Nous ne sommes pas des virus
Racisme anti-asiatique. L’autre pandémie
Sung-Shim Courier est une journaliste belge. De quelle origine ? De Verviers, pourquoi… ? Elle a mangé des boulettes à la sauce chasseur toute son enfance, mais, dans l’espace public, elle est constamment renvoyée à son ascendance coréenne, à sa peau mate, à ses yeux bridés. Pour Médor, elle dresse le portrait du racisme anti-asiatique, parfois perçu comme affectueux ou « moins agressif » que d’autres discriminations. Le coronavirus, venu de Chine, a amplifié cette violence et, heureusement, amorcé une prise de conscience.
Janvier 2020, l’attention du monde entier est braquée sur Wuhan, la capitale de la province de Hubei, en Chine. Le hashtag JeNeSuisPasUnVirus fait son apparition sur les réseaux sociaux. Ce matin-là, je me trouve dans le métro, le nez sur mon téléphone. J’observe la naissance du mouvement militant qui dénonce la montée d’un racisme anti-asiatique en lien avec le Covid-19. Soudain, une voix, à deux mètres de moi, braille « Coronavirus ! ». Je lève la tête et me retrouve face à quatre garçons, entre 15 et 20 ans, hilares. Pause d’une demi-seconde, tilt. « Ah oui, c’est à moi que le garçon s’adresse », sourire, c’était le temps où nous pouvions encore distinguer le bas des visages dans les transports en commun. Je fais mine de me lever et lâche : « Si tu me traites encore de coronavirus, je te tousse dessus ! »
Je suis Belge, adoptée d’origine sud-coréenne, avec une particularité : je me considère Blanche. Selon l’association Racines coréennes, nous serions environ 4 000 adoptés coréens en Belgique. Je suis arrivée ici à 7 mois le 2 juillet 1986. Je ne parle pas la langue, je ne connais presque rien de la culture coréenne.
Sur le coup, cet incident me paraît sans importance. J’ai l’habitude de ce genre de remarques : « Vous parlez bien français pour une Chinoise », « Tu dis que tu es Belge, mais, en réalité, tu viens d’où ? », « Vous mangez du chien à la maison ? », « Est-ce que vous, les Jaunes, vous bronzez ? », « Et tu vois normalement ou bien ? », « Il paraît que les femmes bridées ont un vagin serré, c’est vrai ? », etc.
Seulement, les jours passent, la crise sanitaire s’installe et je remarque que les gens s’éloignent de moi dans les magasins. Certains me jettent des regards suspicieux. Aujourd’hui, c’est donc à partir de mon vécu de femme « asiatiquetée », c’est-à-dire perçue comme Asiatique, que j’écris ces lignes.
Tous identiques ?
« Vous feriez mieux de retourner dans votre pays. Sales étrangers. » Nous sommes le 8 juin 2020, Joyce et son petit ami entrent dans une librairie de Louvain, après un examen. « J’ai dit à la dame que nous étions tous les deux Belges », explique Joyce. Elle s’est alors tournée vers moi et m’a lancé : « Est-ce que je parle chinois ? » – cette bonne vieille expression qui signifie qu’on a été suffisamment clair et qu’on n’entend pas discuter.
La jeune femme contextualise : « J’ai été adoptée de Chine, le néerlandais est ma première langue. Il est blessant de devoir sans cesse justifier pourquoi je parle si bien le néerlandais. » De plus, pour de nombreux adoptés, il est douloureux d’entendre qu’ils doivent retourner dans « leur pays ». Joyce filme l’altercation, deux employés du magasin interviennent. Sur les réseaux, sa vidéo devient virale. À la suite de cet événement, elle porte plainte. Le 25 octobre 2020, le tribunal correctionnel de Louvain condamne son agresseuse à une peine de prison de quatre mois et à une amende de 800 euros. Pour Joyce, cette décision juridique reconnaît que le racisme anti-asiatique existe et qu’il n’est pas moins grave que les autres.
À cette reconnaissance s’ajoute aussi un recensement réalisé par le centre de signalement américain Stop AAPI Hate, qui collecte les témoignages de haine envers les Américains originaires d’Asie ou de l’océan Pacifique. Ce dernier dit avoir comptabilisé près de 3 800 incidents dans tout le pays entre le 19 mars 2020 et le 28 février 2021. Ce chiffre est évidemment bien en dessous de la réalité, mais il donne une idée des types de discriminations les plus fréquentes et qui peuvent se cumuler : harcèlement verbal (68,1 % des cas), évitement (20,5 %), agressions physiques (11,1 %), violations des droits civils – par exemple, discrimination sur le lieu de travail, refus d’octroyer un service ou interdiction d’utiliser un transport (8,5 %) – et enfin harcèlement en ligne (6,8 %).
En fait, ce harcèlement est structurel, je le subis personnellement depuis des années. Il n’a pas commencé avec la crise sanitaire que nous connaissons ; la situation s’est juste dégradée. Aussi loin que je me souvienne, j’ai toujours été prise pour une Chinoise. Il y a cette idée que les Asiatiques sont tous identiques, qu’ils sont interchangeables. Ensuite, il y a toutes ces remarques prétendument humoristiques ou affectueuses, qui ravivent perpétuellement mon impression d’être perçue comme une étrangère. Je me souviens, par exemple, de ce gentil couple d’habitués, dans le restaurant où je travaillais, qui me demandait fréquemment de leur préparer « un plat de chez moi ». Renaud André, le fondateur de l’association Asia 2.0, confirme mon impression : « Le coronavirus n’a pas augmenté ni inventé le racisme que l’on connaît au quotidien, mais il l’a mis en lumière. Ce ne sont souvent que des blagues, mais, à la longue, elles finissent par atteindre notre amour-propre, notre estime en tant que communauté. Et cela percole dans la conscience collective. »
L’effet Covid-19
Simeng Wang est sociologue. Elle coordonne le projet REACTAsie, qui porte sur l’expérience des discriminations et du racisme des personnes d’origine asiatique (de l’Asie de l’Est et du Sud-Est) en France, notamment les jeunes diplômés ou qualifiés, âgés de 20 à 35 ans. Dans un article pour Politika, elle affirme que, « dans les premiers mois de la pandémie de Covid-19, le virus a été souvent présenté dans les discours politiques et médiatiques comme un virus “chinois”. L’association entre le virus et la Chine a conduit à un processus de racialisation de la maladie consistant à décrire le virus comme intrinsèquement liée à la population dite “chinoise”. En réaction à cela, dans différents pays, les personnes perçues comme Chinoises ont été vues comme porteuses de la maladie et senties comme un potentiel danger, parfois même accusées d’être responsables de la pandémie ». Pour la chercheuse, cette « racialisation » de la maladie a réveillé des « stigmatisations anciennes ancrées dans l’histoire coloniale et postcoloniale, telles que les représentations de la population chinoise comme “sale”, “vicieuse” et éternellement étrangère, mais aussi des formes plus récentes d’altérisation fondées sur un sentiment de menace politique, économique et géopolitique incarné par la Chine ».
Le renvoi perpétuel d’un individu à une supposée « race » peut avoir un impact négatif sur sa santé mentale. Et cette corrélation est plus importante encore depuis la pandémie. Même si le thème reste peu étudié en France (Boni et Mendelsohn, 2021), de nombreuses recherches scientifiques aux États-Unis ont démontré une corrélation entre la victimisation racialisée et les mauvais états en santé mentale (Gee et al. 2007). Cette corrélation est d’autant plus importante depuis la pandémie de Covid-19 : toute minorité ethnique confondue, on constate une augmentation de 39 % du nombre de personnes d’origine asiatique ayant recours au dépistage de l’anxiété mise en place par l’organisation Mental Health America. Selon cette organisation, l’injustice raciale cause des traumatismes psychologiques et affaiblit les communautés minorisées.
Le témoignage sur Instagram d’un jeune étudiant français illustre douloureusement cet impact du racisme sur la santé mentale. « Mon histoire remonte à il y a une dizaine d’années, à l’époque du collège et a duré quatre années. Au début, c’était juste du racisme verbal de temps en temps. J’avais déjà l’habitude en primaire, mais là c’est devenu récurrent. Cela se basait sur le stéréotype “Les Asiatiques ont un petit pénis.” C’est devenu mon quotidien. Presque chaque jour, on me frappait ou on tentait de me frapper au niveau de l’entre-jambes. On me disait : “Les Asiatiques ont un petit pénis, on va voir si c’est vrai.” Je m’efforce d’oublier cette période, mais il y a toujours un con pour réveiller cette douleur. Je ne comprends pas cette envie de nous humilier. À force, j’ai été brisé. J’ai pensé à de nombreuses reprises mettre fin à mes jours. »
J’ai contacté l’auteur de ce post Instagram. Nous échangeons une après-midi, début septembre 2021. Psychologiquement fragile, il accepte de témoigner à condition de conserver l’anonymat. Il m’explique qu’il est toujours le seul Asiatique de sa promotion à l’université et qu’il subit encore du harcèlement, en particulier lors des fêtes estudiantines.
« En fait, [ce harcèlement] a attaqué ma confiance en moi. Actuellement, je suis célibataire et, à chaque fois que je rencontre une femme, j’ai des troubles de l’érection lors du premier rapport sexuel parce que j’ai un peu de mal à faire confiance à l’autre. J’ai aussi eu le syndrome de la vessie timide. Je n’arrivais absolument pas à faire pipi dans les urinoirs parce que je pensais inconsciemment que les autres allaient voir mon sexe et se dire : “Oh il est petit !” Pour réussir à uriner, je devais soit aller dans des toilettes closes, soit cacher mon entre-jambes avec ma veste. Maintenant ça va mieux. C’est un complexe un peu paradoxal, parce que ça ne me concerne pas du tout, en fait. C’est comme les personnes minces qui se trouvent enveloppées et qui font des complexes par rapport à leur poids. »
Des Barbie blondes
Ce mal-être peut aussi prendre des formes plus insidieuses. Je rencontre Lesley (29 ans) pour la première fois l’été 2021 dans un parc, à Ixelles. Lesley a grandi à Bruxelles dans une famille sinophone. La communauté chinoise de Belgique compte aujourd’hui plus de 40 000 personnes. Notre pays a en effet connu plusieurs vagues d’immigration chinoise. La première a suivi la création de la République populaire de Chine, en 1949. Le père de Lesley est arrivé dans les années 1970 et sa mère en 1985. Quand je lui demande si elle aussi a déjà ressenti des complexes par rapport à son physique, sa réponse fuse. « Bien sûr ! Toutes les Asiatiques ont rêvé à un moment d’être Blanches. Moi, j’ai grandi dans une famille cent pour cent chinoise, mais j’ai évolué dans un environnement entièrement blanc. Enfant, on souffre du manque de représentation. Mes poupées étaient des Barbie blondes très grandes et très fines. Moi, j’étais petite avec des cheveux noirs et j’enviais terriblement les petites filles blondes. C’est une forme de racisme intériorisé. J’ai aussi pris conscience que cela influence aussi ma manière d’aimer, d’être attirée. Mes préférences sont forgées par la représentation à laquelle j’ai été exposée. Je dirais même qu’il y a eu une colonisation mondiale des standards de beauté. » L’échange avec Lesley me laisse songeuse, car elle n’est pas la première femme asiatique que j’interviewe à me parler de racisme intériorisé et d’un manque de représentation. Ces problèmes, je les ai longtemps minimisés avec cette pensée : « Nous ne sommes pas les plus à plaindre. »
Mélanie Cao est diplômée en études de genre. Née d’une mère belge et d’un père vietnamien, elle anime des conférences sur l’asio-féminisme et explore plus particulièrement les questions de féminisme décolonial. Elle commence par rappeler que les différentes minorités font l’objet de discriminations et de types de domination très différents et qu’il n’existe pas une, mais plusieurs communautés asiatiques. L’Asie, à savoir le continent asiatique, regroupe en effet 47 pays. Selon elle, il existe un « mythe de la minorité modèle », avec une image de communauté travailleuse, intégrée, avec de bonnes performances scolaires et une certaine réussite professionnelle. « Ce sont des stéréotypes perçus comme positifs, par opposition avec ceux subis par d’autres communautés – afro-descendantes, par exemple. » Cette perception a pour effet pernicieux de museler les revendications des communautés asiatiques, qui se sentent moins légitimes de parler de discriminations. « Elles ont l’impression d’avoir déjà une place plus privilégiée. Elles sont tolérées dans la mesure où elles se tiennent à carreau et parce qu’elles sont exemplaires. » Pour Mélanie Cao, le deuxième effet que ce stéréotype positif entraîne est une division au sein des minorités : « Il crée une forme de hiérarchisation entre celles qui seraient de bonnes communautés et les mauvaises. C’est un outil de division qui monte les différentes minorités raciales les unes contre les autres. »
Prise de conscience
D’autres incidents, d’autres drames sont venus s’ajouter à l’expérience douloureuse que Joyce a vécue, secouant ainsi la conscience collective. En France, mercredi 28 octobre 2020, sur la page Facebook de l’Association des jeunes Chinois de France (AJCF), on a pu lire « Hitler aurait dû tuer les Chinois, pas les juifs », « J’appelle tous les renois et rebeus de France à agresser chaque Chinois qu’ils croiseront dans la rue », « Nique la mère à tous les Chinois ». Ces captures de messages, parmi d’autres du même acabit, ont été postées par l’Association, qui a lancé ainsi l’alerte contre ce qu’elle considère être une incitation à la chasse aux Asiatiques. Six mois plus tard, cinq étudiants « de bonne famille » ont comparu devant un juge, plaidant « l’humour » et le fait d’avoir écrit ces mots à la légère. Ils ont été condamnés.
Puis il y a eu la fusillade des salons de massage près d’Atlanta, aux États-Unis. Huit personnes sont mortes dont six femmes d’origine asiatique. Un suspect a été arrêté, un homme blanc de 21 ans. Il a reconnu sa responsabilité et a affirmé « avoir agi sans mobile raciste ». Pourtant, il a insinué qu’il avait des problèmes d’addiction sexuelle potentielle et qu’il considérait ces salons de massage comme « une tentation […] qu’il souhaitait éliminer ». De nombreuses célébrités, d’origine asiatique, mais pas seulement, se sont mobilisées à l’occasion de ce drame derrière le hashtag StopAsianHate.
En France, des initiatives se sont progressivement mises en place pour lutter contre ce racisme sur Instagram et autres réseaux sociaux : Sororasie, Stopasiaphobie, Studiojaune, etc. Selon Daniel Tran, le porte-parole de l’AJFC, « ces collectifs ont très rapidement grossi et atteint des milliers, voire des dizaines de milliers d’abonnés. Ils remplissent un double rôle : recueillir des témoignages et faire circuler des informations pour déconstruire tous les clichés à travers des théories importées principalement des États-Unis, plus en avance sur la déconstruction du racisme ».
Pour aller plus loin, s’attaquer au cœur du problème, il faudrait pousser les recherches en s’appuyant sur des statistiques, mais, en Belgique, les données pouvant toucher à la vie privée, à l’origine ethnique, aux préférences politiques, religieuses ou philosophiques, à l’appartenance syndicale, à l’orientation sexuelle, ne sont pas enregistrées dans la Banque nationale générale (BNG), la base de données de la police. Il est donc impossible de savoir combien de personnes perçues comme Asiatiques vivent en Belgique, « et a fortiori si le nombre d’agressions envers ces personnes a augmenté », précise la porte-parole de la police fédérale. Cependant, Anne Salmon, porte-parole d’Unia, institution publique indépendante qui lutte contre la discrimination et défend l’égalité des chances en Belgique, le confirme : « Nous avons en effet été mis au courant de comportements racistes à l’égard de personnes asiatiques – discours de haine sur les réseaux sociaux, agressions, refus de location d’une chambre dans un hôtel, voisins demandant le départ d’une dame asiatique –, mais surtout au début de la pandémie. »
Jeudi 2 décembre 2021, aux alentours de 19 h, je suis assise à une table du café du Beursschouwburg, dans le centre de Bruxelles. Sur scène, trois artistes reviennent sur leurs parcours respectifs en tant que personnes asio-descendantes. Je les écoute, attentive, et me surprends soudain à espérer que le mouvement #StopAsianHate prenne son envol chez nous et qu’il essaime dans toute l’Europe. Après tout, pourquoi ne pourrais-je pas enfin cesser de croire que je suis Blanche pour commencer à être fière d’être Asiatique ?