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Dans le secret de nos yeux

Johan Wagemans, l’homme qui capte notre regard

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Karoly Effenberger. Tous droits réservés.

Face à une œuvre d’art, les yeux de l’amateur averti bougent autrement que ceux du profane. Et, au football, l’arbitre ne voit pas les joueurs là où ils se trouvent réellement. Notre vie entière est dictée par ce que nous voyons, mais les rouages profonds de la vision nous sont pratiquement inconnus. Le psychologue Johan Wagemans entend y remédier, au point d’espérer comprendre et prédire ce que l’on trouve beau.

Plus que jamais, notre monde est dominé par des images. Mais quel effet ces innombrables vidéos, photos et animations produisent-elles sur nous ? Que voyons-nous réellement ? Pas toujours ce que nous croyons, d’après les recherches de Johan Wagemans, professeur de psychologie à Louvain, spécialisé depuis plus de trente ans dans la perception visuelle. « Pendant mes années de doctorat, personne ou presque ne planchait sur cette question, se souvient-il. J’ai vu là un défi. J’ai toujours été fasciné par le fonctionnement de l’être humain. »

Aujourd’hui, Johan Wagemans est l’un des experts les plus renommés au monde dans l’étude de l’effet que produit la vision sur l’individu. L’an dernier, il a été le premier psychologue depuis 45 ans à recevoir le Prix d’excellence du Fonds flamand pour la recherche scientifique, la plus haute distinction scientifique attribuée par la Flandre. Et cet été, il a décroché une prestigieuse bourse du Conseil européen de la recherche, qui n’octroie de tels fonds qu’à des projets radicalement novateurs.

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Karoly Effenberger. Tous droits réservés

À l’aide de ce financement, il prétend décoder le mécanisme de notre jugement du beau, ce qui n’a été entrepris scientifiquement par personne jusqu’à présent. « Il est tout à fait possible de comprendre d’un point de vue physiologique comment les stimuli extérieurs viennent se fixer sur notre œil et pénètrent ensuite dans notre cerveau, explique-t-il. Mais, à un certain moment, on arrive à une perception consciente : ceci est une tasse, par exemple. Cette transition entre le champ physique et le champ mental reste jusqu’à ce jour un mystère. »

Pourtant, il y a beaucoup en jeu. Notre façon de voir le monde est au centre d’intérêts de plus en plus considérables. Les publicitaires s’emploient depuis de nombreuses années à capter notre attention par des images attrayantes. L’oculométrie devient un enjeu de poids. Bientôt, peut-être, nous appellerons l’ascenseur, ouvrirons les portes et retirerons de l’argent par les mouvements de nos yeux. Les constructeurs automobiles conçoivent des technologies permettant d’analyser ce que voient les condu­cteurs au moyen de capteurs de lumière et de systèmes de caméras. Le monde de la médecine a recours à ces techniques pour dépister des maladies. Les secteurs de l’enseignement, du jeu vidéo, de la sécurité, tous veulent exploiter notre comportement visuel.

En quoi la perception visuelle est-elle si particulière ? Après tout, nous goûtons, sentons et entendons aussi ce qui nous entoure.

Johan Wagemans : L’humain est l’animal le plus visuel qui existe. Un tiers de notre cerveau est activement occupé par le traitement de stimuli visuels. C’est évidemment une proportion énorme. Pour faire fonctionner ces millions de cellules cérébrales, le corps doit fournir un effort important. Ce n’est pas un processus anodin.

Même si nous n’avons pas le regard le plus perçant qui soit, notre vision est, de loin, le sens qui dicte le plus notre comportement. La perception visuelle est parfois comparée à un canari dans une mine : tout dysfonctionnement dans le cerveau se manifeste directement dans notre manière de voir le monde. Les personnes atteintes de démence voient décliner leurs facultés visuelles avant de perdre la mémoire ou la parole. Mais nous ne le remarquons pas vite, car nous avons tellement l’habitude de « compléter le tableau » lorsque nous regardons autour de nous.

Que voulez-vous dire par là ?

La perception ne fonctionne pas sur le même mode qu’une caméra, comme on le croit souvent. Nos yeux ne photographient pas l’environnement. Nous n’attendons pas l’arrivée des stimuli visuels, mais anticipons ce que nous allons voir en fonction de nos expériences passées et de ce que nous avons appris.

Nous déterminons donc nous-mêmes ce que nous voyons ? Pourtant, nous tenons ce que nous voyons pour objectivement vrai.

Ce que vous voyez est différent de ce que je vois. Tout cela est purement subjectif. Nous nous basons constamment sur un certain modèle du monde. Par exemple, nous pouvons nous représenter l’aspect général d’une chambre, donc quand nous entrons dans une chambre, nous avons déjà cette image générique en tête. Et, sur la base de toutes les chambres que nous avons vues précédemment, nous complétons les détails. C’est comme quand nous lisons un texte : nous ne lisons pas chaque mot attentivement, nous en ignorons même carrément certains, et nous nous attardons sur d’autres. Il en va de même pour les images : nous ne relevons pas tout. La vraie perception consiste en fait à ne relever que ce qui s’écarte du modèle. Quand les écarts sont nombreux et ne sont pas le fruit du hasard, nous ajustons le modèle. Et ce processus se répète sans cesse.

La façon dont nous construisons ce modèle dépend de facteurs individuels et culturels. Dans le monde occidental, nous sommes nettement plus focalisés sur les bâtiments, sur les voies rectilignes. Nous pensons en espaces, en angles et en lignes (il trace deux lignes de même longueur sur une feuille, l’une se terminant par deux pointes dirigées vers l’extérieur, l’autre par les mêmes pointes dirigées vers l’intérieur). Si vous regardez ces lignes, vous en voyez inévitablement une plus longue que l’autre. Parce que notre regard est « réglé » sur ces formes. Dans des cultures beaucoup plus proches de la nature, les gens ne voient pas ces formes de la même manière. Mais ils ont beaucoup de peine à reconnaître des images. Il leur est difficile de comprendre quelque chose qui leur apparaît en 2D comme quelque chose qu’ils voient en 3D.

De plus, ce que nous voyons ne dépend pas seulement de notre personnalité ou de notre bagage culturel, mais aussi du moment, c’est-à-dire de comment on se sent, de ce qu’on vient de voir, de notre degré d’éveil. Ce n’est pas un processus linéaire : tout est corrélé. C’est ce qui est fascinant, mais aussi très difficile à comprendre.

Dans vos recherches, vous tentez de décoder ces aspects grâce à des technologies dernier cri.

La psychologie reste une boîte noire : nous pouvons observer les entrées et les sorties, mais tout ce qui se trouve entre les deux est caché. Certaines nouvelles techniques permettent de comprendre un peu mieux cette boîte noire par des expérimentations. Nous utilisons des scanners cérébraux et des modèles informatiques pour réaliser des simulations, nous mesurons les mouvements oculaires et menons également des recherches auprès de patients atteints de maladies cérébrales, ce qui permet de tirer beaucoup de conclusions. Je travaille depuis plus de dix ans avec des autistes. Ils regardent vraiment le monde différemment. Ils voient d’abord tous les détails. L’ensemble plus général leur vient plus tard, et pas de façon aussi automatique.

Vous avez obtenu cette année une bourse du Conseil européen de la recherche, qui n’est allouée qu’à des travaux pionniers. Votre ambition est de prédire le jugement du beau.

On dit souvent que les goûts et les couleurs ne se discutent pas. Autrement dit : les raisons de notre jugement du beau sont trop complexes ou trop personnelles pour être étudiées scientifiquement. C’est pourtant précisément ce que je veux faire. Nous voulons concevoir un modèle qui explique nos préférences esthétiques.

Comment comptez-vous procéder ?

Nous allons utiliser toute une panoplie de méthodes : de vastes études en ligne, de simples expériences consistant à choisir entre deux images la plus belle, ou encore des algorithmes faisant des prédictions en fonction des décisions antérieures. Il existe déjà de tels modèles, mais ils sont loin d’être au point. Généralement, ils n’atteignent pas plus de 50 à 60 % de prédictions correctes sur ce que les personnes estiment être le beau.

Nous voulons franchir un pas supplémentaire en réunissant deux aspects qui ont jusqu’à présent été étudiés isolément. D’un côté les propriétés de l’image : son degré de symétrie, sa structure, sa composition ; et de l’autre les caractéristiques de la personne : son sexe, son âge, sa personnalité, etc. À l’aide de ces données, nous espérons concevoir un modèle capable de prédire la préférence esthétique moyenne dans 75 à 80 % des cas. Nous comptons augmenter ce pourcentage en enrichissant et en affinant systématiquement le modèle, en examinant divers types d’images et en tenant compte des différences entre les personnes. Homme ou femme, jeune ou vieux, origines culturelles, ce type de choses.

Si vous réussissez, qu’apprendrons-nous ?

Nous apprendrons essentiellement tout ce qui entre en jeu pour déterminer nos préférences esthétiques. Je ne veux pas seulement savoir ce que telle personne trouvera beau, mais aussi, et surtout, comment elle en arrivera à ce jugement.

Il y a là quelque chose d’inquiétant. N’est-ce pas une porte grande ouverte à la manipulation ?

C’est un risque dont je suis conscient. Tous les géants de la technologie comme Microsoft, Google, Facebook et Apple s’affairent sur ces questions. Eux aussi tentent de prédire les comportements. S’ils arrivent à connaître les préférences esthétiques individuelles, ils peuvent mieux personnaliser leur publicité. Je n’exclus d’ailleurs pas qu’ils viennent frapper à notre porte si nous obtenons des résultats et publions d’autres articles scientifiques. Même s’ils sont probablement plus intéressés par l’aboutissement que par le processus en tant que tel.

La compréhension de notre façon de regarder le monde est un vaste enjeu économique qui comporte de nombreuses applications.

Dans les magasins, on observe déjà ce qui capte notre attention. Les supermarchés se basent sur ces données pour remplir leurs rayons. La technologie de l’oculométrie est aussi de plus en plus abordable, facile d’utilisation et largement disponible. Bon nombre de magasins en ligne analysent déjà où se porte notre regard. La dimension psychologique n’entre pas encore beaucoup en jeu, dans ce domaine. Mais quand il s’agit de sécurité – des caméras qui apprennent à regarder comme nous, par exemple – ou de mobilité, on va déjà plus loin. Quand les panneaux de signalisation routière sont-ils bien remarqués ? Comment concevoir au mieux le tableau de bord d’une voiture pour que le conducteur puisse voir un enfant qui joue ?

Un tiers de notre cerveau est occupé par la perception visuelle, disiez-vous. Cela évolue-t-il ? Nous vivons plus que jamais dans une société de l’image. On voit par exemple sur les réseaux sociaux que le texte est de plus en plus remplacé par l’image, et la photo par la vidéo.

Une telle évolution prend normalement des milliers d’années. Or, on constate effectivement un impact à court terme énorme des médias visuels sur notre comportement oculaire. Même si cet impact est difficilement mesurable. On en observe aussi les effets médicaux. Comme nous nous trouvons constamment à l’intérieur face à un petit écran au lieu d’être dehors entourés par le vaste monde, nous sommes de plus en plus nombreux à devenir myopes. En Asie, on peut parler d’une véritable pandémie : la grande majorité des enfants y sont myopes à l’âge de 8 ans. Ils portent tous des lunettes ou des lentilles.

Quel effet cette évolution produit-elle sur nous ?

Une sorte de pensée par images s’est développée, un littérisme visuel qui est différent d’il y a trente ans. Beaucoup d’enfants lisent plus lentement qu’avant, ou rencontrent plus de difficultés pour lire. Mais, dans le même temps, les jeunes de 18 ans assimilent aujourd’hui beaucoup plus rapidement les images que ma génération n’en était capable au même âge.

Voyez comment ont évolué les films hollywoodiens. Les films des années 50 ou 60 apparaissent maintenant très lents. Aujourd’hui, tout est plus fugace, plus rapide (une étude a montré que la durée moyenne d’un plan est passée de 12 secondes en 1930 à 2,5 secondes aujourd’hui, NDLR). Regardez les jeux vidéo : dans le temps qu’il faut à un joueur aguerri pour abattre sept de ses ennemis, nous pouvons à peine voir ce qui se passe. C’est incroyable. Il faut avoir un formidable éventail d’images à disposition pour pouvoir traiter une telle situation si rapidement.

Il y a quelques années, vous avez collaboré à un programme qui devait apprendre aux arbitres de football à mieux s’acquitter de leur tâche. Quel a été le résultat ?

Il s’agissait principalement de la règle du hors-jeu, qui demande au juge de ligne de prendre une décision à un moment bien précis d’une phase de jeu en cours. C’est une tâche très difficile. Étant donné que nous anticipons en grande partie ce que nous allons voir, nous voyons toujours le joueur plus loin qu’il n’est vraiment. Cette perception n’est pas modifiable en soi. Nous ne pouvons pas voir autrement, mais il nous est possible de corriger notre interprétation de cette perception. C’est un processus cognitif.

Avec le professeur Werner Helsen, de la faculté des sciences du sport, nous avons conçu un outil permettant aux arbitres d’améliorer leur processus de décision. Des arbitres professionnels de l’UEFA ou de la FIFA ont suivi des centaines et des centaines d’heures de formation de ce genre. Mais l’arrivée de l’arbitrage vidéo a évidemment changé la donne.

Beaucoup de supporters de football seront ravis de l’apprendre : l’arbitre ne peut rien y faire s’il ne voit pas une situation correctement. Ne devrions-nous pas en être plus conscients, d’une manière générale, pour faire preuve de plus de nuance par rapport à ce que nous voyons ?

Je pense que si. En insistant sur le caractère subjectif de ce que nous voyons, et en soulignant qu’il existe toujours d’autres manières de voir, il est possible de rendre les gens plus sensibles à cette nuance. Un plus grand littérisme visuel permet de mieux aborder le traitement des informations. L’enseignement pourrait donner de bons exemples à cet égard. Ainsi, une photo journalistique revêt une signification bien spécifique à un moment donné dans une culture donnée, mais on comprend aisément qu’elle serait vue tout à fait différemment cinquante ans plus tôt ou autre part. Seulement, il est rare que nous ayons cela à l’esprit.

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Karoly Effenberger. Tous droits réservés

Peut-on apprendre à mieux regarder ?

Tout à fait. L’art en offre un bon exemple. Dans la théorie de l’art, on parle de « l’œil de celui qui regarde ». Tout le monde regarde différemment, donc tout le monde ne voit pas la même chose. C’est extrêmement intéressant. C’est pour cette raison que j’ai beaucoup collaboré avec des artistes.

Lors d’une exposition de l’artiste anversoise Anne-Mie Van Kerckhoven, nous avons étudié par oculométrie la façon dont les visiteurs regardaient ses œuvres. Au début, elle a dit : « Je ne vais pas participer, car mes yeux ne bougeront pas. Je vois mon travail en un coup d’œil. » Finalement, c’est chez elle que nous avons enregistré le plus de mouvements oculaires. Ses mouvements dessinaient de grands sauts, toujours ancrés au milieu de la composition. Et qu’avons-nous découvert ? Que plus les visiteurs regardaient par des mouvements oculaires similaires, plus ils appréciaient l’œuvre. Comme s’ils la comprenaient mieux.

Une étude que nous avons menée récemment avec des travaux de Pierre Vermeersch au Museum M à Louvain confirme cette observation. Les experts et les amateurs d’art présentent des mouvements oculaires tout à fait différents de ceux des profanes ou des passants qui se trouvent nez à nez avec l’œuvre par hasard. L’expérience accumulée modifie la façon dont l’observateur assimile une œuvre. Notre travail peut sans aucun doute contribuer à cette prise de conscience, qui permet à son tour de mieux apprécier l’art. Il est possible de s’y entraîner, j’en suis convaincu. Mais est-ce nécessaire ? Ça, c’est une autre question (Rires).

Dans l’art, la difficulté réside aussi souvent dans le fait que les gens ne savent pas ce qu’ils voient.

Cette question me passionne. Cela fait longtemps que l’art ne vise plus à reproduire la réalité. L’art abstrait cherche à envoyer des stimuli qui nous amènent à modifier notre regard. Picasso créait quelque chose de totalement différent de ce qu’il voyait. Connaissez-vous sa Tête de taureau, par exemple, qui n’est autre que l’assemblage d’une selle et d’un guidon de vélo ? La créativité visuelle, c’est voir ce type d’analogies. Les enfants l’ont en plus grande quantité que les adultes. Probablement parce qu’avec l’âge, nous nous bornons de plus en plus à « compléter le tableau », et nous ne voyons plus qu’une seule signification : la selle, et rien d’autre.

Votre propre manière de regarder a-t-elle évolué au fil des années ?

Absolument. Je vois des visages dans les gouttes d’un lavabo, comme d’autres voient des formes dans les nuages. Dans les illusions d’optique, je perçois plus facilement les différentes possibilités. On devient plus souple dans ce genre d’exercice.

Je porte aussi un autre regard sur l’art. Avant, j’étais beaucoup plus porté sur des courants grand public comme l’impressionnisme. Aujourd’hui, j’apprécie aussi des œuvres plus abstraites ou des installations plus complexes. Mais, pour moi, collaborer avec des artistes est toujours enrichissant. Ils se posent les mêmes questions que nous : comment les gens regardent-ils ? Quel effet une image produit-elle sur quelqu’un ? La différence est que chez eux, le processus est intuitif, alors que moi je travaille dans mon laboratoire.

Et vous, comme vous plongez vos yeux dans nos portfolios, que percevez-vous et pourquoi ? Pour vous prêter à l’exercice, pensez à souscrire à une période découverte gratuite.

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  1. L’ensemble des techniques permettant d’enregistrer les mouvements oculaires.

  2. La capacité à lire un texte simple en le comprenant, à utiliser et à communiquer une information.

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