaîné, Labor, 2002.
↩