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Liberté photocopiée

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Nina Cosco. Tous droits réservés.

De l’encombrant A3 au fascicule, les fanzines explorent tous les formats et donnent une vie imprimée aux délires des artistes. En Belgique, ces productions amatrices semblent encore plus bricolées que partout ailleurs et osent rire de tout, même du confinement.

Début avril, Patrice Bauduinet, passionné de fanzines, est confiné au « Bunker » – la salle de spectacle alternative qu’il gère à Bruxelles, pas la cachette des survivalistes. Comme tout le monde, il s’emmerde un peu et parcourt les blagues à base de pangolins et de Covid, sur les réseaux. Et puis le déclic : « J’ai reçu une carte postale, une vraie, avec une photo d’un couple d’amis utilisant un soutien-gorge en guise de masque. C’est tellement réjouissant de recevoir du courrier drôle durant une période morose, pour s’éloigner du numérique. » Hop, ainsi naît l’idée du Petit Pangolin illustré, un fanzine pour dérider les confinés, diffusé par envois postaux uniquement. « J’ai juste fait un appel aux contributions un vendredi soir en disant “le premier numéro sort lundi, après on en fait un hebdomadaire”. Le dimanche après-midi, je reçois plein de brols – je veux dire, plein d’œuvres ! – d’amis artistes, et je conçois une maquette rapide en patchwork. Le lendemain matin, on l’envoie gratuitement à 70 curieux. » Un mois après sa création, Le Petit Pangolin compte 280 abonnés et une trentaine de collaborateurs bénévoles.

Parmi les propositions publiées, les rébus surprenants de la photographe Marie Blondiau (gravures sur lino). Rien à voir avec les devinettes enfantines de la presse jeunesse. « Pris isolément, les dessins qui composent l’énoncé semblent mignons. Mais, quand le lecteur s’implique et joue le jeu, il décode une formule à la limite de l’insulte, genre “Retourne chez ta mère” (R’ Œufs Tour Nœud Ché Tas Mer). Maintenant, je ne peux plus m’arrêter : quand je prends l’apéro avec des copains, on se balance des vacheries pour essayer de les transformer en rébus. » Patrice Bauduinet l’assure : il n’interdit aucun sujet, « à part les propos politiques, pour qu’on reste universel. Je n’ai pas envie de diffuser du sous-Charlie Hebdo : je préfère un dessin sur le problème des infirmières qu’un pamphlet contre Maggie De Block. » Même si la publication tourne le confinement en dérision (« Je viens de congeler du PQ, on ne sait jamais », plaisante un crobardiste), elle s’autorise à aborder d’autres thèmes et continue sa parution au-delà de la reprise des activités, à un rythme mensuel.

Délire au kilo

Humour potache, création impulsive, diffusion gratos : Le Petit Pangolin illustré coche toutes les cases de la culture Fanzine. Chez nous, la pratique s’est développée avec des publications sur le cinéma de genre dès les années 1960, à l’instar de Ciné Dossiers, pour partager une marotte que les médias traditionnels n’exploraient pas. Puis une autre vague trois décennies plus tard (Keskidi, Höla !, etc.), suite à la prolifération des écoles de bande dessinée. Pour patrimonialiser toutes ces publications éphémères, Patrice Bauduinet a créé La Petite Fanzinothèque belge, qui héberge un fonds de 10 000 pièces. « On a commencé par lancer un festival dédié à la pratique il y a dix ans. Chaque exposant de l’événement devait nous refiler un exemplaire d’un de ses fanzines en guise de droit d’entrée. La collection a commencé comme ça, et elle s’enrichit au fil du temps : un ami m’a rapporté cinq caisses de publications provenant du Rwanda, par exemple. » Depuis, ce salon bruxellois continue, en changeant de nom tous les ans (« 8e Forum logistique et administratif », « 27e Défilé folklorique »…). Il est secondé par un autre à « La Zone » (Liège) ou encore par des rassemblements mensuels au Bunker, les premiers mercredis du mois, une sorte de café littéraire de la revue amatrice.

Qu’est-ce qui le différencie d’un journal plus classique ? Malgré les 300 publications amatrices auxquelles il a participé, Patrice Bauduinet le concède, « la barrière est parfois difficile à définir ». On peut néanmoins la lier à une diffusion modeste : « Si la production est distribuée dans toutes les librairies de Belgique, ça n’est plus un fanzine ! » L’objet se définit souvent par opposition, comme un trublion « anti-beau ». « Il y a une forme de résistance : le milieu de l’édition est truffé de produits manufacturés classiques. Nous, on a envie de faire autre chose », assène Philippe Sadzot, professeur de dessin à l’École supérieure des arts de Saint-Luc. Pouvoir aller vite, quitte à bricoler, constitue un avantage redoutable pour les créateurs désireux de suivre leur instinct. D’une rencontre peut émerger, en une soirée, une publication reproduite à la photocopieuse hébergeant les idées les plus folles, qui tiennent ensemble avec une simple agrafe. Quand l’œuvre est vendue, ce n’est pas en vue de s’enrichir mais pour rentrer dans ses frais ou financer la suivante. « Si les lecteurs n’ont pas de sous, on peut l’échanger contre une bière », sourit Patrice Bauduinet.

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Nina Cosco. Tous droits réservés

Bazar éphémère

Fonds subsidié par les pouvoirs politiques (notamment la Commission communautaire française), périodicité régulière et événements fréquents : le fanzine belge se professionnalise-t-il ? Patrice Bauduinet tranche : « Impossible d’en vivre, c’est un milieu de passionnés qui s’amusent, s’arrêtent puis reprennent épisodiquement. » Maxime classique : l’absence de contraintes économiques permet de conserver une liberté rafraîchissante. « On peut bricoler un maximum pour que la production ne coûte rien, ce qui permet de donner vie à des concepts saugrenus et fugaces, se réjouit Philippe Sadzot. En festival, l’artiste David Libens distribuait un fascicule A4 intitulé Ça va ? à tous les gens qui lui posaient la question. Le fanzine répondait à sa place, il en fabriquait des kilos en fonction de ses humeurs du moment. »

La pratique favorise l’expérimentation et permet de se frotter au milieu de l’édition avant l’heure. Le professeur de dessin l’utilise avec ses étudiants, en les encourageant à privilégier des solutions peu onéreuses. « Certains y prennent goût, on les retrouve après dans les événements dédiés au fanzinat. Parfois, ces derniers motivent les artistes au point qu’ils créent une publication exprès, pour avoir un objet à y présenter. Tu en tires une cinquantaine et, comme le public est restreint, tu peux mettre des années à les écouler. » Car, dans le milieu, on fait tout soi-même, jusqu’à la distribution. Philippe Sadzot s’esclaffe : « Parfois, tu déposes cinq numéros chez un libraire, tu oublies qu’ils sont là-bas. Et, quand tu reviens des années plus tard, ce n’est plus le même gérant. »

Trop à l’arrache, le fanzine belge ? De l’avis de Marie Blondiau, juste ce qu’il faut : « J’ai visité une fanzinothèque à Ljubljana, j’ai baroudé dans pas mal de salons en France… Verdict : les Belges sont les plus punks ! On s’en fout de fabriquer trois exemplaires à la photocopieuse qu’on vend quelques centimes, tandis que les autres pays accueillent souvent des productions plus léchées. » L’aspect artisanal offre des moments d’atelier conviviaux, où chacun met la main à la pâte pour reproduire l’objet. Pour elle aussi, distribuer soi-même reste le plus épuisant : « C’est ce qui m’a convaincue de participer au Pangolin. Je prends part au délire des copains artistes, mais en me reposant un peu sur le réseau de La Fanzinothèque, qui va au-delà du confidentiel. » Même si l’envie de remettre la main sur l’agrafeuse ne demeure jamais loin. « À force de multiplier les rébus, je me suis dit : “Tiens, et si j’en faisais mon propre fanzine ?” »

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