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La mémoire refusée

Génocide des Tutsis

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Scott Peterson/Getty Images. Tous droits réservés.

7 avril 1994, Rwanda. Le génocide de la communauté tutsie débute. 800 000 morts. La Belgique accueillera les rescapés, mais aussi les bourreaux. Infiltrés dans le monde politique et associatif, ces derniers réécrivent l’histoire. Aujourd’hui, la deuxi­ème génération prend le relais. Pour les victimes de 1994, l’histoire se répète.

8 heures du matin, le métro est bondé, les gens ont le regard fixé sur leur portable. On n’entend guère les annonces au-dessus du brouhaha des conversations matinales, des messages vocaux, du bourdonnement du train. François est assis dans un coin. Il évite les sièges à quatre par crainte qu’« il » vienne s’asseoir en face de lui. Ils partagent le même trajet pour se rendre au travail. Comme chaque jour, il a la peur au ventre quand le métro s’approche de la station : sera-t-il encore dans la même rame ? Aujourd’hui, il est là, s’installe au fond du wagon, jean foncé, chemise bleue, casquette en velours noir. François essaye d’échapper à son regard, n’y arrive pas. L’autre l’a déjà repéré. Regardant François droit dans les yeux, « il » passe le doigt en dessous de sa gorge. Toujours le même geste. François l’anticipait, en a horreur. Il sait ce qu’il signifie : le travail n’est pas achevé. Le travail, c’est le génocide des Tutsis. François y a échappé, tandis que sa famille a péri au Rwanda. Mais la terreur n’est jamais loin.

Kigali-Bruxelles

Environ 13 000 personnes d’origine rwandaise vivent en Belgique. La majorité sont arrivées après le génocide. C’étaient d’abord des personnes issues des classes dirigeantes, les anciens dignitaires du régime Habyarimana et d’importants membres de son parti, le Mouvement révolutionnaire pour le développement (MRND). « Ceux qui avaient les moyens sont arrivés en premier. C’étaient les idéologues, les cerveaux du génocide : des intellectuels, médecins, avocats et ministres. Pas Monsieur Madame Tout-le-monde », raconte Yolande Mukagasana. L’écrivaine est installée à la grande table dans le salon d’un appartement à Anderlecht. Cigarette en main, cheveux gris coupés en court afro, elle a le regard vif et le visage marqué par des rides de sourire, malgré son vécu. Toute sa famille a péri en 1994. Elle a vu ses trois enfants mourir sous ses yeux. En 1995, elle s’est réfugiée en Belgique. Depuis, Yolande milite pour que la mort des siens ne soit pas oubliée, voire niée. Dans ses livres et pièces de théâtre, elle témoigne de leur massacre. Le geste auquel est confronté François, le doigt sous la gorge, Yolande le connaît. Tous les jours, elle reçoit des menaces. « Soyez mangés par les termites, vous, les lapeurs de lait tutsis », lui lance-t-on. Les messages sont souvent anonymes, mais elle reconnaît les auteurs par leur avatar : le drapeau de l’ancien régime. Ce sont les nostalgiques du Rwanda d’Habyarimana. « Quand ils m’insultent tous les matins, c’est pour me détruire. Mais j’ai beaucoup de force pour leur résister. »

Ayant vidé les caisses de l’État avant de s’exiler, les anciens dignitaires avaient les fonds pour échapper au nouveau régime et, dans de nombreux cas, à la justice. Impossible de dire combien de génocidaires vivent aujourd’hui en Belgique. La justice en a attrapé quelques-uns. Le dernier procès aux assises de Bruxelles s’est déroulé en 2019, c’était celui de Fabien Neretse. Il a été condamné à 25 ans de prison. D’autres ne seront jamais rattrapés, estime le magistrat Damien Vandermeersch. Dès 1994, cet ancien juge d’instruction s’est mis à enquêter. Grâce à lui, les premiers procès ont eu lieu en Belgique. Le sexagénaire au visage mince et sérieux est fier de son travail, mais se dit réaliste : « Il y a des gens en Belgique qui sont impliqués dans le génocide, parmi eux des auteurs de premier plan, et qui resteront en dehors des radars de la justice. C’est une question de moyens. Mais, plus fondamentalement, c’est une question de preuves. Il faut lier les auteurs à des faits concrets, des endroits, des massacres précis, ce qui peut faire qu’il est très difficile de les poursuivre en justice. »

« La nostalgie du pouvoir »

Jean de Dieu figure parmi les dignitaires qui ont rejoint Bruxelles après 1994. Cet homme grand et costaud nous accueille dans un café à Molenbeek. Il est en costume, porte des lunettes de soleil. Avec sa stature imposante, on dirait un garde du corps. Sa tenue formelle contraste avec le café miteux dans lequel il a donné rendez-vous. L’air lourd sent le tabac et la friture. Ancien membre du cabinet Habyarimana et agent des services de renseignement rwandais, Jean de Dieu était un des leaders de la communauté rwandaise en exil. « J’étais le porte-parole de la diaspora hutue en Belgique. Je les représentais et j’étais serein, car je n’ai pas de sang sur les mains, pas de dossier auprès de la justice. »

Selon Jean de Dieu, un réseau d’aide et de soutien aux exilés rwandais s’est rapidement établi en Belgique, dès l’arrivée des anciens hauts cadres qui fuyaient le Rwanda après la victoire du FPR. Plusieurs sources citent le nom d’Eugène Nahimana comme personnage clé qui aurait aidé les nouveaux arrivés à s’installer dans le Royaume.

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Le CD&V de l’ancien Premier ministre Jean-Luc Dehaene, ici lors du procès relatif à la mort de 10 paras belges : un soutien douteux à des asbl qui revisitent l’histoire.
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Nahimana a dirigé jusqu’au moins 2015 une asbl chargée de l’accueil des nouveaux arrivés africains en Belgique : la Fédération d’Espoir Afrique (FEDA) cherchant à « secourir les nouveaux réfugiés, les accompagner administrativement et les soutenir moralement ». Reconnue à Bruxelles par la Communauté Française (COCOF), en tant que service d’aide à l’intégration et d’insertion sociale, l’asbl est généreusement alimentée par des fonds publics. Entre 2005 et 2007, seules années où la FEDA a déposé ses comptes, l’asbl a reçu entre 40 000 et 60 000 euros de subventions par an. Il s’agit entre autres de subventions de la COCOF, d’aides de la Région bruxelloise (ORBEm, aujourd’hui Actiris), d’argent versé par l’État fédéral (via le Fonds d’impulsion à la politique des immigrés – FIPI) et de dotations émanant des autorités flamandes (Vlaamse Gemeenschapscommissie et ministère flamand des Travaux publics).

Eugène Nahimana était un personnage connu en Belgique, bien avant le génocide. Porte-parole de la section belge du parti d’Habyarimana, le Mouvement révolutionnaire national pour le développement, il faisait partie d’un groupe de Rwandais placés sous observation par la Sûreté de l’État, car ils nouaient des relations étroites avec des partenaires belges « en vue d’exercer une pression sur le processus décisionnel des autorités », peut-on lire dans le rapport de la commission d’enquête du Sénat sur le rôle de la Belgique dans le génocide. Ami proche de la ministre flamande Rika De Backer (CVP [Christelijke Volkspartij], aujourd’hui CD&V [Christen-Democratisch en Vlaams]), Nahimana détenait d’ailleurs le compte belge via lequel fut financée la Radio des Mille Collines, dont les émissions incitaient au génocide.

L’asbl FEDA a organisé de nombreux événements, parfois parrainés par des démocrates chrétiens flamands, visant à informer la société belge sur la région des Grands Lacs. Une autre ministre CD&V, la Bruxelloise Brigitte Grouwels, était par exemple l’invitée d’honneur d’un événement sur le « vivre-ensemble » en 2005. Médor aurait aimé interroger le CD&V sur ces liens controversés, mais ce parti au pouvoir à l’échelon fédéral de 1958 à 1999, puis de 2007 à aujourd’hui, n’a pas réagi à nos requêtes.

Aux conférences de l’asbl interviennent des personnalités recherchées par la justice rwandaise pour leur implication dans le génocide, telles que l’ancien ministre rwandais de la Santé Jean-Baptiste Ndarihoranye. Bien que la Belgique ait refusé son extradition vers Kigali, car il a obtenu la nationalité belge, le parquet fédéral a ouvert une enquête sur son rôle dans les massacres de 1994. Un autre conférencier est l’ancien chef de cabinet du Premier ministre Jean Kambanda et leader du MDR Power (Mouvement démocratique rwandais), Shingiro Mbonyumutwa. Son nom donne des frissons aux rescapés du génocide : ils se souviennent de lui pour ses déclarations lors d’une interview sur les ondes de la Radio Rwanda, le 21 avril 1994, qui a incité à la haine et à la peur envers les Tutsis, en invoquant que les Tutsis de l’extérieur allaient exterminer les Hutus.

Les amis du CVP

Jean de Dieu connaît bien ce genre de conférences. « On entend toujours les mêmes paroles. Il n’y avait pas de génocide ou, s’il y en avait, il était orchestré par Paul Kagame. C’est lui qui a abattu l’avion et ainsi déclenché les massacres. Et il est à l’origine du génocide des Hutus, au Congo, cette fois… Tout ça, c’est kif-kif. Cela sert à innocenter les bourreaux », explique Jean de Dieu.

À leur arrivée, les anciens dirigeants rwandais liés aux massacres ont rapidement intégré le monde associatif belge. Médor a pu repérer une quarantaine d’asbl qui témoignent d’un vaste réseau de soutien à l’accueil des anciennes élites rwandaises. Parmi eux, on retrouve de présumés génocidaires, des génocidaires entre-temps inculpés, d’ex-fonctionnaires de l’ancien régime et des actionnaires de la radio extrémiste RTLM. Mais également des personnalités issues de la démocratie chrétienne en Belgique, d’anciens militaires et des colons.

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Eugène Nahimana détenait le compte belge via lequel fut financée la Radio des Mille Collines.
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Les liens entre les différentes associations sont étroits : elles sont enregistrées aux mêmes adresses, les mêmes personnes siègent dans leurs CA, elles coorganisent des colloques, font des sit-in devant l’ambassade rwandaise. « On se connaissait. Beaucoup d’entre nous étaient des ex-fonctionnaires et farouchement anti-FPR. Ils gardent la nostalgie du pouvoir et espèrent toujours y retourner un jour », dit Jean de Dieu.

L’asbl FEDA n’est pas seule à accueillir les anciens génocidaires et leurs soutiens. L’exemple de la Sofradie est également marquant. Constituée en 1995, cette « association belgo-rwandaise pour la solidarité, fraternité, dignité, les droits et l’espoir des Rwandais » veut faciliter « l’intégration des Rwandais dans leur pays d’accueil ». La liste du conseil d’administration de la Sofradie se lit comme un inventaire d’anciens militants sous Habyarimana, dont de présumés génocidaires poursuivis par la justice rwandaise et belge.

Négationnisme voilé

Roland Moerland est connecté par Zoom. Criminologue à l’Université de Maastricht, il travaille sur le déni du génocide. Avec ses cheveux gris décoiffés et sa barbe de trois jours, le chercheur a l’air épuisé. « Travail­ler sur le Rwanda, c’est marcher sur des œufs. On est toujours placé dans un camp, celui des négationnistes si on mentionne les crimes du FPR, celui des marionnettes du régime si on parle de négationnisme. »

S’ajoute à cela le fait que le déni du génocide n’est que rarement explicite. On est plutôt face à des formes sophistiquées du déni, comme la mention du « double génocide » : « On ne peut les identifier que si on connaît le contexte rwandais. Il y a beaucoup de flou, beaucoup de double langage, les idées dépassent les paroles. Pour comprendre ce que les mots signifient, il faut connaître les réseaux sociaux derrière », estime Roland Moerland. Sa stratégie : visualiser ces réseaux, établir les liens entre les différents acteurs et retracer la genèse de leurs arguments. « Si, sur mon graphique, un acteur présente des chevauchements avec les réseaux négationnistes purs, cela permettra de conclure qu’il y a probablement un problème. »

Moerland établit la distinction entre les acteurs impliqués directement dans le génocide et un réseau de facilitateurs – politiciens, intellectuels, journalistes, avocats – qui les entourent. Ces derniers ne sont pas nécessairement suspects de négationnisme, mais leurs paroles y mènent. « Le déni peut seulement exister s’il y a un terrain fertile. Si des gens avec une certaine autorité le légitiment, alors, pas à pas, l’histoire du Rwanda est réécrite. »

L’effet du négationnisme sur les rescapés est considérable. La souffrance de Yolande Mukagasana en témoigne : « Je n’ai plus d’enfants. Ils ont été torturés et tués. Je n’ai plus de frères, plus de sœurs, plus de parents, plus de mari. Je suis seule comme si j’étais née nulle part. Imaginez qu’on détruise votre vie à 40 ans, qu’on vous prive de tout ce que vous avez construit toute votre vie. C’est foutu pour moi. La négation de ce qu’on a vécu, c’est la négation de la vie. Je préfère la mort. »

L’identité meurtrière

Jean-Luc Nsengiyumya compare la diaspora rwandaise en Belgique à un microcosme divisé en deux camps. Ce sociologue d’origine rwandaise a fait son doctorat sur les Rwandais à Bruxelles. « Les gens ne se fréquentent pas. Il y a des bistrots visités par des Hutus et d’autres par les Tutsis ; des églises hutues, des églises tutsies ; des groupes de danse hutus, des groupes de danse tutsis. Même les cercles étudiants sont divisés. » La méfiance de l’autre est omniprésente. Pour Jean-Luc Nsengiyumya, c’était difficile de parler aux milieux ethniquement opposés, il fallait que ses amis le recommandent. « On me disait ‘ne va pas dans ce bistrot, ils vont t’empoisonner’. Or, pendant dix ans, j’ai visité différents lieux et je suis encore là. La peur est imaginaire. Elle sert à maintenir la séparation. »

Aujourd’hui, cette séparation se décline notamment autour de la lecture des événements de 1994. Le chercheur regrette que le génocide superpose les identités de « bourreau » et de « victime » à celles des communautés. « On pouvait entrer et sortir du nazisme. Mais on ne peut pas se débarrasser de son ethnie. Et de là est née une guerre des mémoires. »

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Des liens existent à Bruxelles entre l’asbl Jambo et d’anciens militants du régime Habyarimana (un portrait d’époque du président).
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S’ajoute un souci : le fait que les discours sur le génocide sont très rigides et dichotomiques, dit Richard Benda, théologien rwandais au Luther King Centre à Londres. « Beaucoup de jeunes me disaient que le génocide avait commencé en 1997. C’est à partir de ce moment qu’ils ont vécu la misère et la violence. Le régime attaquait les camps où se cachaient des génocidaires. C’est alors que ces jeunes ont perdu leurs parents, que leurs proches ont été assassinés soit par le FPR, soit par des infiltrés. Ils sont dans une position très inconfortable : soit ils abandonnent leurs parents, soit ils haïssent leur pays. Si nous ne nous intéressons pas au traumatisme que cela entraîne, nous risquerons de perdre cette génération. »

Le théologien Richard Benda parle de manière très réfléchie. Il prend beaucoup de temps à répondre aux questions, pèse chaque mot. Il a longtemps travaillé avec les enfants de génocidaires au Rwanda. Son engagement est né de l’expérience de son neveu à l’école primaire au Danemark. Quand sa classe a abordé le génocide dans une leçon d’histoire, ses camarades lui ont deman­dé s’il était Hutu ou Tutsi, si sa famille faisait partie des tueurs ou des victimes. « Mon neveu ne parle pas un mot de kinya­rwanda, ne connaît guère le Rwanda. Le soir, il a deman­dé à son père : ‘Papa, a-t-on tué des gens en 1994 ?’ À 11 ans, mon petit-neveu étant hutu, il s’est désigné comme tueur. »

Jambo, nid négationniste ?

Aujourd’hui, des jeunes issus de cette deuxi­ème génération, notamment, propagent des propos à caractère négationniste. Ce sont les enfants des anciens hauts fonctionnaires du gouvernement Habyarimana, dont certains ont été jugés pour génocide devant le Tribunal pénal international ou par les tribunaux communaux rwandais gacaca. Ces jeunes ont quitté le Rwanda quand ils étaient petits. Leur expérience du génocide, c’est la vie dans des camps de réfugiés ravagés par le choléra et attaqués par le FPR de Paul Kagame, l’exil en Belgique, les accusations contre leurs parents.

Parmi les asbl portées par cette deuxième génération, Jambo est la plus connue. Fondée en 2008, Jambo se définit comme une association pour la défense des droits de l’homme. Elle dit reconnaître le génocide des Tutsis, mais « milite également pour la reconnaissance du génocide perpétré contre les Hutus au Rwanda et en RDC ». L’asbl s’exprime notamment via son site d’information sur les Grands Lacs, Jambo News, très sollicité par la diaspora rwandaise. Établie à Bruxelles, Jambo est soutenue par des fonds publics. En 2011 et en 2012, l’asbl a ainsi été subventionnée par la Région bruxelloise pour l’organisation d’un concours de journalisme web.

Jambo prône la réconciliation, mais uniquement à condition que les massacres ultérieurs perpétrés par le FPR contre les Hutus – et que Jambo qualifie de « génocide » – soient reconnus. Chaque année, quand les rescapés commémorent le génocide des Tutsis, Jambo organise des cérémonies en souvenir de « toutes les victimes ». « Les affamés du pouvoir dans la région des Grands Lacs ont utilisé les massacres de masse, génocides, viols en masse et autres crimes contre l’humanité pour parvenir à leurs fins », a prononcé le président de l’asbl lors du 20e anniversaire du génocide. Les articles sur Jambo News critiquent quant à eux le régime Kagame, font l’éloge du régime Habyarimana, attribuent à Paul Kagame non seulement le massacre d’un million de Tutsis, mais également celui de « millions de personnes de l’ethnie hutue » et défendent ainsi l’idée d’un quiproquo.

Médor a fait lire plusieurs de ces articles à trois experts du génocide : le criminologue Roland Moerland, la chercheuse spécialisée dans la mémoire du génocide Catherine Gilbert (Université de Newcastle) et l’avocat Eric Gillet. Ils disent constater le caractère négationniste des textes soumis. L’ancien juge d’instruction Damien Vandermeersch, lui, a entendu à répétition ces propos lors des procès. Parmi le désordre des documents et dossiers éparpillés sur son bureau, il sort un petit livre bleu foncé, le Code pénal belge. Il met le doigt sur l’article 144, qui définit le négationnisme : « Nier, minimiser grossièrement, chercher à justifier ou approuver des faits cor­respondant à un crime de génocide, lit-il. Quand on parle d’un double génocide, comme s’il y avait un match nul, on cherche à justifier. Quand on reconnaît le génocide des Tutsis, mais qu’on ajoute tout de suite un ‘mais’, c’est une manière d’excuser les crimes. »

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6 avril 2006, 150 Rwandais commémorent « toutes » les victimes de 1994, remettant en cause, selon Belga, la version officielle du génocide tutsi.
BENOIT DOPPAGNE/Belga. Tous droits réservés

Les liens entre Jambo et les anciens dignitaires du régime sont familiaux ou amicaux. On y retrouve Léon Habyarimana, fils du président assassiné le 6 avril et beau-fils de Félicien Kabuga, le financier présumé du génocide qui est actuellement jugé à La Haye. Il y a également Placide Kayumba. Son père Dominique Ntawukuriryayo fut condamné par le Tribunal pénal international à 25 ans de prison pour son implication dans le génocide.

On retrouve aussi les frères Mbonyumutwa, Gustave, Ruhumuza et Patrice. Ce sont les fils de Shingiro Mbonyumutwa, dont des rescapés se souviennent pour ses déclarations haineuses à la radio nationale.

Patrice Mbonyumutwa, avocat au Luxembourg, siège dans les conseils d’administration (CA) de différentes asbl rwandaises en Belgique et au Luxembourg, souvent sous son deuxième nom, Rudantinya. Il faisait également partie l’équipe de défense de Fabien Neretse dans les épisodes de procédure qui ont conduit à la cour d’assises de Bruxelles. En 2019, Neretse, ancien haut fonctionnaire rwandais, a été reconnu coupable de génocide et condamné à 25 ans de prison dans un procès que des sources proches des personnalités précitées qualifient de « virulemment négationniste ».

Le silence de l’école

Le compte rendu d’une assemblée générale de Jambo, tenue en 2019, évoque une volonté de « nouer de bonnes relations avec les politiciens belges et européens ». Cette stratégie ne semble aboutir que partiellement. L’avocate flamande Laure Uwase est la seule membre de l’asbl à connaître un certain succès politique. Cette ex-secrétaire générale et porte-parole de Jambo a commencé son engagement associatif auprès de la Corwabel, cofondée par ses parents, puis elle a intégré Jambo en 2014. Elle était candidate CD&V aux dernières élections régionales et fut nommée experte à la Commission Congo sur le passé colonial belge. Bien qu’elle y rédige le chapitre sur le racisme, Laure Uwase réussit à intégrer des propos politiques sur le Rwanda, en invoquant que l’exploitation du génocide et la réécriture de l’histoire par le régime Kagame « tenteraient de supprimer certaines réalités historiques ».

Les campagnes de Jambo ne font pas beaucoup de bruit à part quelques cartes blanches et l’une ou l’autre interview dans la presse belge. L’asbl fut particulièrement active en 2018 dans sa dénonciation d’une loi, dite « Foret », qui aurait permis de réprimer le déni du génocide des Tutsis, mais qui ne fut jamais mise au vote. Les relations que Jambo entretient avec le milieu politique semblent surtout reposer sur les amitiés entretenues par le large réseau associatif que l’asbl intègre. En effet, Médor a pu établir des liens entre Jambo et une trentaine d’asbl portées par d’anciens militants du régime Habyarimana : qu’il s’agisse d’événements organisés par Jambo ou par les associations de la première génération, on repère les mêmes visages.

Contactée par Médor, l’asbl Jambo dit œuvrer pour la réconciliation et le dialogue entre les rescapés du génocide des Tutsis et les Rwandais de tous bords, et collaborer avec des associations qui partagent les mêmes valeurs. Jambo dit « reconnaître le génocide des Tutsis dans sa particularité », mais elle critique le fait que d’autres injustices, notamment les crimes perpétrés par le FPR, ne soient pas reconnues. L’asbl dit vouloir écouter toutes les victimes des tragédies des Grands Lacs pour les aider à se reconstruire. « Jambo ne propage pas une idéologie anti-tutsie, mais une idéologie anti-FPR », précise ainsi l’ex-président de l’asbl, Gustave Mbonyumutwa. Selon lui, les hostilités envers l’asbl s’expliquent par le fait que Jambo s’oppose au régime Kagame.

« Séparés »

Or, c’est dans la confusion entre politique et mémoire que réside le danger d’associations telles que Jambo, dit Catherine Gilbert, chercheuse à l’Université de Newcastle et spécialiste de la mémoire du génocide au sein la diaspora belgo-rwandaise. Pour elle, l’influence de Jambo se joue particulièrement au niveau de la réécriture de l’histoire. « Les jeunes générations n’ont pas de mémoire directe du génocide. Elles héritent d’une version des faits qui ne correspond pas à ce qui s’est passé en 1994. Cette mémoire est cultivée délibérément et transmise aux jeunes par leurs parents, leur réseau, pour qu’ils puissent continuer à se battre. Et, en Belgique, ils grandissent dans un système scolaire qui ne parle pas du tout du Rwanda. Il n’y a pas de contre-narratif, sauf par le régime rwandais, qu’ils considèrent comme leur ennemi. »

Dans une diaspora tellement divisée, reconnaître la douleur de l’autre est quasi impossible. « C’est très émotionnel et tout se confond : l’histoire, la politique, le ressenti de chaque individu », raconte Félix. Ce Belgo-Rwandais fait partie de ces jeunes qui ne peuvent parler de leur vécu. Son père était un militaire assassiné par le FPR. Un de ses proches est dans le CA de Jambo. La guerre des mémoires qui divise la diaspora rwandaise, Félix la trouvait très difficile à vivre, jusqu’au point de quitter la Belgique. Bien qu’il n’approuve pas l’engagement d’un des membres de sa famille auprès de Jambo, il peut comprendre pourquoi de jeunes Rwandais peuvent basculer vers ce genre d’associations. « Imaginez-vous que votre père est accusé pour des crimes de génocide et attend peut-être son procès. On n’a que ça en tête, on va toujours être à la recherche d’une ‘solution’ ou de la ‘justice’. Entre des messages du genre ‘tes parents étaient des extrémistes’ et ‘ça ne s’est pas passé comme ceci’, on a vite fait son choix. Quand cette partie émotionnelle se mélange avec la politique, on dérape facilement. »

Pour les rescapés, c’est dur à vivre. « Quand je vois ce que fait Jambo, j’ai envie de pleurer, dit Yolande Mukagasana. J’aimerais écrire à ces jeunes. Leur rappeler qu’ils sont Rwandais, que je ne leur en veux pas d’avoir eu des parents ou des grands-parents qui ont propagé une idéologie anti-tutsie. Je ne condamne personne. Je condamne le génocide qui a fait de nous ce que nous sommes aujourd’hui : séparés. Des familles qui se détestent, qui se déchirent. J’aimerais les inviter à se réhumaniser. Et qu’ils rentrent au pays. »

Pour approfondir, lisez aussi notre article "Rwanda, la complicité des partis chrétiens".

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  1. Nom d’emprunt.

  2. Nom d’emprunt.

  3. Devenu FEDDA, en 2015, Forum européen pour le développement durable en Afrique.

  4. Front patriotique rwandais, parti politique et armée du président Paul Kagame.

  5. P. ex. Jean Bigambo, « Le Rwanda, cette plaie au milieu des Grands Lacs », 25 décembre 2010.

  6. P. ex. Jean Mitari, « Rwanda : un génocide qu’on veut dissimuler », 1 er juillet 2015.

  7. Ce revirement n’était pas lié aux interventions de l’asbl, mais au fait que le gouvernement du libéral Charles Michel aurait préféré l’extension du champ de l’application de la loi antiracisme, nous confirme le député Gilles Foret (MR).

  8. Nom d’emprunt

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