Tétons contre Teutons
Au coin d’une rue, dans l’humidité fagnarde, une louve et un curé contemplent un demi-siècle de résistance à la germanisation de la région de Malmedy.
La louve est là, fièrement dressée à sept mètres de haut. Elle scrute la Fagne majestueuse, inondée de rouge les soirs de printemps. Oxydée, verdâtre. Dressée sur ses pattes vives à quelques mètres de la célèbre friterie Au P’tit Creux, graal des randonneurs qui passent par Sourbrodt (commune de Waimes) à un kilomètre de Botrange. À ses mamelles, Romulus et Remus, détachés sur fond de ciel bleu infini, pintent le lait du destin. Mais Bon Dieu (excusez cet outrage, la chapelle Saint-Wendelin est juste à côté), que viennent faire une louve et deux fondateurs de Rome au cœur touristique de la Communauté germanophone ? Un homme a la réponse. Le profil de son visage, aux joues dévorées par la maigreur et la prière, tout aussi oxydé que la louve, est gravé en dessous des mamelles dudit animal. « Au patriote malmedyen Nicolas Pietkin », clame la statue. Pietkin. Star locale. La rue d’à côté porte son nom aussi. Sous le médaillon de l’homme aux cernes saillants et au visage doux, un CV express : curé de Sourbrodt. Défenseur de la civilisation latine. Signé : la Wallonie reconnaissante. 1849-1921.
Wallons prussiens
À l’inauguration de la statue, ciselée en 1926 par le sculpteur Georges Petit (élève de Prosper Drion, pour les intimes du marbre et de la pierre), la revue de défense linguistique Le guetteur wallon loua avec verve « la volonté persévérante » de cet « homme de devoir » qui voua sa vie à la lutte contre les coups fourrés de Bismarck voulant imposer la culture germanique dans la région. Pour les non-Fagnards, une pause s’impose.
Retour en 1815. Napoléon mord la boue à Waterloo. Il s’agit de dépecer l’empire du petit Corse. L’antique principauté de Stavelot-Malmedy est tranchée en deux. Stavelot part aux Pays-Bas. Malmedy échoue dans les mains de la Prusse. Joseph-Maurice Remouchamps, président de l’Assemblée wallonne, raconta, toujours en 1926, cette annexion avec une pointe de fatalisme : « Que pouvaient faire contre cette décision inattendue et, semblait-il, définitive, les quelques milliers de Wallons malmédiens ? Se résigner, chercher à vivre en bon voisinage avec les compatriotes qu’on leur imposait. »
Au début, les Prussiens leur fichèrent la paix, à ces vils djoseurs des confins de la Wallonie. Malmedy était un peu comme une commune francophone à facilités. Frédéric-Guillaume IV, le monarque, ses favoris enflés et ses babines empourprées, trouvait même quelque fierté à contenir dans son giron national un « petit pays où l’on parlait français » (et wallon !). Et puis Bismarck débarqua avec son Kulturkampf. Comme en Pologne, il voulut germaniser à marche forcée la région. L’unification allemande était son pèlerinage. Les habitants résistèrent. On nomma des enseignants allemands qui baragouinaient à peine le français. La langue romane fut interdite, mais un jeune curé n’en eut cure.
La résistance du curé
Nicolas Pietkin naît à Malmedy en 1849, étudie en Prusse mais reste un passionné de français, s’exile en Belgique comme précepteur, car il honnit les lois de Bismarck, et revient à Sourbrodt en béquille ouvrière d’un abbé octogénaire et impotent. À 30 ans, il devient curé et défie la politique de l’épais chancelier. Il continue de prêcher en français, envoie des lettres aux journaux allemands où il défend avec flamme les droits des Wallons de Prusse. Et quand le français disparaît des écoles, il commente le catéchisme dans cette langue, demande des devoirs en sous-main, s’appuie sur le wallon, qui reste l’idiome du village, pour faire circuler sa langue adulée. D’autres abbés du coin font aussi de la résistance. Pietkin donne dans le chansonnier, et pas qu’en composant des cantiques. Son Todis Walons !, écrit en 1898 et ses lignes localement célèbres (Efants d’ Mâm’dî, nos-autes nos èstans fîrs, Come nos vîs péres, d’èsse co todis Walons ! – Enfants de Malmedy, nous sommes fiers, Comme nos vieux pères, d’être toujours Wallons !), restent dans les mémoires du Club wallon de Malmedy, qu’il cofonda.
Las, aux yeux des ultras du mouvement wallon, il reste un homme d’Église et n’osera pas (ne voudra pas ?) franchir la ligne entre prêche et activisme, stratégie de défense et rébellion ouverte. Fagnard lorgnant l’universel, il aurait même appris le polonais et le russe pour écouter les confessions des prisonniers déportés dans sa paroisse.
Au début de la sale guerre, Pietkin sera molesté, emprisonné quelques jours, histoire de l’intimider. Il meurt en 1921. Trois ans seulement pour contempler la libération territoriale et culturelle de son fief. En 1926, le jour de son inauguration, la statue de la louve romaine et ses deux enfants de chair humaine créent le scandale. « Bon Dieu (pardon, deux fois pardon, Saint-Wendelin, patron des bergers), qui a osé flanquer un symbole païen sur cette belle terre chrétienne ? », s’écrie un abbé de Waimes. Des habitants pro-nazis saccageront la statue en 40. Elle sera restaurée en 57. Et trône encore aujourd’hui, le museau tourné vers la Wallonie. Ironie de l’histoire : Waimes est désormais une commune à facilités linguistiques pour sa minorité germanophone.