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Pfizer te rend ta douleur

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Lilou. CC BY-NC-ND.

En Belgique, championne de la surconsommation d’opioïdes, Pfizer retire l’un de ses médicaments stars, à base de morphine. Exit, le Valtran ! On applaudit. Sauf que celui-ci n’a pas d’équivalent chez nous et qu’il est donc recommandé à des milliers de patients de se sevrer. Et leurs douleurs ? Immersion au cœur de cette cure de désintoxication forcée. Sans réelle alternative.

C’est un couple à bout de nerfs. Isabelle souffre de fibromyalgie et de problèmes aux disques intervertébraux, Christian, lui, est atteint de l’ataxie de Friedreich, une maladie génétique dégénérative des muscles. « J’ai les muscles d’un enfant, je ne peux faire aucun effort physique, explique ce quadragénaire hutois. Même marcher est difficile. Les douleurs apparaissent dans les jambes et remontent jusqu’à provoquer des migraines. Et si je prends du poids, les muscles de mes jambes ne me soutiennent plus et je tombe sans arrêt. » Pour atténuer ses douleurs, ce couple prend du Valtran depuis des années. Mais en janvier, Pfizer a retiré son antidouleur du marché. Paniqué, Christian s’est constitué un stock. Un gros stock. « Depuis quelque temps, mon médecin double mes prescriptions. À l’heure actuelle, il me reste une dizaine de bouteilles. De quoi tenir quelques semaines. L’idée de tomber à court m’angoisse terriblement. »

Sur Facebook, c’est aussi la panique. « J’ai réussi à me désaccoutumer de la morphine en me limitant au Valtran, mais il n’est plus disponible en pharmacie, peste ce septuagénaire. Selon leur humeur, les fabricants retirent des médicaments qui nous assuraient une vie plus ou moins décente. Ce monde pharmaceutique de merde ne vise que le gain et cela se fait au détriment de la vie humaine. » Sylvie répond à cet appel à l’aide. « J’en ai peut-être encore chez moi. Je te tiens au courant. » Tandis que Jenny, elle, se propose d’en dénicher en Allemagne. Elle n’est pas la première à y penser. « On pourrait en trouver à l’étranger, constate Christian, notre quadra. Mais comme il s’agit d’un médicament classé ‘stupéfiant’, nos ordonnances ne sont pas valables hors de la Belgique. »

Problème, cet opioïde modérément puissant n’a aucun équivalent chez nous. Développé par le labo américain Pfizer, premier groupe pharmaceutique mondial, le Valtran est un antidouleur assez particulier, car il est composé de tilidine, un dérivé morphinique, mais aussi de naloxone, un antidote opioïde. Une combinaison destinée à limiter les risques d’abus. À forte dose, en effet, l’antidote vient contrecarrer l’effet de l’opiacé. « C’est le seul antidouleur qui me permette de vivre sans trop souffrir, raconte Christian. J’ai une pension de handicapé, mais, grâce à ce médicament, je peux conduire et faire du bénévolat pour une association. Cela fait vingt ans que j’en prends et je n’ai d’ailleurs jamais eu le moindre accrochage en voiture. C’est désolant que Pfizer ne pense pas à tous ceux qui s’en sortent grâce à ce médicament. » Hors de question, donc, de substituer un autre opioïde au Valtran. Car il sera forcément plus puissant, et ses effets négatifs aussi. Qu’il s’agisse de tramadol (Contramal, Tradonal ou Zaldiar) ou d’un autre antalgique plus puissant encore, type l’oxycodone (OxyContin, OxyNorm,…) ou carrément de la morphine. « Le tramadol me donne des sueurs et des nausées, et l’oxycodone fait de moi un légume. Si je dois remplacer le Valtran par de l’oxycodone, je me pends. »

La solution ne réside pas non plus dans les médicaments génériques. Il y a quel­ques années, le Tinalox, une copie conforme du Valtran commercialisée par le labo suisse Sandoz, était disponible en Belgique. « Mais lorsque Pfizer a baissé le prix de son antidouleur pour l’ajuster à celui du Tinalox, ce dernier a abandonné le marché », déplore encore Christian. Logique. Pourquoi acheter le générique alors que l’original est au même prix ?

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Lilou. CC BY-NC-ND

Après avoir liquidé son concurrent, la firme américaine a décidé d’éliminer complètement la molécule du marché. Et là, on comprend beaucoup moins (voir encadré p. 46). L’Agence fédérale des médicaments (AFMPS) n’y trouve en tout cas rien à redire. « L’AFMPS a validé ce retrait, car un traitement alternatif est possible pour ces patients. » Ah bon ? L’Agence précise qu’elle ne peut pas obliger une entreprise à maintenir un médicament sur le marché. « Nos autorités se réjouissent toujours quand un opioïde passe à la trappe », constate un fin observateur. Elles se réjouissent. Très bien. Mais réfléchissent-elles au moins à une prise en charge de remplacement ? Cela pose la question de l’hyper-dépendance des patients aux choix commerciaux des labos. On fait quoi quand l’antalgique qui semblait nous convenir passe à la trappe ?

Se tourner vers un autre opioïde « n’est pas un choix judicieux », indique le Centre belge d’information pharmacothérapeutique (CBIP). Cet organe indépendant recommande aux patients sous Valtran de se sevrer. Selon les derniers chiffres publiés en 2017 par l’Institut national d’assurance maladie-invalidité (Inami), 60 000 Belges seraient concernés par cette cure massive de désintoxication.

Barman, une petite goutte

Une bonne nouvelle, car la consommation d’opioïdes a bondi chez nous ces vingt dernières années. Un rapport publié en 2019 par l’OCDE classe même la Belgique dans le top 3 européen des États les plus shootés aux dérivés morphiniques. La situation ne s’est pas améliorée depuis. En primeur, l’Inami nous a livré ses derniers chiffres. Si le nombre de doses journalières de tramadol délivrées en Belgique stagne à son niveau record, celui de l’oxycodone progresse encore légèrement. Par rapport à 2019, plus de 100 000 doses supplémentaires ont en effet été écoulées en 2021. En observant l’épidémie d’overdoses d’opioïdes qui ravage les États-Unis, on se dit que ce sevrage risque de rabattre les patients sur un opioïde encore plus puissant et plus dangereux.

Précisons d’emblée que le sevrage aux dérivés morphiniques est particulièrement difficile. En cas de diminution trop rapide des doses, des symptômes de manque peuvent apparaître : transpiration, anxiété, diarrhée, douleurs osseuses et abdominales… Et, mauvaise nouvelle, cet opioïde modérément puissant et spécialement conçu pour éviter les abus s’est finalement révélé… hyper-addictif.

« J’ai commencé à prendre du Valtran après un grave accident de moto, témoigne Laurent (prénom d’emprunt), un Namurois de 46 ans. Je m’étais notamment fracturé les clavicules et des côtes. Les douleurs étaient insupportables. J’ai pris 10 gouttes par jour, puis 30, 40, 50, 100. Après dix ans, j’étais à 500 gouttes quotidiennes. Il m’est même arrivé de descendre une bouteille dans la journée. » Soit une dose de cheval, cinq fois la posologie maximale. « Je suis rectifieur dans l’industrie de mécanique de précision, je travaillais donc complètement shooté sur des machines super-dangereuses, comme des découpeuses à plasma. » S’ensuit une longue descente aux enfers. « Mon humeur changeait continuellement. Un jour, j’avais la pêche et je bossais comme un fou, le lendemain j’étais complètement amorphe, je devenais un zombie, j’avais des envies suicidaires. Je prenais tellement de Valtran que je vomissais. Mais j’en reprenais juste après. » Pour se fournir, Laurent organise un véritable shopping médical. « J’allais voir quatre ou cinq médecins et dentistes pour avoir des ordonnances. C’était assez facile. Un de ces médecins me faisait même des prescriptions au nom de ma femme pour brouiller les pistes. » Laurent saisit un livre dans sa bibliothèque. « Regardez, j’ai retrouvé une ordonnance que je planquais pour ne pas que ma femme la voie. » Et quand les toubibs rechignaient à lui en prescrire ou qu’il ne supportait plus les regards accusateurs de sa pharmacienne, Laurent volait le Valtran de son père ou allait s’en procurer… au bistrot du coin ! « Le patron me fournissait des bouteilles sous le manteau. Et pas des copies, hein ! »

Sondés sur ce sevrage massif, les pharmaciens et les algologues interrogés ne sont guère optimistes. « Peu de chance que ces consommateurs réguliers de Valtran se sevrent, estime Samuel Libert, pharmacien à Charleroi. Je m’attendais surtout à ce qu’ils dévient vers le tramadol, mais je remarque que certains sont déjà passés à l’oxycodone (encore plus puissant). Ces patients retombent souvent dans une autre addiction. » Ce sevrage forcé, on n’y croit pas non plus à la clinique de la douleur du CHU Saint-Pierre à Bruxelles. « Certains patients ont constitué des stocks de Valtran, confirme le Dr Walid El Founas, l’algologue et anesthésiste responsable de ce centre. Et ils vont certainement migrer vers un autre opioïde. C’est comme la cigarette. Retirez une marque et le fumeur change de fabricant. » Même constat à l’hôpital civil Marie Curie de Lodelinsart. « Nombre d’entre eux sont passés à l’oxycodone, déplore Gundula Mira Dernedde, l’anesthésiste responsable de la clinique des douleurs chroniques. Au lieu de résoudre le problème, on l’aggrave en le reportant sur un opioïde plus puissant. »

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Lilou. CC BY-NC-ND

Sur ces patients shootés aux morphiniques, les spécialistes de la douleur se cassent parfois les dents. « Les personnes accros aux opioïdes sont très compliquées à prendre en charge, poursuit Walid El Founas. Ces patients sont dépendants physiquement, psychologiquement, et font tout pour avoir des prescriptions. Quand ils reviennent nous voir à la clinique de la douleur, on leur demande toujours ce qu’ils prennent comme médicaments, tout en sachant très bien ce qu’on leur a prescrit la dernière fois. Très souvent, ils ont déjà modifié leur traitement entre deux consultations et nous disent qu’ils prennent désormais deux gélules de ceci, trois comprimés de ça. »

Et pour les consommateurs de Valtran ? « Comme il n’existe pas d’équivalent, on regarde les échelles de comparaison des morphiniques et on essaie d’en trouver un autre, même s’il n’agit pas de la même façon sur les récepteurs, explique le Dr El Founas. On chipote, on fait une rotation entre plusieurs opioïdes pour limiter les risques de dépendance. »

Un temps fou

« On a fabriqué des toxicomanes, constate Emmanuel Hermans. Certains patients avaient des prédispositions génétiques aux assuétudes, mais d’autres n’étaient pas prédisposés et sont pourtant devenus accros. Et si prescrire prend deux minutes, dé-prescrire prend un temps fou. » Qu’aurait-on dû faire ? « Il existe des protocoles de sevrage pour diminuer progressivement les doses et limiter les symptômes de manque. Mais la grosse difficulté est de mobiliser les ressour­ces en matière de soins de santé. Ces patients ont besoin de s’asseoir devant un médecin et de discuter avec lui pendant un certain temps ou d’être pris en charge par une clinique de la douleur. »

Selon ce spécialiste, « il faudrait chercher à savoir pourquoi ces gens sont devenus addicts. Car la douleur est un phénomène biopsychosocial, dit-il. Quand on se trouve face à des personnes isolées, défavorisées, avec de gros problèmes psychologiques, comme des divorces, des violences conjugales, c’est très difficile de les sevrer. La morphine, ça fait du bien à tout le monde, même à ceux qui n’ont pas mal ».

Rien d’autre à proposer

En raison des risques d’accoutumance et de dépendance, on sait aujourd’hui que les opioïdes ne sont pas indiqués pour traiter les douleurs chroniques (lombaires, orthopédiques,…). Ils doivent donc être exclusivement réservés aux douleurs aiguës, postopératoires ou cancéreuses. Reste que, de l’avis général, de nombreux médecins ne respectent pas cet impératif. « Les morphiniques n’ont pas leur place en douleur chronique, mais c’est aussi un peu facile à dire, tempère Emmanuel Hermans, de la faculté de pharmacie de l’UCLouvain. Car, à part le paracétamol et les anti-inflammatoires, on n’a pas grand-chose d’autre à proposer. On manque d’outils, de recherches. Il y a beaucoup d’études sur la douleur, mais peu de résultats. On n’arrive toujours pas à comprendre pourquoi tel patient a des douleurs. Alors on avance à tâtons, on essaie un antidouleur opioïde, un anti-épileptique, un antidépresseur à très faible dose. »

Mais ces centres nécessitent des équipes pluridisciplinaires (algologues, psychologues, kinés, infirmières spécialisées…) et sont trop peu nombreux. En 2019, Médor révélait déjà le parcours du combattant pour obtenir une consultation dans une clinique de la douleur. « Par manque d’algologues, donc de financement, nos places sont limitées et nous devons sélectionner les patients, regrette le Dr Dernedde, algologue à l’hôpital Marie Curie. Avant de pointer le manque de statut de ces spécialistes de la douleur. « En Belgique, il n’existe toujours pas de code de remboursement Inami pour une consultation avec un algologue. » Pas vraiment de quoi faire naître des vocations.

« Il faut savoir ce qu’on veut, poursuit ce médecin. Si on pense qu’il faut prendre en charge davantage de patients et que les généralistes ne peuvent pas le faire, il faut créer plus de places dans les cliniques de la douleur. » Et agir préventivement. « Un projet de l’UCLouvain préconise la mise en place d’une consultation automatique, quatre à six semaines après une opération, pour revoir la médication. Ce serait très utile, car il faut pouvoir intervenir au moment où les douleurs transitionnelles deviennent chroniques. Mais sans structures et sans argent, personne ne verra ces patients. »

Nos pouvoirs publics connaissent ce fléau sanitaire majeur depuis des lustres, mais n’ont pas investi suffisamment dans la prise en charge de la douleur. Mesurent-ils leur responsabilité ? À l’Inami, on dit analyser le comportement de prescription de certains médecins pour déterminer s’il existe des dérives flagrantes. Et de prôner, notamment, de rendre visibles les opioïdes délivrés par les pharmaciens, indépendamment de l’accord explicite du patient. Paradoxalement, la nouvelle appli « Mes médicaments » destinée à gérer nos prescriptions digitales permet de cacher encore plus facilement ses ordonnances à son pharmacien.

Le médoc dans le sang

Sur les conseils d’un médecin français, consulté sur son lieu de vacances, Laurent a décidé de se sevrer du Valtran. Mais les opioïdes coulent encore dans ses veines. Pour soigner son addiction, il prend aujourd’hui du Suboxone, un dérivé morphinique utilisé notamment pour traiter la dépendance à l’héroïne. Isabelle et Christian, eux, ont décidé de se désintoxiquer du Valtran à deux. « Comme ça, on se donne du courage mutuellement, espère Christian. Si l’un craque, l’autre sera là pour le soutenir. On va donc diminuer notre consommation goutte par goutte, semaine après semaine. On y arrivera. Mais comment fera-t-on ensuite pour calmer nos douleurs ? Je n’aurai d’autre choix que de me rabattre sur la codéine alors que mon corps ne la supporte pas. » Quant à Lyvia, elle a dû suivre une cure de désintoxication au Beau Vallon, un hôpital psychiatrique, pour soigner sa dépendance au Valtran et aux tranquillisants. Elle est aujourd’hui sous Lyrica, un anti-épileptique testé comme antidouleur. Et dont, tous les pharmaciens interrogés nous le confirment, la consommation à usage récréatif explose.

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DR

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