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Le goût du ciment

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Printemps 2013 : Ismaël a 16 ans quand il quitte la Belgique pour rejoindre son frère aîné en Syrie. Leur maman cherche à les raisonner, rentre bredouille d’Istanbul et envoie de l’argent pour les aider.

Automne 2013 : la firme Lafarge paie des membres de Daech pour faire tourner une cimenterie en zone de guerre. À Bruxelles, ses administrateurs restent passifs. S’agit-il de financement d’activités terroristes ? Dans les deux cas, la justice belge s’apprête à trancher. De manière différente.

Instantanés d’auditions. Le vendredi 8 juin 2018, Yasmeen a passé la nuit au cachot. Dans la voiture banalisée la convoyant au palais de justice de Bruxelles, un policier actionne le gyrophare et la sirène comme s’il y avait urgence ou attentat. Elle est présentée menottée, privée de lunettes, au juge d’instruction Olivier Leroux. Ce qu’on lui reproche ? L’envoi d’argent à ses enfants djihadistes, partis cinq ans plus tôt. Fils de bonne famille, jugés et condamnés pour terrorisme, Zacharia et Ismaël Iddoub sont entre-temps morts en Syrie. Yasmeen a tout perdu. Les amours de sa vie, sa dignité, ses espoirs. Tout sauf un job dans la finance qui avait permis à sa petite famille décomposée d’accéder au ventre mou de la classe moyenne. C’était au temps de l’insouciance. Frigo bien plein, vacances en club avec les kids, beaux livres sur l’étagère. Alors, la cellule froide du commissariat de la rue Royale, le matelas en skaï, l’odeur âcre des latrines, c’est rude pour elle.

« On va quand même pas filer au trou ? » Le 17 novembre et le 6 décembre 2017, Gérald Frère parle à demi-mot avec un administrateur du Groupe Bruxelles Lambert (GBL). Gérald est le rejeton d’Albert, l’un des hommes les plus puissants du Royau­me. Et Gérald craint pour son avenir. Le Groupe Bruxelles Lambert et ses dirigeants tremblent au propre comme au figuré depuis les perquisitions du 14 novembre. Gérald Frère se sait sous écoute téléphonique. Ses avocats l’ont briefé : motus. Privilégier la messagerie cryptée Telegram. Pas un mot sur l’usine de Jalabiya qui a continué à produire des matériaux de construction en Syrie quand l’État islamique y a planté son étendard noir. Le géant français Lafarge l’exploitait avec l’aide de GBL, son actionnaire principal. Des bakchichs auraient été versés. Mais zut, Telegram, l’application préférée des… islamistes, ça marche pas ! Alors Gérald Frère laisse filer la pression. Il a trop besoin de causer.

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Auprès de son collègue, il évoque des documents qui auraient été cachés aux policiers. Il charge d’autres dirigeants du groupe belge. Il reconnaît leurs relations sulfureuses au Moyen-Orient ainsi que de mystérieux « cadeaux ». Sur le fond, il bat sa coulpe – aussi – quand son interlocuteur lui dit :
« Ça t’arrangeait bien de ne pas savoir. Et, quelque part, tu as couvert le crime. Parce que c’est un crime, le financement du terrorisme… »

Réponse du fils Frère :

« Oui… Non… Mais c’est-à-dire… On pourrait me reprocher de ne pas avoir été curieux. »

Le yacht et les caisses de vin

Décembre 2007, nord-est de la Syrie. À proximité de la frontière turque. Un milliardaire égyptien se défait d’une de ses sociétés pour la somme astronomique de 8,8 milliards d’euros. La cimenterie syrienne de Jalabiya, à 150 kilomètres d’Alep, figure parmi les actifs cédés au groupe français Lafarge. Retenons le nom du vendeur : Nassef Sawiris.

L’investissement colossal tourne à la catastrophe en moins de cinq ans pour Lafarge, une firme sur le déclin. En 2011, la Syrie de Bachar el-Assad étouffe le souffle démocratique du Printemps arabe, le pays bascule dans la guerre civile, puis des groupes islamistes installent leurs check-points pour contrôler des portions accrues de territoire. Qu’en pensent les Belges Albert et Gérald Frère, le patron en devenir Ian Gallienne et « leur » Groupe Bruxelles Lambert, actionnaire à 21 % de Lafarge ? Le clan familial réagit en financier plutôt qu’en industriel. GBL n’a qu’une motivation en ce qui concerne Lafarge : refiler le groupe au meilleur prix aux cimentiers suisses d’Holcim. Et, pour y parvenir, les actifs, dont la cimenterie à Jalabiya, doivent tourner à plein régime. Fût-elle sous la coupe de l’État islamique, devenu épouvantail planétaire.

Le richissime Nasser Sawiris et Albert Frère s’apprécient. Des documents judiciaires indiquent qu’à l’heure de ces grandes manœuvres, en 2010-2011, Frère fait parvenir une ou plusieurs caisses de vin à l’affairiste égyptien. Comme les dirigeants du groupe GBL, Sawiris siège au conseil d’administration de Lafarge. L’Égyptien connaît bien le monde arabe. Son yacht est « the place to be » pour qui aime le business moyen-oriental. Gendre d’Albert Frère, Ian Gallienne y passe des vacances en famille. Lui aussi aurait apporté des cadeaux. Mais entre eux, c’est juré, il ne sera jamais question de l’ombre de Daech.

« Un vrai pays musulman »

Jeudi 4 avril 2013, Vilvorde. Le cadet de Yasmeen, Ismaël Iddoub, est censé se rendre à un rattrapage en maths, puis s’amuser un peu. C’est les vacances scolaires. « Maman, je vais au ciné avec mes amis et puis on fera une partie de bowling, rapporte Yasmeen dans un livre publié en 2019. Tu peux nous déposer à la maison de Bilou ? » Un dernier baiser sur la tempe de la maman, encore déboussolée par le départ brutal de son fils aîné Zacharia, 22 ans, 77 jours plus tôt.

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Après sa journée de boulot, Yasmeen rentre au domicile familial en pressentant quel­que chose d’anormal. À 20 heures, elle engage une série de coups de fil, débarque chez des voisins, contacte les parents de Bilal, le copain de son fils, se rend au Kinepolis puis au bowling Delva de Laeken. Une bonne heure plus tard, elle téléphone à la police. Qui arrive chez elle assez vite. Plus rien ensuite. Le vide. Prostrée, redoutant le pire une deuxième fois.

Le lendemain, vendredi 5 avril, Yasmeen apprend auprès de l’école que son fils cadet sèche les cours depuis deux jours. Quant à la police locale, elle a laissé passer la nuit avant de la prévenir du départ de son fils. La veille, à Zaventem, l’ado de 16 ans a pris l’avion pour la Turquie avec un mineur du même âge. Ismaël Iddoub est ce gamin dont le départ a fait les titres du JT de la RTBF au printemps 2013, ceux des envois massifs en Syrie, a priori pour combattre le dictateur Bachar el-Assad. Questionnement d’époque au Parlement et dans les médias : est-il normal qu’un mineur puisse embarquer à Bruxelles-National sans parent ni autorisation ?

Plus tard, Yasmeen reçoit un SMS. « Maman, on va rester ici (en Syrie). Ils vont nous donner des terres à cultiver et on va créer un nouveau pays musulman, un vrai. » Des dizaines de familles belges ont vécu la même histoire. Un mois plus tôt, Ismaël Iddoub avait rencontré un prédicateur bruxellois. Il s’agit du converti Jean-Louis Denis, condamné à cinq ans de prison et déjà libéré. Le lavage de cerveau a été ultrarapide. Avant le départ au djihad de son frère aîné, début janvier, Ismaël jouait à la PlayStation, réclamait des frites et câlinait sa mère. Trois mois plus tard, il est en Syrie.

Des dons à Daech

Fin 2013. De Bruxelles, Yasmeen va commencer à envoyer à ses enfants l’argent de poche qu’elle leur destinait ici. Elle coopère avec la police belge, lui transmet les rares informations reçues de Syrie. Elle se rend même à Istanbul pour tenter de les ramener ; c’est l’échec, car, selon elle, les autorités belges ont donné pour consigne de la bloquer à l’aéroport turc.

Elle déclarera avoir transféré à ses deux fils un total de 500 euros environ par trimestre, mais de manière irrégulière. À quoi se seraient ajoutés un peu plus de 1 000 euros lors de la naissance des deux premiers de ses trois petits-enfants et, à une seule occasion, la somme plus importante de 4 500 euros. « C’était le dernier versement au printemps 2017. Ismaël, lui, était encore en vie. Il voulait ramener toute la famille et les passeurs turcs demandaient mille et quelques par adulte, la moitié par enfant. Ça ne s’est pas fait. » Total estimé des virements : maximum 12 000 euros entre 2014 et 2017.

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En novembre 2013, Lafarge entame ses paiements sulfureux à l’État islamique. Depuis plusieurs mois, la firme française subit rackets, blocus routiers et enlèvements de son personnel. British Petroleum, Total et Schneider Electric ont quitté la Syrie. Lafarge reste. Le cimentier confie sa réputation à un ancien ministre syrien entré en dissidence, Firat Tlass. Cet homme anguille et un comparse se chargent du sale boulot : payer Daech pour pouvoir garder l’usine en activité. Selon un audit confidentiel de la société spécialisée Baker McKenzie, la filiale syrienne de Lafarge aurait versé l’équivalent de 7,4 millions d’euros de « dons » à de nombreuses factions armées locales, dont l’État islamique et al-Nosra, la branche résiduelle d’Al-Qaïda. Cela en un an à peine afin de permettre à l’usine de Jalabiya d’écouler sa production au Moyen-Orient jusqu’à ce qu’elle tombe aux mains des islamistes, en septembre 2014.

GBL, à Bruxelles, prétend n’en avoir rien su. Pourtant, c’est un des siens, un Belge, Gérard Lamarche, qui préside alors le conseil d’administration de Lafarge et son comité d’audit. Des informations obtenues lors de perquisitions démontreront que, dès 2013, Gérard Lamarche interroge la haute direction française sur un éventuel retrait de Syrie. Forcément, puisqu’il siège aussi chez Total, qui a quitté le pays… Tous les deux ou trois mois, les rapports économi­ques présentés aux administrateurs s’inquiètent des fortes baisses d’activité constatées à Jalabiya. Or, Albert Frère et son clan ne sont pas sots. Ils savent que la fameuse fusion avec Holcim approche à grands pas. Avant le mariage officiel, le 10 juillet 2015, il faut serrer les rangs, enjoliver la situation. La direction belge de GBL est connectée à celle de Lafarge via le président de CA Gérard Lamarche et le CEO français Bruno Lafont, et elle doit être briefée sur le Moyen-Orient par l’ami égyptien Nassef Sawiris. En marge du conseil d’administration de Lafarge, toute cette matière grise partage l’info, le couvert et des billets de spectacles au moins cinq fois par an. Ce qui renforce les liens.

Mercredi 22 juin 2016, le journal Le Monde sort une enquête documentée sur les compromissions syriennes de Lafarge. C’est le coup d’envoi d’une enquête pénale en France. Dans un premier temps, ce sont des dirigeants locaux qui tombent. Ceux-ci convainquent toutefois la justice de mettre en cause le haut management, à Paris. La logique des cercles concentriques embarrasse avec retard les administrateurs belges : le 14 novembre 2017, Frère et consorts sont perquisitionnés, auditionnés et placés sous écoute. Comme des malfrats…

Une équipe d’avocats et de consultants sont mobilisés pour driller les cerveaux du Groupe Bruxelles Lambert, dont il semble essentiel d’aligner les versions. Les administrateurs belges de Lafarge sont coachés. Ils assistent à des séances collectives de préparation avant les interrogatoires policiers. « Tu as vu la liste des questions­/réponses ? », demande l’un d’eux à l’occasion d’un échange sous écoute. « Oui, dit un autre, je suis dessus […] J’ai travaillé hier et rebelote aujourd’hui. » « Il faut qu’on ait une séance tous les quatre pour les questions génériques. Pour que l’on ait les mêmes réponses, tranche un troisième suspect. Car il ne faut pas commencer à développer et dire “je vais vous raconter toute l’histoire”. »

Lors des conversations téléphoniques saisies au vol par la police belge, chaque haut dirigeant paraît livré à ses propres tourments. Extraits :

« Avec un peu d’optimisme, j’ai l’impression que ce sera fini pour moi. Maintenant, Gérard [Lamarche], c’est peut-être différent, il avait beaucoup plus les mains dans le cambouis. » « C’est emmerdant hein […] Parce que moi [Albert Frère], je l’ai rencontré très souvent, l’individu [Nassef Sawiris]. » « Ian [Gallienne], après que les enquêteurs auront passé en revue tous ses e-mails, peut-être qu’il va moins sourire, hein […] Tout ce qu’il doit y avoir là-dedans, c’est à faire dresser les cheveux sur la tête. »

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Léo Gillet. CC BY-NC-SA

Pas de morale

En juin 2018, Yasmeen est mise en cause pour « avoir sciemment financé le terrorisme ». S’agit-il de l’intimider, vu qu’elle a déposé une plainte contre les autorités belges, accusées d’avoir laissé filer ses deux fils ? Entre-temps, ils sont morts en Syrie. L’aîné, Zacharia Iddoub, aurait été liquidé par un drone américain. En son absence, le tribunal correctionnel de Bruxelles l’avait condamné à 15 ans de prison. Il voyait en lui un seigneur de guerre. Comme Abdelhamid Abaaoud, le stratège des attentats de Paris.

Un cliché très médiatisé les représente tous les deux en train de conduire un pick-up sur les terres de Daech. À l’arrière, des cadavres traînés dans la poussière… « Mais il s’agit d’un montage !, maintient et clame Yasmeen. Dans le dossier judiciaire belge, on a juxtaposé des images filmées à des moments et à des lieux différents. » Selon elle, le compagnon d’Abaaoud sur les photos choquantes n’est pas son fils aîné. « Nous demandons depuis deux ans que les personnes figurant sur ces photos soient clairement identifiées, déclare l’avocat de Yasmeen, Alexis Deswaef. Mais cela nous est refusé. »

Février 2021, Yasmeen s’attend à vivre un nouveau procès. Cette fois, c’est elle qui est mise en cause pour les versements à ses enfants. Au même moment, des informations concordantes laissent percevoir que le parquet fédéral de Bruxelles renoncera à poursuivre GBL devant un tribunal correctionnel. Frère et consorts n’ont même pas été confrontés. La justice belge accepterait leurs arguments selon lesquels, pour eux, la Syrie n’a été qu’un investissement économique.

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  1. Prénom d’emprunt.

  2. Voir le Chaam et mourir, Yasmeen Albaldah, Antidote Publishers, 2019.

  3. UPDATE 08/09/2021. En France, le groupe Lafarge reste dans la tourmente. Le quotidien Libération a publié une note indiquant qu’en 2014, et la direction du cimentier, et l’État français étaient au courant des manœuvres en cours pour continuer à produire sur les terres conquises par l’État Islamique. En payant Daech ! Ce mardi, la Cour de cassation a même décidé que Lafarge pouvait être poursuivie pour crimes contre l’Humanité. Dès lors, l’attitude de "notre" justice à l’égard des administrateurs belges de Lafarge devient de plus en plus étonnante : il se confirme qu’on se dirigerait vers un non-lieu. Les Belges étaient les seuls à ne rien savoir ? Des acteurs économiques de premier plan comme Albert Frère et ses héritiers, tout de même. Un procès aurait pu tirer ça au clair. Mais non…

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