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Des maux qui collent à­­ la peau

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Baptiste Virot. CC BY-NC-ND.

« Les personnes d’origine africaine ou méditerranéenne ont tendance à en faire des tonnes quand elles ont mal quelque part. » Ce préjugé raciste, appelé « syndrome méditerranéen », survit dans le milieu médical. Les conséquences peuvent être dramatiques pour les patients.

Septembre 2020. Des larmes ruissellent sur les joues de Maya. Cette jeune femme sénégalaise se réveille d’une humiliation subie aux urgences de l’hôpital Molière à Bruxelles. Prise de vertiges, elle s’est écroulée dans le hall d’entrée et a été accusée d’exagérer. Quelques heu­res plus tard, dans son lit d’hôpital, elle prend son téléphone et témoigne face caméra : « J’ai fait un malaise, je suis tombée et le monsieur de la réception m’a dit : “Pourquoi vous vous êtes laissée tomber ? C’est quoi votre problème ?” Ils m’ont traitée comme une merde ! »

L’accueillant, persuadé que Maya simulait pour doubler la file d’attente, a riposté à une infirmière bienveillante : « Si ça ne tenait qu’à moi, je l’aurais laissée là-bas. J’espère qu’elle a quelque chose. » Maya, complètement déboussolée, s’est également confiée à son médecin qui, en retour, lui a exposé ses terribles conditions de travail. Dans une interview accordée à la RTBF, la jeune femme l’affirme : « Si j’avais été blanche, ç’aurait été différent. J’aurais bénéficié d’un peu plus de compassion. » Elle n’est pas la seule à le penser : « Quand je vois les messages que j’ai reçus sur Instagram, je me rends compte que je ne suis pas la première à qui c’est arrivé, dans d’autres hôpitaux aussi. »

Exemples qui circulent sur le Net :

  • Je voulais avoir une prescription pour la pilule et le médecin a dit : « Ça m’étonne, d’habitude les Africaines elles aiment bien accoucher pour les allocs. » #Balancetonmédecin
  • Au collège, je me plains d’un mal de dos. Selon le médecin, « c’est parce vous êtes cambrée, avec vos origines antillaises. Au pire, c’est pas grave, ça plaît aux garçons ». #Médecineraciste

#Balancetonmédecin, #médecineraciste, ces hashtags accompagnent depuis décem­bre 2017, les milliers de témoignages d’internautes qui dénoncent les préjugés racistes lors de leur prise en charge dans les institutions médicales, principalement en Belgique et en France. Ces mots-dièse ont émergé dans l’Hexagone à la suite du scandale Naomi Musenga. Le 29 décembre 2017, cette Strasbourgeoise de 22 ans appelle le SAMU pour de violentes douleurs au ventre. Ses interlocutrices se moquent d’elle. Elle supplie : « J’ai mal au ventre », « J’ai mal partout », « Je vais mourir… » La réponse ? « Vous allez mourir certainement un jour, comme tout le monde. » Elle meurt quelques heures plus tard. Sur Twitter, une considération ressort des nombreux témoignages : l’appel en détresse aurait davantage été pris au sérieux si Naomi Musenga portait un nom d’origine occidentale.

À la suite du drame, un collectif d’associations de lutte contre les discriminations – dont l’ONG de pression citoyenne Le Mouvement – a lancé, le 7 juin 2018, le questionnaire #EnquêteUrgences auprès d’un millier de Français issus de divers milieux socioculturels, pour quantifier les discrimina­tions auprès des services d’urgence. Parmi les sondés, 56 % rapportent des « moqueries ou propos dégradants » et près d’un tiers, des propos discriminants (sexistes, racistes).

Près d’un tiers des personnes interrogées disent aussi avoir vu des proches subir ce type d’humiliation. Les victimes ne sont d’ailleurs pas toujours les premières à les dénoncer. Leila, Belgo-Marocaine de 29 ans, a vu son père, Mustafa, souffrir de préjugés racistes de la part de son médecin : « Pendant près de quatre ans, mon père a souffert de maux de dos. Le médecin a sous-entendu à plusieurs reprises qu’il exagérait ses douleurs pour profiter de la mutuelle. C’est ma mère, qui est Belge, qui a insisté pour qu’il change de médecin. »

Le bon et le mauvais patient

Du côté des soignants, les langues se délient également. Selemani Gloria est militante afroféministe, aide-soignante et étudiante en soins infirmiers à Liège. Sur son compte Instagram et sur son blog, elle secoue le tabou du racisme dans son secteur. « On avait un patient qui avait fait une hypothermie et il en gardait des séquelles : trou­bles de motricité et de déglutition. Il préférait manger avec ses mains. Et là, ma collègue se moque : “Le Kirikou là, je ne sais pas pour qui il se prend à manger avec ses doigts. On n’est pas dans la savane !” »

Selon Anne Véga, socio-anthropologue française spécialisée dans les pratiques médicales et les expériences des malades, « les soignants ont un modèle culturel et social intériorisé. Dès qu’ils perçoivent une différence située hors de la norme, ils la grossissent, comme un effet de loupe. Et paf, ils mettent une étiquette ».

À la suite de ses observations dans plusieurs hôpitaux français, Anne Véga a dressé le profil du malade « idéal », tel que le conçoit le corps médical : « Le bon malade doit accorder sa confiance au praticien. Il doit être discret et prendre sur lui, au risque d’être qualifié de plaintif, difficile ou encore douillet. On attend de lui qu’il soit courageux, résilient et positif. »

Elle poursuit : « Le bon patient doit aussi se trouver seul aux côtés des soignants. S’il y a une participation des familles aux soins, il peut perdre des points. »

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Pour Marie Dauvrin, infirmière de formation et membre du Centre fédéral d’expertise des soins de santé (KCE), il s’agit aussi d’interroger les responsabilités de chacun dans la relation thérapeutique, au-delà des stéréotypes. Qui doit s’adapter à qui ? Le rapport de recherche Competences in Ethnicity and Health (COMETH), qu’elle a corédigé en 2014, analyse les compétences culturelles des soignants dans 24 services de santé belges. Les soignants rencontrés estiment que les efforts fournis doivent aller dans les deux sens. « Il est aussi de la responsabilité du patient de s’adapter à ce qui est fourni par le pays d’accueil. Car, parfois, on doit expliquer pourquoi dans certains centres, c’est deux visiteurs à la fois ou pourquoi c’est important qu’ils viennent à l’heure. »

« elles crient pour rien »

En faire des tonnes, jouer la comédie, hurler à la mort… Ces accusations pèsent sur Naomi Musenga, Maya, ou encore Mustafa, quand ils appellent à l’aide. Tous auraient été victimes du « syndrome méditerranéen ». Selon ce stéréotype socioculturel en vigueur dans le monde médical, les patients originaires des pays méditerranéens et d’Afrique subsaharienne feindraient ou exagéreraient leur douleur.

Selemani Gloria a découvert cette notion en cours d’anthropologie de première année. Son professeur dénonçait les stéréotypes courants circulant fréquemment dans le secteur : « Il a parlé des femmes noires, avec deux cas supposés de figures dans l’expression de leur douleur. D’une part, elles seraient très prudes, très discrètes et ne diraient jamais quand elles ont mal. D’autre part, elles auraient tendance à crier quand on leur fait une petite piqûre de rien du tout. »

Mustafa, insidieusement accusé de profiter des allocations, a ainsi évité de justesse une paralysie du dos après une hernie discale tardivement diagnostiquée. Sa fille, Leila, explique : « L’ancien médecin de mon père lui prescrivait toujours la même chose. Il lui demandait de se tenir droit et le forçait à se redresser. Quand la douleur était insoutenable, il lui administrait des Dafalgan. Un jour, ma mère a accompagné mon père à une consultation et elle a été choquée. Elle a vu que le médecin insistait pour remettre mon père au travail au plus vite. Le jour même, elle a insisté pour que mon père consulte un autre médecin. Là, le nouveau docteur a demandé une radio puis l’a envoyé au bloc en urgence. Après l’opération, il a dit : “Vous attendiez encore quelques semaines et vous étiez paralysé”. »

Mustafa, impressionné par l’autorité médicale, n’aurait pas fait cette démarche seul. Face à son premier médecin, il se taisait. Leïla explique : « Pour mon père, le médecin est quelqu’un qui veut du bien aux gens. Il ne va jamais remettre en question ses ordonnances. »

Cette confiance vouée au corps médical s’ancre dans une relation de pouvoir, comme l’explique le médecin Martin Winckler dans son dernier livre, Les Brutes en blanc. Le médecin incarne une figure d’autorité, par son statut professionnel et par sa légitimité sociale. Dans nos représentations, la médecine est institutionnalisée, valorisée et peu mise en question. D’ailleurs, d’après une enquête AQ Rate/Le Soir/ RTBF menée en 2018, 92,5 % des Belges francophones sondés témoignent d’une grande confiance envers leur médecin traitant.

Cette démarche rencontre celle du collectif français antiraciste Globules noirs. En août 2020, ils relaient une liste de médecins racisés. Aussitôt publiée, la liste est supprimée et leur compte Twitter suspendu. L’annuaire est fermement condamné par l’Ordre national des médecins.

Pas de chiffres, pas de racisme ?

Si les victimes témoignent sur les réseaux, elles peinent encore à prouver que leur cas n’est pas anecdotique : aucune équation ne prouve le lien entre l’erreur de diagnostic et les biais racistes implicites. En effet, en Belgique, les statistiques ethniques sont proscrites par la loi. Pourtant, « pour pouvoir lutter contre les discriminations, il faut pouvoir les mesurer », explique Florence Pondeville, d’Unia, le Centre interfédéral pour l’égalité des chances.

L’exercice demeure difficile : « On a des médecins qui, en toute bonne foi, posent un mauvais diagnostic, sans se faire influencer par l’origine du patient, et puis d’autres qui le posent de manière erronée à cause de leurs préjugés. C’est très difficile de dire si c’est juste une erreur médicale ou s’il y a effectivement du racisme. Et puis, il faut pouvoir le prouver. »

Selon Unia, les cas liés au syndrome méditerranéen sont sous-rapportés : « Il existe un problème d’information auprès des victimes, qui ne savent souvent pas à qui elles peuvent s’adresser. »

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Identifier, reconnaître et comprendre

Finalement, grâce aux réseaux sociaux, un faisceau de témoignages apparaît et rend la problématique inévitable. Pour Selemani Gloria, il est grand temps que les institutions de soins de santé cessent de nier la dimension raciste ancrée dans leurs pratiques actuelles, car trop de cas sont passés sous silence : « On a vraiment besoin d’études qui croisent les questions raciales et médicales. Durant mes stages, j’ai été choquée par l’impact du racisme, tant du côté des soignants que du côté des soignés. »

Et si les discriminations à l’égard de patients persistent dans la relation thérapeutique, c’est aussi parce qu’elles s’inscrivent dans une longue tradition d’exploitation des corps. Pour Françoise Vergès, historienne et politologue antiraciste et féministe française, les institutions médicales occidentales perpétuent inconsciemment des pratiques héritées de notre passé colonial.

« Vous ne pouvez pas avoir été une puissance esclavagiste pendant quatre siècles puis une puissance colonisatrice pendant plus d’un siècle, dit-elle, sans que cela s’insinue dans les mentalités et les consciences… Cela se transmet de génération en génération. Il faut arrêter de voir le racisme com­me quelque chose de quelques personnes méchantes, c’est plus profond. » Histoire de varier la gamme de couleurs dans le regard des blouses blanches.

Illustration musicale de cet article proposée par Point culture

Interview de Camille Crucifix (en espagnol) réalisée par l’équipe de Radio Alma à réentendre ici

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  1. Naomi Musenga, morte après avoir appelé le Samu en vain : six questions sur un scandale, L’Obs, 9 mai 2018.

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