Agnès, travailleuse adaptée
Prenez un généreux modèle d’insertion sociale des personnes en situation de handicap : les entreprises de travail adapté. Puis confiez ce modèle à l’économie de marché. Cadence, production, flexibilité… « En fait, on a l’impression que c’est nous qui devons nous adapter au travail », témoigne Agnès.
Illustration musicale par Point Culture
Il y a toujours un bruit de fond dans la vie d’Agnès. Ce bruit, ce n’est pas le vrombissement de la chaîne de production industrielle où défilent, devant elle, les milliers de produits cosmétiques qu’elle devra emballer aujourd’hui. Ce n’est pas non plus l’agitation des quinze ouvriers répartis de part et d’autre de la machine à ses côtés. Ni le vacarme des cinq autres lignes de production en rangs dans l’entrepôt.
Non, le bruit de fond dans la vie d’Agnès, c’est la douleur. Une douleur assourdissante, logée entre ses articulations, qui court sous ses muscles et engourdit les paumes de ses mains. Agnès a 46 ans. Depuis ses 27 ans, elle est sujette au syndrome du canal carpien, un fourmillement qui irradie dans ses mains et limite sa dextérité. Depuis quasiment autant de temps, elle souffre aussi de fibromyalgie, de douleurs chroniques aux genoux, dans le dos et le cou. Des handicaps invisibles. « La douleur fait partie de moi », dit-elle.
Paradoxalement, c’est cette douleur qui l’a amenée ici, à emballer 80 000 rouges à lèvres en une journée. Depuis maintenant sept ans, Agnès s’active derrière sa chaîne aux Ateliers du Saupont, une « entreprise de travail adapté » (ETA). Sociétés à finalité sociale ou asbl, les ETA bénéficient de subsides régionaux pour réaliser leur mission sociale : assurer l’insertion professionnelle de personnes en situation de handicap, dans un cadre épanouissant. En Wallonie, 54 ETA comptent environ 8 500 travailleurs et travailleuses en situation de handicap. À Bruxelles, ils sont 2 000, répartis dans 11 structures. Tous les voisins de chaîne d’Agnès sont donc, comme elle, en situation de handicap, c’est-à-dire qu’ils présentent une « diminution d’au moins 30 % de leurs capacités physiques ou d’au moins 20 % de leurs capacités mentales », selon les indicateurs fixés par l’Agence wallonne pour une vie de qualité (AVIQ).
Fragilisée
À ces travailleurs, une promesse a été faite : les ETA leur offriront un environnement de travail prévenant, des cadenceset des outils adaptés. C’était là tout ce qu’Agnès recherchait : elle a été secrétaire, aide-ménagère, ouvrière pour un grand groupe industriel… Son quotidien professionnel a été éreintant et sa vie personnelle, peu reposante. Sa fille Juliette, 11 ans, a un sévère handicap mental. « Cela demande beaucoup d’attention, tout le temps. Ça m’a un peu plus fragilisée. » Le travail, la fatigue et le stress accumulés au boulot et à la maison ont creusé les douleurs d’Agnès. Jusqu’à ce qu’elle ne puisse plus tenir. Pour préserver sa santé et, par extension, celle de sa fille, elle a dû se résigner à se retirer du marché du travail classique.
Aux Ateliers du Saupont, ETA de 350 personnes où Agnès bosse désormais, l’ergonomie des postes de travail est étudiée, il y a des rampes d’accès, des machines « collaboratives » qui accompagnent les mouvements, etc. Le rêve quoi. Oui, enfin… « Les machines censées nous alléger la tâche ne règlent pas tous nos problèmes. Il y a d’autres soucis qui viennent s’imbriquer. » Par équipes de quinze, chacun à son poste, ils conditionnent des produits, c’est-à-dire qu’ils organisent et réalisent toutes les étapes de l’emballage des marchandises. Lorsque défilent les trousses de maquillage, il faut les déballer et les disposer sur le tapis roulant, y placer différents cosmétiques avant de les refermer, les emballer dans leur packaging, puis les disposer sur des palettes. Un travail rigoureux, répétitif et statique.
« Quand vous passez 7 heures 36 minutes par jour à répéter le même mouvement, je vous assure que vous n’en pouvez plus. Même si vous êtes valide. » Agnès décrit des cadences soutenues, un temps de travail minuté, des pressions sur la quantité à produire. Emporté par la frénésie de la production, on finit par se blesser. Récemment, Agnès et ses collègues ont dû bricoler des bandages de fortune, en fourrant du coton dans des gants. Puis ont repris le boulot.
De nombreuses adaptations du poste de travail ont bel et bien été réalisées, mais elle a pourtant le sentiment de devoir quémander toutes celles qui manquent encore. Dans son entrepôt, les ouvriers ont, par exemple, longtemps été assis sur des tabourets en bois. « Il a fallu insister pendant plusieurs mois pour obtenir de vrais sièges. » Cinquante chaises ergonomiques viennent seulement d’arriver. La dernière étude de satisfaction du personnel d’ETA en date, menée par l’AVIQ, remonte à 2007. Cet antique rapport conclut notamment que plus de 50 % de personnes ne sont « pas du tout » ou « un peu » satisfaites des adaptations « jugées nécessaires, au niveau de l’horaire, du matériel, mais essentiellement du rythme de travail ». Un sentiment partagé, en 2021, par la quinzaine de travailleurs en situation de handicap du Saupont et d’ailleurs, interviewés par Médor.
10 euros de l’heure
Pour épauler les travailleurs, faire remonter leurs demandes et, dans l’idéal, déboucher sur une adaptation spécifique à chaque handicap, le modèle ETA prévoit la présence d’assistants sociaux au sein de l’en­treprise. Avec trois assistants pour 350 travailleurs au Saupont, ils sont fatalement débordés, trop peu disponibles pour les nombreux travailleurs. Agnès regrette avant tout leur manque d’empathie ainsi que celui de sa hiérarchie. « Lorsque je leur ai fait part des douleurs que je développais en travaillant, on m’a répondu que ce “n’était quand même pas une science d’emballer”. » Ou encore que « la fibromyalgie, c’était dans ma tête ». L’épuisement est pourtant bien réel et, « dès 14 h, je dois me faire violence ». « Il y a des jours où je pourrais fondre en larmes sur ma chaîne. » Le dernier retranchement, face à l’impossibilité de ralentir la cadence journalière, s’avère souvent être l’arrêt maladie. Une semaine, deux semaines, le temps de souffler, de défroisser les tendinites.
« Si on est là, c’est parce qu’on a besoin d’être soutenus. Sinon, aucun doute qu’on travaillerait ailleurs. On serait mieux payés… » Quelque chose se fissure dans la voix d’Agnès. C’est l’inquiétude de ne pas pouvoir boucler les fins de mois ou assurer les soins de sa fille. Les barèmes de rémunération en ETA sont parmi les plus bas du pays, proches du revenu minimum. Et les perspectives d’évolution salariale, limitées. En 2014, Agnès a démarré à un tarif horaire de 9,89 €. Elle gagne à présent 10,94 € par heure. Brut. Et les absences médicales ponctuelles rognent davantage son salaire net. « Financièrement, je rame. » Selon Arnaud Levêque, secrétaire fédéral FGTB, il s’agit là d’un enjeu sectoriel et d’un combat syndical. « Je n’ai aucun problème à affirmer que l’ouvrier moyen en ETA est un travailleur pauvre. »
Marrant et palpitant
Interrogé par Médor, Étienne Genin, directeur du Saupont depuis moins de deux ans, reconnaît certaines inadaptations, comme l’affaire des tabourets, et trouve lui aussi que les assistants sociaux sont trop peu nombreux. « On est dans les quotas financés par l’AVIQ, mais on serait demandeurs de plus d’accompagnement. » Le directeur assure que, depuis son arrivée, des investissements structurels ont été réalisés pour que les personnes en situation de handicap n’aient plus à « effectuer des tâches qui étaient incompréhensibles dans une ETA ». « Je ne dis pas que tout est parfait, je dis simplement qu’on continue à évoluer et qu’on est à l’écoute des commentaires que les travail­leurs font remonter jusqu’à nous. » En ce qui concerne les cadences pesantes, les bandages de fortune et le manque d’empathie, en revanche, il est très surpris et a « du mal à voir à quoi la travailleuse fait référence […], mais si on vous l’a dit, c’est que ces cas doivent exister ».
Après avoir précisé qu’il ne fallait pas généraliser, Stéphane Emmanuelidis, président de la Fédération wallonne des entreprises de travail adapté (Eweta), avance que les ETA sont « un secteur où la pénibilité peut exister, mais où elle ne s’est pas accrue. On ne va pas me faire croire que, dans les années 50, c’était plus agréable. On n’aura jamais un boulot industriel marrant et palpitant. En attendant, le boulot existe et c’est une chance qu’il soit disponible pour des personnes peu qualifiées ou avec des difficultés à accéder au marché de l’emploi classique ».
L’aspect qualitatif du travail adapté « passe loin derrière les nécessités financières des entreprises de travail adapté », selon Arnaud Levêque. En cause, la grande compétitivité sur le marché et plus particulièrement entre ETA, qui sont globalement actives dans des secteurs d’activité similaires – conditionnement, horticulture… Le temps où l’on faisait appel aux travailleurs en situation de handicap par bonté de cœur est révolu. L’AVIQ soulignait déjà cette évolution dans son étude quantitative 2011-2012 : « Les travaux sont de plus en plus complexes et demandent davantage de savoir-faire. Par ailleurs, les clients sont de plus en plus exigeants vis-à-vis de la qualité du travail effectué et du délai de réalisation des travaux (juste-à-temps). »
Dans l’imaginaire entrepreneurial collectif, les ETA représentent toujours une manne de travailleurs peu chers et flexibles. « On a beau le regretter, c’est une évidence, explique Stéphane Emmanuelidis. Certaines entreprises refusent de contracter avec des ETA parce qu’elles proposent un prix de 16 €/h. Voilà où on en est, voilà ce que le marché ne valorise plus. » De fait, pour les missions de conditionnement et d’emballage, « les seules qui sont plus compétitives que les ETA sont les prisons », avance Arnaud Levêque.
Pour se maintenir dans l’arène et augmenter leurs rentrées, la plupart des ETA détachent en sous-traitance une partie de leur main-d’œuvre handicapée vers des entreprises classiques. Ce procédé de « contrats d’entreprise » est relativement encadré, à la fois par des conventions légales et syndicales. « Mais ça soulève la question de l’adaptation du lieu de travail dans des entreprises extérieures […] qui ont les mêmes exigences, en termes de productivité, de souplesse, de qualité, de rendement et de flexibilité, que n’importe quel autre travailleur ! » explique Arnaud Levêque. À travers le secteur, 20 % des travailleurs prestent dans une entreprise tierce, comme Colruyt ou Materne. Mais rémunérés au barème salarial ETA.
Bonne forme physique
Aux yeux de Myriam, qui a mené ses 30 ans de carrière dans le recrutement au sein de plusieurs ETA, cette ruée vers la professionnalisation des services influe sur la sociologie des travailleurs. La recruteuse décrit un écrémage progressif des profils « plus lourdement handicapés » et souffle que « certaines entreprises indiquent sur leurs offres d’emploi que les travailleurs doivent être en bonne forme physique ». Employeurs, ne dites plus « handicap léger », préférez plutôt l’euphémisme « bonne forme physique ».
L’argument patronal le plus fréquemment avancé est que ni les prix du marché ni les subsides ne couvrent suffisamment la perte de rendement des travailleurs en situation de handicap. Bien qu’il serait tentant de blâmer un gouvernement régional trop radin, FGTB comme Eweta pointent du doigt l’échelon ultime : l’Europe. Une législation sur la concurrence européenne plafonne la subvention des entreprises par l’État. « Juridiquement, on interdit à la Région de subventionner au-delà de 75 % les personnes qui devraient l’être à 100 %, explique Stéphane Emmanuelidis. La Belgique a une belle politique sociale, mais les effets du marché et les règles européennes explicitement libérales font qu’on risque de ne plus pouvoir assumer cette politique. »
Avec l’aide de l’Europe ou non, syndicats et fédérations patronales s’accordent sur le fait que les entreprises de travail adapté sont un « modèle en bout de course ». Une nouvelle réforme pourrait être initiée par l’annonce providentielle, faite en mai 2021, d’un accord-cadre pour une revalorisation du secteur non marchand en Wallonie. 30 millions d’euros, de l’enveloppe totale de 260 millions, devraient être alloués aux ETA sur plusieurs années et serviraient à améliorer « la qualité du travail dans son ensemble et corriger les inégalités salariales du secteur, en augmentant les bas revenus ainsi qu’en améliorant les perspectives d’évolutions salariales », explique Stéphane Emmanuelidis. Pour les éléments concrets, motus et bouche cousue à ce stade de l’implémentation.
Installée au calme, sur la balancelle de sa terrasse, Agnès conclut : « J’adore travailler avec d’autres personnes en situation de handicap, avec des personnes qui sont passées par les mêmes épreuves, qui savent ce que c’est de vivre constamment avec la douleur. » Mais la colère qu’elle ressent envers les entreprises de travail adapté est au nom de sa fille. « J’aimerais que, lorsqu’elle se met à travailler, les structures soient là pour la protéger, s’en charger et la défendre. Pas pour exploiter son handicap. »