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Frapper un journaliste

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Joanna Lorho. CC BY-NC-ND.

Les manœuvres d’intimidation ciblant des journalistes se multiplient un peu partout, notamment sous la forme de comportements agressifs. Dans notre pays, il s’agit pour l’instant essentiellement de violence verbale, qui n’est pas seulement le fait de citoyens, mais aussi de décideurs politiques. Le climat de 2021 est au durcissement. En Flandre, le média Apache tire le bilan. Et la sonnette d’alarme.

L’intimidation de la presse a le vent en poupe depuis quelques années, parfois même par violentes bourrasques. C’est l’une des raisons pour lesquelles l’Association flamande des journalistes (VVJ) a mis en place, en mars 2019, un point de signalement des agressions visant les journalistes. La première année, quinze plaintes ont été reçues et, en 2020, treize incidents ont été enregistrés lors desquels les normes relationnelles ont été outrepassées.

Il ne s’agit pas seulement de violence physique et verbale. Le harcèlement par la « nouvelle droite », la censure, les messages de haine et les propos diffamatoires sur les réseaux sociaux sont autant de phénomè­nes en expansion. Certains politiciens et leurs porte-parole, de même qu’une partie du public, se laissent parfois volontiers entraîner dans le mouvement. Quant à la police, elle fait aussi l’objet de plaintes pour refus d’accès à des lieux. Cible par excellence : les journalistes d’investigation.

Les limites de la décence ont été franchies lors de la manifestation du Vlaams Belang contre la formation de l’actuel gouvernement Vivaldi, organisée le 27 septembre 2020 à Bruxelles. Les photographes de presse Kristof Vadino et Hadrien Duré, dépêchés respectivement pour le quotidien De Standaard et l’agence Isopix, y ont été gravement menacés par des sympathisants du parti d’extrême droite et n’ont pu fuir qu’in extremis.

Les deux photographes ont vu soudain des partisans du Vlaams Belang fondre littéralement sur eux. « J’ai pas mal roulé ma bosse, notamment comme photographe, et jamais je ne me suis senti autant menacé », a ainsi témoigné Hadrien Duré.

« Il y avait longtemps que je n’avais plus couru comme ça. Il faut dire qu’aucun manifestant ne montrait la moindre intention de s’interposer. Je ne voulais vraiment pas finir piétiné », abonde son collègue Kristof Vadino.

Baston au Parlement européen

En octobre dernier, une équipe de tournage de la chaîne suédoise SVT en est venue aux mains avec des agents de sécurité au Parlement européen. Les correspondants avaient indûment reçu l’interdiction de filmer à l’entrée des bâtiments et ils ont été priés de détruire les images déjà tournées. « En huit ans de couverture des affaires européennes, je n’avais jamais rien vu de tel », rapporte Filip Huygens, un free-lance qui se trouvait parmi les journalistes présents.

Le cas le plus grave d’agression physi­que a eu lieu à Merchtem en août 2019. Un correspondant local du journal Het Nieuwsblad qui tournait des images d’un incendie a été frappé par un agriculteur jusqu’à finir en incapacité de travail.

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Joanna Lorho

En janvier de l’année dernière, Dirk Selis, correspondant du quotidien Het Laatste Nieuws dans le Limbourg, a été agressé physiquement par le fils d’un ancien con­seiller provincial limbourgeois Vlaams Belang. Motif : un article publié dans les pages régionales sur le décès inopiné et suspect de l’ancien politicien. « Cet incident est pour nous inacceptable. Une limite a ici clairement été franchie », avait fustigé Frederik De Swaef, alors responsable de la section régionale du journal.

En juin 2019, un correspondant judiciaire du Nieuwsblad et un photographe du Laatste Nieuws ont été roués de coups de pied par des Hells Angels. Pendant la pause de leur audience pour des faits de grande criminalité touchant à la drogue, au tribunal correctionnel de Louvain, les mem­­bres de la bande avaient suivi les deux reporters jusqu’à un portail privé à l’opposé du palais de justice. Sous la contrainte physique, ils ont été forcés de détruire des photos. Les motards ont également filmé les journalistes, qui ont vécu l’agression comme une menace grave.

En mars 2019, des supporters du Beerschot ont agressé verbalement un commentateur sportif par pure frustration après une défaite de leur équipe.

Vermine gauchiste

La nouvelle droite, comme on dit en Flandre, s’en prend de plus en plus ouvertement aux observateurs critiques. En juin 2019, la VRT a mis en lumière les menaces et au­tres manœuvres d’intimidation de Schild & Vrienden, l’organisation de jeunes nationalistes flamands d’ultradroite. Les techniques de prédilection de ce cercle sont le piratage de comptes personnels (hacking), la divulgation de données à caractère personnel (doxxing) et l’atteinte coordonnée à la réputation (« raid numérique »).

Une des cibles de ces pratiques est Tim Verheyden, l’auteur d’un reportage sur Schild & Vrienden pour l’émission Pano de la chaîne publique. Depuis sa diffusion, il est régulièrement victime d’insultes et de menaces.

« On me traite évidemment de vermine gauchiste, mais on veut aussi me casser la figure à coups de poing ou de batte de baseball, ou on me souhaite la mort, témoigne-t-il. Le risque de passage à l’acte est probablement faible. Mais ces intimidations et ces clivages constants peuvent faire germer des idées dans la tête de certains, qui prendront le message à la lettre. Ces pratiques alimen­tent la haine, créent un climat d’angoisse et nuisent au débat libre. »

Les rédacteurs politiques n’échappent pas à cette hostilité croissante dans l’exercice de leur travail. En mars 2019, au nom d’un groupe de collègues, un journaliste de la VRT a dénoncé « l’attitude négative et l’arrogance » des porte-parole politiques. « Quand des correspondants politiques veulent évoquer des affaires pouvant faire apparaître les politiciens sous un mauvais jour, ils sont tout simplement menacés », alerte ainsi la VVJ, qui réunit les journalistes professionnels.

Toujours en mars 2019, quatre chaînes de télévision se sont plaintes du traitement qui leur est réservé à la Chambre des représentants. Régulièrement, le travail de leurs journalistes y est entravé inutilement, voire rendu impossible, par des députés et des membres du personnel de la Chambre. Siegfried Bracke (N-VA), alors président de l’assemblée, ne voyait – lui – pas d’inconvénient particulier à ces pratiques.

Percée de la censure

En février 2020, EUobserver s’est opposé à la censure. Ce magazine en ligne consacré à la politique européenne avait été assigné en référé devant les tribunaux par le holding Flying Group, qui l’accusait de négligence journalistique et exigeait la suppression d’un de ses articles. Le juge a statué en faveur du média.

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Joanna Lorho. CC BY-NC-ND

En mars 2020, le canal d’information kurde Sterk TV a signalé des manœuvres de censure à l’adresse de la rédaction. Karabaş Memed Drewş, un journaliste ayant fui la Turquie, a fait appel à l’aide de la VVJ et de son pendant francophone, l’Association des journalistes professionnels (AJP), après la suppression répétée de son compte Twitter, vraisemblablement sous l’effet de pressions étrangères.

En mars 2019, le site culturel indépendant Concertnews.be a été victime de diffamation et de blacklisting de la part d’une maison de disques.

Les réseaux sociaux sont le terrain privilégié pour ce qui est de l’intimidation et des messages de haine. Le 18 novembre 2019, le cercle baptisé Warriors of Odin Flanders a ouvertement proféré des menaces à l’encontre du site d’actualités Apache. « Cela fait un moment, mais je signale ici que les collaborateurs de la revue de caniveau Apache sont désormais suivis de près », lisait-on dans une publication sur leur page Facebook. « Voyons voir maintenant de quel bois se chauffent ces journalistes d’égout. Cette fois, il n’y aura pas de buissons pour vous cacher. »

Warriors of Odin Flanders est la version flamande de Soldiers of Odin, un groupuscule anti-immigration apparu en 2015 en Finlande. Les membres de cette milice d’extrême droite – qui compte quatre militaires actifs – sont tenus à l’œil par la Sûreté de l’État et le Service général du renseignement et de la sécurité (SGRS, le service de renseignement militaire).

En septembre dernier, le chroniqueur Jan Nolf a été bloqué sur Twitter par la ministre flamande de la Justice Zuhal Demir (N-VA). L’ancien juge avait condamné sur ce réseau une caractérisation haineuse du bourgmestre de Gand Mathias De Clercq (Open VLD) par la ministre Demir. Nolf s’est alors plaint de ne plus pouvoir suivre la politique judiciaire de Demir. En effet, la ministre communique souvent son action publique par tweets. Nolf estime donc qu’en le bloquant, plutôt qu’en l’ignorant, elle porte atteinte à son droit à l’information.

Björn Soenens, correspondant de la VRT aux États-Unis, a publié fin août 2020 un témoignage détaillé sur les messages de haine qui lui étaient adressés sur Facebook. « Ce n’est même pas de moi qu’il s’agit, en réalité. Mais il semblerait que ce soit sans fin. Et il est de mon rôle, notamment en ces temps mouvementés, d’être une sorte de canari dans une mine de charbon », écrivait-il.

Peter Verlinden, ex-journaliste à la VRT, free-lance aujourd’hui, a longtemps été intimidé par des représentants du régime de Paul Kagame au Rwanda. En novembre 2019, le ministre de la Justice Koen Geens (CD&V) a confirmé que des espions rwandais empoisonnaient la vie des opposants au régime Kagame dans notre pays. Des trolls du régime rwandais ont tenté de museler le journaliste expert de l’Afrique en le bombardant sur Twitter. Verlinden a dénoncé l’opération auprès de la hiérarchie de la VRT et devant le Conseil flamand du journalisme et a déposé une plainte au parquet fédéral.

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Joanna Lorho

Femmes journalistes intimidées

L’hostilité d’une certaine frange du public à l’égard de la presse semble être devenue monnaie courante. Elle ne s’exprime pas nécessairement par la brutalité. En mars 2020, lors d’une intervention en direct sur la chaîne VTM, la journaliste Evelyne Boone a été embrassée sur la joue par un passant, en pleine crise du coronavirus. Le rédacteur en chef de VTM Nieuws a qualifié l’incident d’« attentat à la pudeur » et a appelé le public à laisser les journalistes faire leur travail en sécurité. La chaîne et la journaliste ont porté plainte contre l’auteur.

En octobre 2019, six journalistes sportives ont témoigné sur Studio Brussel à propos de gestes inconvenants, d’intimidations et de sexisme au travail. Les allégations concernaient des sportifs et leur entourage, qui laissaient entendre que les femmes n’avaient pas leur place dans le journalisme sportif.

Les femmes journalistes sont mises à plus rude épreuve que leurs collègues masculins. C’est ce qui ressort d’un rapport de la Fédération européenne des journalistes (FEJ), qui signale qu’un nombre croissant de femmes disent adieu au métier sous l’effet des comportements agressifs et des intimidations en ligne.

Traque aux journalistes d’investigation

Ces deux dernières années, les journalistes d’investigation d’Apache ont été harcelés. En mars 2019, le fonds de pension liégeois Ogeo Fund a réclamé 500 000 euros à Apache et au Vif après des révélations d’irrégularités dans le secteur immobilier à Anvers. La plainte a été introduite peu après qu’une première réclamation à l’encontre des journalistes concernés avait été jugée infondée. La nouvelle plainte s’est éteinte sans bruit.

En décembre 2019, il est apparu que des journalistes d’Apache avaient été suivis par des détectives privés au service du promoteur immobilier anversois Land Invest Group. La filature faisait suite à des révélations concernant des dossiers de construction controversés en bord d’Escaut. Diver­ses sources le confirment.

La VVJ a dénoncé ces pratiques déplorables auprès de la Plateforme pour la sécurité des journalistes du Conseil de l’Europe, qui s’en est faite l’écho le 9 janvier 2020 sur son site internet. Il s’agit là d’un des cinq avertissements émis en 2020 concernant l’intimidation de journalistes par des détectives privés en Belgique. Parmi les cibles figurent des rédacteurs d’Apache et du Vif, mais aussi de L’Avenir.

En septembre 2020, Apache a été contraint de retirer temporairement un article de son site après une procédure en référé faisant suite à une requête unilatérale. Cette action sans possibilité de réponse a été intentée par le promoteur Erik Van der Paal, de Land Invest Group. L’astreinte s’élevait à 5 000 euros euros par jour.

« Beaucoup de journalistes dénoncent une multiplication des intimidations et une accentuation des comportements agressifs, indique Charlotte Michiels, conseillère juridique à la VVJ. En comparaison d’autres pays européens, ils peuvent encore généralement exercer leur métier dans des conditions normales. Mais le climat est au durcissement. Et celui-ci n’est pas seulement le fait de citoyens, mais aussi de décideurs. »

Cela crée un effet de renforcement. « En tenant des propos dénigrants, les politiques éveillent une agressivité chez une partie de leurs sympathisants. Pour l’instant, cette agressivité est surtout verbale. Les réseaux sociaux sont une plateforme importante où se manifestent des comportements agressifs souvent anonymes. »

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Joanna Lorho

Procès au pénal

Les menaces trouvent de plus en plus souvent leur prolongement dans des actions en justice. Les journalistes se retrouvent ainsi déférés devant le juge pénal, parmi les criminels de droit commun. Ce 20 janvier, le tribunal correctionnel d’Anvers a relaxé Karl van den Broeck et Stef Arends, deux journalistes d’Apache, poursuivis pour harcèlement et violation de la vie privée par Erik Van der Paal. Arends avait filmé, sur la voie publique, une rencontre entre le promoteur immobilier et le bourgmestre d’Anvers Bart De Wever (N-VA) accompagné de plusieurs autres responsables de l’administration communale. « Notre patience a été mise à rude épreuve, mais nous n’avons douté à aucun instant de la relaxe, commente le rédacteur en chef Karl van den Broeck. Van der Paal a fait traîner la procédure pendant des années pour nous éloigner de notre travail, qui est d’enquêter sur des affaires louches. »

Le journaliste de la VRT Bart Aerts, lui, attend toujours dans la crainte son jugement par le tribunal correctionnel de Bru­ges. Il risque six mois de prison pour abus du droit de consultation. Le procès, qui est une affaire annexe à celle du meur­tre du châtelain Stijn Saelens, concerne des con­versations téléphoniques sur écoute diffusées dans l’émission d’actualité Terzake.

Aerts est accusé d’avoir voulu influencer l’enquête sur le meurtre. Son reportage portait précisément sur l’influence que la famille de la victime aurait cherché à exercer sur le parquet pour tenter de dissimuler des faits d’inceste.

Le journaliste Bart Aerts espère une même issue favorable que ses collègues d’Apache. Selon la VVJ, ces affaires montrent que les délits de presse ne peuvent en aucun cas être jugés en correctionnelle et doivent continuer de bénéficier du privilège de juridiction (hautement exceptionnel), qui les renvoie aux assises, comme le prévoit la législation. Les journalistes d’Apache en avaient d’ailleurs fait la demande, en vain, à l’approche du procès intenté par Van der Paal.

Nouvelle assurance-groupe

Il est rare, aujourd’hui, que des journalistes saisissent eux-mêmes la justice pour se défendre. Trois rédacteurs d’Apache viennent de montrer la voie en déposant une plainte avec constitution de partie civile auprès du juge d’instruction du tribunal de première instance d’Anvers. Avec la VVJ à leurs côtés, ils ont intenté une procédure contre quatre parties en vue d’engager des poursuites pénales dans le dossier des surveillances par des détectives privés.

Dans le climat anti-presse qui règne actuellement, la VVJ négocie une nouvelle assurance-groupe responsabilité professionnelle avec assistance juridique. Le contrat avec l’ancien assureur, Athora Belgium (l’ancien Generali), est arrivé à échéance. L’association des journalistes est en pourparlers avec AXA.

Pour l’instant, il n’y a pas encore de consensus quant aux exclusions de certains sinistres. L’assurance s’adresse à toutes les catégories de journalistes, de la presse régionale au domaine de l’investigation. Cette dernière catégorie fait l’objet d’une attention particulière, mais pèse aussi sur les négociations. Ces cas-là révèlent des abus ou pressions plus graves.

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