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Solal, Marie, Sarah et Sébastien

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Gaël Turine. Tous droits réservés.

Comment rendre compte de cette époque incertaine, où nos repères sont pulvérisés ? En observant longuement les extrêmes. Pendant un mois, deux journalistes, un photographe et le directeur du Samusocial ont croisé quatre récits. Quatre vies percutées par la pandémie. Sarah vit dehors, Sébastien est à fond dedans. Marie meurt, Solal naît. Dedans et dehors. Vie et mort. Deux femmes et deux hommes au temps du coronavirus.

LUNDI 23 DÉCEMBRE 2019 – À la rue

Sarah Mon prénom est Sarah. J’ai 40 ans. Je viens d’atterrir dans la rue. Ça, je ne l’avais pas vu venir. Je suis Belgo-Tunisienne, Carolo et mère de cinq enfants. Avec un compagnon qui aime cogner. Mon petit revenu de la mutuelle, mon loyer et, bam, dès le début du mois, il ne me restait plus rien. J’ai voulu partir en Tunisie, ça ne s’est pas passé comme prévu. En rentrant en Belgique, j’ai réalisé combien le peu que j’avais ici était précieux. Aujourd’hui, je n’ai plus rien. Je le regrette tellement.

JANVIER 2019 – Une rencontre

Sarah J’ai rencontré Laetitia au centre Poincaré du Samusocial, où je dors en ce moment. Elle m’a expliqué que son ex-petit ami l’avait jetée de chez lui au plein milieu de la nuit. Elle a l’air sympa, Laetitia.

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Sarah vit dans cette auberge de jeunesse de Molenbeek, depuis avril.
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MERCREDI 19 FÉVRIER 2020 – L’anniversaire

Marie Mon prénom est Marie. J’ai 106 ans. Aujourd’hui, c’est mon anniversaire. Soignants et résidents sont réunis dans la salle d’ergothérapie, dans la résidence de Seilles, près d’Andenne. Quarante personnes heureuses de partager un verre de mousseux en mon honneur. Il y a Cathy, Amanda, Jacqueline, Richard. J’ai choisi cette blouse en velours rose pâle qui couvre mes épaules. Une dernière coquetterie. Je suis fatiguée. Je suis applaudie et fleurie, mais je ne profite guère de la fête. J’en ai assez de cette vie qui ne veut pas se passer de moi. Le coronavirus est encore loin. Là-bas en Chine. On dit ici que ce n’est qu’une « grippette ».

DIMANCHE 23 FÉVRIER 2020 – Sous oxygène

Marie Ma petite-fille Anne-Cécile arrive dans ma chambre. Ma silhouette frêle émerge à peine du fauteuil. Je regarde vers la fenêtre et devine la Meuse. Je ne vois et n’entends presque plus rien. Je devine qu’Anne-Cécile me souhaite un bon anniversaire. Elle m’a apporté du gâteau aux framboises. Je le déguste à la becquée. Je respire mal. Quelque chose se coince dans ma poitrine. Elle me prend la main, puis me caresse la joue. S’annonce ma troisième pneumonie sur ces six derniers mois.

MERCREDI 4 MARS 2020 – L’autre anniversaire

Solal Mon prénom est Solal. Je ne suis pas encore né. Les crocus et les jonquilles sortent de terre. C’est bientôt l’anniversaire de
ma mère, Dorothée. Elle a 40 ans et moi
dans le tiroir. Elle prévoit quand même
une fête. Mais sans alcool. C’est toujours ça de gagné.

JEUDI 5 MARS 2020 – Double pneumonie

Marie Le home est prudent ; le confinement y est imposé dès le début du mois de mars. Seuls les proches des résidents en fin de vie sont autorisés à entrer. Je suis placée sous oxygène. La double pneumonie est confirmée. Allongée dans mon lit, ma cage thoracique squelettique se soulève avec peine. Le coronavirus est de plus en plus présent. Les contacts physiques sont déconseillés. Mais à quoi bon ? Je pars. Anne-Cécile dépose ses lèvres sur ma joue. Elle me murmure son amour et, bizarrement, moi qui n’entends plus rien, je l’entends. Mais je n’arrive plus à parler. Je m’efforce d’encore respirer.

SAMEDI 7 MARS 2020 – Bar à vins

Solal J’entends les rires et les verres qui s’entrechoquent. Ma mère a opté pour un café non loin de Mérode à Bruxelles. Un bar à vins belges et portugais. Le Covid-19 se rapproche. Il fait des dégâts en Italie. Mais ici, lové dans son ventre, je vais bien. Ses amis hésitent quand même à lui faire la bise. « Allez, je t’en claque quand même une pour tes 40 ans ! » Ils profitent du vin, des tapas et des bonnes discussions. Puis j’entends au fond une voix, quelqu’un qui évoque un virus, se demandant comment ils feraient pour vivre confinés, comme les Chinois.

DIMANCHE 8 MARS 2020 – Soins palliatifs

Marie J’ai été placée en soins palliatifs. En face de mon lit, les sourires de mes arrière-petits-enfants. Méline, Sacha, Axel, Andrew, Samuel, Christine… Seize au total. Une bougie diffuse des fragrances d’huiles essentielles. C’est le moment de préparer ma toilette funéraire : une chemise blanche et un pantalon noir. Ma belle-fille a juste eu le temps d’acheter ma tenue ; il paraît que les magasins vont fermer à cause du virus.

MARDI 10 MARS 2020- Dernière onction

Marie Le doyen d’Andenne se poste à côté de mon lit. Il ne porte pas de masque. On dit alors que ça ne sert à rien. Deux jours plus tard, tous ceux qui viendront dans ma chambre seront masqués. Je l’entends prononcer les derniers sacrements, une prière sur l’Esprit saint, un « Je vous salue Marie ». Mais je dors, emportée par la morphine qui calme la douleur. Je revois ma mère. Et seule la vue de mon fils me rassure, je le supplie : « Ne me quitte pas. »

MARS 2020 – Mon amie

Sarah La vie à la rue et les nuits au Samu sont un peu moins rudes, depuis que Laetitia est avec moi. On ne se quitte plus. À deux, on est moins seules, plus fortes. C’est vraiment ma meilleure amie.

VENDREDI 13 MARS 2020 - L’échographie

Solal J’ai rendez-vous avec ma mère. Échographie à Saint-Pierre. On s’y rend très souvent, parce qu’il paraît que c’est un peu compliqué de naître pour moi. Mais là, je ne reconnais plus les lieux. Personne dans les couloirs. Les secrétaires à l’accueil portent des masques. Ma mère n’ose pas toucher le bouton de l’ascenseur. Et puis, il paraît qu’elle culpabilise pour son anniversaire. Ce vendredi 13, les restaurants, les écoles et les cafés ferment leurs portes.

MARDI 17 MARS 2020 – Le départ

Marie Tôt. Peut-être vers 7 heures, je suis partie. Seule.

MERCREDI 18 MARS 2020 – Première ligne

Sébastien Mon prénom est Sébastien. J’ai 47 ans. Je suis le directeur général du Samusocial. Nous hébergeons et accompagnons des centaines de personnes chaque nuit, à Bruxelles. Tous les soirs, environ 1 000 personnes sans abri dorment dans nos centres, la majorité sont sans papiers, sans droits, mais tous ont une histoire spécifique. Nous gérons également un centre de 350 demandeurs d’asile ainsi qu’un programme Housing First de réinsertion via le logement. Le Samusocial, c’est tout ça. Et ce sont surtout 360 travailleurs, la plupart en première ligne.

Depuis quelques jours, nous sommes confrontés à une épidémie. Une sorte d’ennemi invisible, inaudible et indolore.

Les heures passent. Les discussions avec les cabinets et les autres acteurs, tous confrontés aux mêmes questions, semblent interminables. Les réponses imprécises. Nous réfléchissons à un centre d’isolement pour les hébergés qui présenteraient des symptômes suspects. Nous prenons chaque jour des risques financiers, que ce soit en termes d’engagement ou d’achat de matériel. On achète sans être sûr que les pouvoirs subsidiants pourront nous rembourser, mais convaincus que prendre le maximum de mesures de protection est une obligation pour un employeur qui se veut responsable. Un jour, un auditeur nous reprochera sans doute des dépenses, pour une histoire de marché public, pour une histoire d’éligibilité ou pour une autre raison.

On n’en est pas là. L’urgence pousse à prendre des risques. Aujourd’hui, nous avons décidé d’augmenter le nombre de nettoyeurs par centre 7 jours sur 7 pendant un mois afin de limiter la propagation du virus.

Alors que la nuit efface le jour, tout cela paraît encore dérisoire. Et, conscient que le pire est sans doute devant nous, je me couche en me demandant si, demain, nous serons capables de maintenir le cap.

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Sébastien au Rempart 7, qui accueille les cas suspects de coronavirus.
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JEUDI 19 MARS 2020 – Ma chambre vide

Marie Cette fois, le home est totalement fermé aux personnes extérieures. Mes descendants doivent vider ma chambre par la fenêtre qui heureusement se trouve au rez-de-chaussée. Mon petit-fils emprunte le chemin de halage le long de la Meuse et gare sa voiture à hauteur de mes appartements, enfin ceux qui étaient les miens. Drôle de débarquement. Après 106 ans, je ne laisse pas grand-chose derrière moi. Quelques bibelots et tableaux, des photos de famille, le petit meuble qui contenait mes médicaments, un papillon en verre bleuté et une reproduction en chêne de la Vierge à l’enfant, œuvre du sculpteur liégeois Jean Del Cour. Mon fauteuil amovible, lui, servira à un autre résident du home.

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Quelques photos, des bibelots, voilà ce que laisse Marie après 106 printemps.
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VENDREDI 20 MARS 2020 – Premier cas

Sébastien Le premier cas Covid-19 hébergé dans un centre du Samusocial a été confirmé aujourd’hui.

L’enterrement

Marie Moi, je voulais une messe, avec des chants et de beaux textes. Et puis un grand repas. J’ai droit à une micro-assemblée : mon fils et ma belle-fille, quatre petits-enfants et deux arrière-petits-enfants. Personne n’a pu se rendre au funérarium… Je n’ai eu aucune visite pour saluer mon siècle sur terre. « Les prêtres meurent en Italie », assure le curé. La messe est annulée, tout comme le grand repas que je souhaitais pour mes proches en mon honneur, et même le café et les sandwiches mous. Au cimetière de Saint-Gérard, sous un soleil radieux, j’entends Anne-Cécile déclamer ses adieux. Je les vois pleurer, chacun de leur côté, mais personne ne se serre dans les bras. Ce sera reporté à plus tard. Après confinement, les larmes pourront s’entremêler.

SAMEDI 21 MARS 2020 – Rempart 7

Sébastien On a ouvert Rempart 7. Ce n’est pas un château du Moyen Âge. Mais un bâtiment loué au CPAS de Bruxelles, rue du Petit Rempart. Nous y installons un centre spécifique pour accueillir les patients suspects du coronavirus, avec 19 lits. Et, comme souvent, à peine une action a-t-elle abouti qu’un autre front s’ouvre, plus urgent, plus inquiétant. Nos masques de protection, dont le port est obligatoire depuis le début de la semaine, suscitent de sérieuses questions. Certains de nos travailleurs menacent de ne plus venir si nous ne leur fournissons pas rapidement des masques chirurgicaux. En urgence, nous en trouvons 2 000, donnés par Médecins sans frontières (MSF). Certes, on a dû mendier un peu, mais nous avons de quoi tenir quelques jours. Cela dit, l’inquiétude monte. Sans matériel, nous risquons de ne pas pouvoir tenir le personnel mobilisé, alors que la priorité va très vite devenir de préparer le confinement total, auquel on n’échappera pas, ce qui supposera de déménager certains centres. Aujourd’hui, déménager ces centres me paraît insurmontable. Certains cadres m’ont ouvertement fait part du besoin de jeter l’éponge et de demander à l’armée de prendre la relève.

MERCREDI 25 MARS 2020 – Sous surveillance

Sébastien Mon fils Mathis a 16 ans. J’ai l’impression d’être entré dans un épisode de Black Mirror, me confie-t-il ce soir. « On est surveillés, des drones nous interdisent de parler à nos copains dans les parcs, on ne peut pas se réunir. » Un mélange de Black Mirror et de Walking Dead.

JEUDI 26 MARS 2020 – L’ambulance

Sébastien Un transport ambulancier 24 h/24 a été mis en place pour le transport des sans-abri suspectés d’être positifs. Dans la rue, la tension augmente. Les gens semblent avoir faim et froid. Et surtout, la règle de confinement qui empêche de s’asseoir à deux sur un banc, à se reposer à plusieurs dans un parc, force les personnes sans domicile à marcher toute la journée.

Les travailleurs de terrain sont bien souvent en contrat à durée déterminée jusqu’à début mai, période qui signifie traditionnellement pour nous la fin de la période hivernale. C’est un travailleur qui me l’a fait remarquer en début de semaine. Il n’a pas complètement tort. Au-delà de l’énergie humanitaire qui transpire chez de nombreux collègues, c’est aussi l’espoir de voir un CDD devenir CDI, de voir le Plan hiver se prolonger et devenir une opportunité, qui peut les motiver.

On dirait que l’ensemble des acteurs du « sans-abrisme » se sont enfin mis d’accord pour collaborer. Il aura fallu 15 jours pour parvenir à un vrai plan de collaboration qui vise avant tout l’intérêt commun.

DIMANCHE 29 MARS 2020 – Enfermées dehors

Sarah 7 h 45. Je tire une dernière bouffée de cigarette dans le fumoir sans fenêtre du Samusocial. Sacs à l’épaule, Laetitia et moi, on quitte le centre d’hébergement pour personnes sans abri, situé boulevard Poincaré, à Bruxelles. C’est comme ça tous les matins depuis deux semaines, on est crevées. Faut bien. Pour pouvoir respecter les mesures sanitaires, le Samusocial a dû limiter sa capacité d’accueil. Distanciation sociale oblige, les chambres et espaces communs ne sont plus accessibles que de 18 h à 7 h du matin. On doit partir, et c’est galère. Avant le corona, on se débrouillait, y avait les centres de jour et les cafés où on pouvait se poser. En temps normal, dans la rue, on vit déjà au jour le jour, mais comme dit Laetitia : « Depuis la pandémie, c’est heure par heure. »

C’est complet

Sébastien Depuis hier, notre structure d’isolement « Rempart 7 » est complète. Cette saturation de notre capacité va de pair avec l’évolution de la courbe épidémiologique, qui devrait exploser dans les prochains jours. L’ouverture du centre de MSF à Tour et Taxis demain arrivera comme un profond soulagement.

LUNDI 30 MARS 2020 – Drone

Sarah Les services sociaux ont fermé ou ont réduit la voilure. Du coup, on est là, assises par terre, dans le froid. Ça met une de ces tensions entre les gens… Il y a trois gars qui tournent autour de nous depuis quelques minutes. Ils chuchotent des trucs, j’vois bien qu’ils observent nos sacs et notre repas. L’Îlot les distribue sur le parvis de Saint-Gilles. Parce qu’on fait la file depuis 8 h du matin, Laeti’ et moi, on a déjà un repas. Les autres, comme ces gars, doivent attendre le prochain service.

Puis voilà un drone de la police au-dessus de nos têtes ! « Gardez vos distances de sécurité », dit la voix métallique. Ils ne nous laissent jamais tranquilles. Toutes les demi-heures, ils nous demandent de circuler. On doit être en mouvement toute la journée. Viens, Laetitia, on s’en va.

Troisième cas

Sébastien Ce soir, on nous a demandé de faire attention à nos budgets et de ne pas répartir le public sur trop de sites. Alors que le monde parle de confinement pour limiter les contacts…

AVRIL 2020 – La sage-femme

Solal Je dois arriver par césarienne fin avril. Maman entre dans une bulle. Finis les cappuccinos entre amis. Les rendez-vous médicaux de contrôle sont annulés, mais l’équipe de Saint-Pierre assure le suivi par téléphone. Anaëlle, la sage-femme, est passée la voir avec un masque qu’elle a bricolé toute seule et des gants de cuisine. Ce n’est pas facile pour elle. Son métier est tactile par définition. Les mesures de distanciation, c’est l’exact inverse de sa mission. Toutes les consultations non indispensables ont été annulées. Mais c’est quoi, « indispensable » ? Ça panique chez les futurs parents, qui imaginent entrer dans un hôpital en zone de conflits ! Certaines sages-femmes font des vidéos avec des poupées, des genres de tutoriels pour apprendre à accoucher. Finalement, c’est pas si mal que je vienne par césarienne.

SAMEDI 4 AVRIL 2020 – Positif

Sébastien Une femme détectée « positive » est sortie de l’hôpital et a été envoyée à notre unité d’isolement « Rempart 7 » vendredi. Nous avons dû lui avouer que nous ne pouvions accepter les cas confirmés de Covid-19. Nous n’avons ni le matériel de protection nécessaire ni la capacité de les isoler des autres cas suspects. Héberger cette dame risquerait de provoquer un conflit social, surtout sans discussion préalable avec les équipes. Le choix est lourd de conséquences. À la différence des clichés sur les managers, défendre les travailleurs est souvent la priorité qui s’impose.

Ce week-end, les discussions ont repris sur l’acceptation des femmes confirmées positives sur Rempart 7. Finalement, notre médecin et l’équipe acceptent de mettre en place les mesures manquantes pour prendre en charge les femmes confirmées.

LUNDI 6 AVRIL 2020 – Le sac

Sarah La file pour la nourriture de l’Îlot, c’est 60 personnes. On n’a pas tous des masques, mais on fait attention, on reste à deux mètres les uns des autres. À midi passé de quelques minutes, c’est à mon tour de recevoir mon repas. Alors j’y vais. Juste le temps de se désinfecter les mains et récupérer la barquette d’aluminium. Mais, lorsque je reviens, mon sac… il a disparu. Merde ! Dedans, il y a des vêtements, mais, surtout, surtout, la carte de banque qui me donne accès aux maigres économies.

LUNDI 6 AVRIL – La commande

Sébastien Souvent, en faisant les courses, je me demande comment tous ces gens que je croise font pour avoir des FFP2 ou des masques chirurgicaux. Que ce soient les hôpitaux ou les soignants dans les maisons de repos, le monde pleure pour avoir ces masques, mais, à côté de ces larmes, on voit le commun des mortels se débrouiller pour en trouver et les porter. Une partie de notre matériel de protection a été obtenue via nos réseaux propres. Récemment, nous avons lancé une grosse commande pour anticiper les deux mois à venir. Des auditeurs minutieux nous le reprocheront peut-être d’ici six mois, quand ils contrôleront nos comptes. Peut-être nous demanderont-ils alors : pourquoi n’avez-vous pas attendu l’approvisionnement des autorités ?

MARDI 7 AVRIL 2020 – Tout pris

Sarah J’ai tout fouillé, la place et ses alentours. Laetitia a disparu avec mes affaires. Mon compte a été vidé des 900 euros que j’avais. C’est tout ce qu’il me restait. Elle m’a tout pris, mon argent et mes espoirs.

VENDREDI 10 AVRIL 2020 – Auberge

Sarah Valentine Reyniers, assistante sociale chez Doucheflux, vient de m’appeler. Ils ont conclu un partenariat avec une auberge de jeunesse de Molenbeek, pour y loger douze personnes sans abri. Et Valentine a directement pensé à moi. J’y crois pas. J’emménage aujourd’hui !

MARDI 14 AVRIL 2020 – Crème solaire

Sébastien Hier, une personne qui accompagnait nos maraudeurs nous a écrit ce message : « Vos travailleurs sont la dernière lumière qui brille dans la nuit. Dommage que j’aie oublié la crème solaire. Je suis rentré chez moi brûlé. »

JEUDI 16 AVRIL 2020 – Assuétudes

Sébastien Chez nous aussi, la crise bouleverse nos certitudes. Ces derniers jours, les questions du manque et de la gestion des assuétudes en temps de confinement ont réveillé le débat sur la consommation d’alcool ou de drogue dans nos centres. Une pratique qu’on a toujours interdite jusqu’ici. De façon exceptionnelle, lorsque nos équipes cherchaient à maintenir hébergée une personne malade mais alcoolique, on la laissait boire sa dose d’alcool dans l’infirmerie. Mais la règle qui prévalait était : pas de consommation entre les murs. Alors que cette question soulevait énormément de débats avant la crise, la plupart de nos travail-leurs semblent aujourd’hui ouverts à essayer d’organiser la consommation dans nos bâtiments.

LUNDI 27 AVRIL 2020 – Le dépistage

Solal Maman se rend à l’hôpital pour effectuer un test de dépistage. Toutes les femmes qui entrent à la maternité sont aujourd’hui testées. Résultat : 12 % de résultats positifs au Covid-19, dont la moitié de malades asymptomatiques ! Un écouvillon pénètre profondément dans ses narines. Le résultat déterminera les conditions de ma naissance. Le test est négatif. Ouf, je pourrai voir le visage entier de maman quand je sortirai. Et elle pourra me faire des câlins.

MARDI 28 AVRIL 2020 – Un homme

Sébastien Ce week-end, le premier sans-abri qui résidait au Samusocial est décédé du Covid-19 à l’hôpital Saint-Jean. Un homme.

Depuis le début de la crise, 93 résidents du Samusocial ont présenté des symptômes associés au Covid+. Parmi elles, 18 personnes ont été confirmées par testage. Dans le personnel, ils sont quatre travailleurs à avoir été déclarés positifs.

FIN AVRIL 2020 – Croire

Sarah Je peux enfin vraiment me reposer. Ici, on n’est plus constamment stressé comme quand on est à la rue. On s’ennuie plutôt de la vie confinée. Je m’occupe comme je peux, je fais des allers-retours entre la chambre et la cour, je traîne sur mon téléphone. Mais ici c’est bien. Il y a de la place pour tout le monde et chacun a son propre espace. On peut respecter les mesures de santé, on a des masques, du gel désinfectant. Quand t’es énervée, tu t’isoles et ça passe.

Le 30 juin, ce sera terminé ici. Mais pas question qu’on me redépose gare du Midi. Moi, je veux retrouver un logement et, pour ça, Valentine m’aide beaucoup. Elle y croit et moi aussi. J’y suis presque.

MERCREDI 29 AVRIL 2020 – La naissance

Solal Il est 8 h, maternité du CHU Saint-Pierre. Il y a le coronavirus mais il y a surtout des personnes calmes et compétentes, respectueuses et décontractées en pleine césarienne. Je les ai même entendues rire ! À 9 h 45, je suis là. Les premiers visages qui se penchent sur moi sont masqués. Maman est la seule à me sourire. Elle dit qu’elle a peur que je grandisse entouré de tous ces masques.

JEUDI 30 AVRIL 2020 – Ramifications

Sébastien J’ai cru comprendre aujourd’hui que deux de nos enfants ne retourneront pas à l’école. Un en primaire, l’autre en secondaire. Quatre mois encore à gérer, quatre mois de liberté à organiser, en essayant de bien équilibrer loisirs et études. Comment font tous mes collègues pour lesquels le télétravail n’est pas possible ?

DÉBUT MAI 2020 – Chez soi

Solal Nous sommes de retour à la maison. Entre nous. Pas d’amis en visite. Encore trop tôt. Ils attendront un peu avant de voir mes premiers pas dans ce monde étrange.

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Solal et Dorothée, chez eux.
Gaël Turine

Le récit intégral de Sébastien Roy est à découvrir sur le site de BX1 : www.bx1.be

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