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Longue vie au roi éclipse

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Bihua Yang. CC BY-NC-ND.

Elle s’appelle Joëlle, son alter ego masculin se prénomme Éclipse. Depuis deux ans, l’une ne va pas sans l’autre. Cette ancienne avocate en droit de la concurrence, originaire de Monaco, a connu un revirement professionnel : elle est désormais drag king.

Il faut toujours dix secondes avant que le public ne le remarque. C’est normal, leurs yeux sont rivés sur Colette Collerette, l’effeuilleuse burlesque du Cabaret Mademoiselle, dans le centre de Bruxelles. Éclipse en profite pour se faufiler incognito : il sort des coulisses, traverse le public et s’installe tranquillement dans le fond de la salle. Sa performance, il la commence derrière les spectateurs. Ça crée un effet de surprise.

Éclipse est drag king. C’est le même principe que drag queen, mais dans l’autre sens. Le transformisme se fait vers un personnage aux caractéristiques stéréotypées masculines.

Arrivé devant le bar, Éclipse saute sur le comptoir. La ​profonde ​voix de Sinatra laisse place à la bande-son du mythique sketch de Jerry Lewis : « La machine à écrire ». Éclipse s’empresse de mimer la frénétique rédaction d’un courrier. Il s’approprie les mimiques précises et absurdes de ​l’humoriste américain​. Le drag king joue des codes de la masculinité, en y ajoutant des touches d’humour.

Le public y croit, rigole et applaudit dans la chaleur de ce haut lieu du burlesque. Spectacle terminé, à la sortie de l’artiste des coulisses, le public ne le reconnaîtra pas. Il ne restera que quelques traces de maquillage sur le visage de Joëlle, l’artiste transformiste. Mais comment est-elle devenue, quelques soirs par semaine, ce beau moustachu ?

Année 2017, Joëlle a la trentaine et voit ses certitudes trembler. Originaire de Monaco, elle travaille depuis sept ans à Bruxelles en droit de la concurrence pour un des cabinets du magic circle, une expression anglaise qui désigne cinq firmes britanniques réputées les plus prestigieuses d’Europe. Cette jeune avocate zélée démissionne.

Cécilia, son amoureuse, a suscité et soutenu ce changement professionnel. Quelques mois plus tard, elle entraîne un deuxième déclic : elle invite Joëlle à un atelier drag queen organisé par l’association Tels Quels (LGBT). Les queens, généralement des hommes, exacerbent les archétypes de l’identité féminine. « Notre couple se prend au jeu et apprend les bases de cet art complet qui mêle maquillage, costume, scénographie, mise en scène et interprétation. » Joëlle est séduite par le côté artistique.

Elle sympathise avec la drag queen qui anime l’atelier. Celle-ci deviendra sa « mother », sorte de mentor qui guide l’apprentie drag. Cécilia se demande… si elles ne se transformeraient pas plutôt en créatures masculines.

Les femmes en pantalon

Pour Joëlle, c’est une révélation : « C’est pas drag queen que je veux faire, mais drag king. Cécilia m’ouvre les yeux. Je connaissais l’existence des drag kings, mais je n’avais aucune connaissance pratique : le maquillage, les costumes, la création d’un numéro, etc. »

Joëlle prend également conscience de toute la dimension militante de cette transformation. « Le drag king, c’est ​un art subversif : tu déconstruis toutes les idées reçues sur le genre. C’est un art pour la diversité des genres, pour l’émancipation des femmes. »

Ces performances portent leur propre héritage, « c’est la continuité de marcher en pantalon dans la rue pour les femmes. Il y a un côté dérangeant de toucher à l’image sacrée masculine. C’est culotté de monter sur scène, on a plus l’habitude de manipuler l’image de la femme. Le drag king, c’est politique ».

Poils et paillettes

Pour créer son personnage, il faut bien lui trouver un nom. « Éclipse me vient pour le côté ombre et lumière. La Lune cache le Soleil ou l’inverse. Sur scène, je porte un masque et on voit Éclipse. Quand je sors de scène, j’enlève ce masque et on voit Joëlle. Ça fait partie d’un tout, les deux se complètent. » De plus, c’est un nom dégenré, ce qui lui plaît.

Après le nom, il faut créer des numéros et des costumes. Au fil de ses fouilles sur des sites de vêtements et d’accessoires, ses placards se remplissent. Joëlle achète des bouts de tissu, des déguisements, des perruques pour les porter ou en faire des poils. Mais aussi des préservatifs qu’elle remplit d’ouate pour fabriquer de faux pénis et des bandes de tissu pour serrer sa poitrine.

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Bihua Yang. CC BY-NC-ND

Elle se lance avec son premier personnage : Jason, le rappeur américain. Par la suite, elle puise également dans le répertoire du beauf belge avec Claudy Focan, le personnage du film Dikkenek. « J’ai été à l’opposé de la féminité. J’avais besoin de partir dans les extrêmes parce que je n’étais pas à l’aise. Je me disais : “Si je me touche les couilles, ça fait masculin.” Après, je suis devenue plus subtile. J’ai découvert d’autres masculinités, j’ai même ajouté de la féminité. »

Petit à petit, elle s’éloigne des modèles machos bodybuildés ou pervers. Elle découvre son style : des hommes classes, du style dandy avec moustache et queue- de-pie.

Après quelques essais, Joëlle est finalement acceptée comme artiste résidente au Cabaret Mademoiselle. Un statut qui implique de la régularité (en moyenne trois performances par mois) et de la visibilité (pour elle et l’art drag king). Pas peu fier de l’accueillir, le Cabaret présente son monarque sur Facebook : « Si la Belgique a depuis bientôt 200 ans un roi, le Cabaret Mademoiselle est fier, lui, d’avoir un king – et pas n’importe lequel ! »

Bousculer les genres

Le drag king, c’est un moyen de bousculer les catégories de genre et de repousser les limites de la binarité, explique Joëlle. « Ce questionnement sur la normalité vient du fait d’être lesbienne. Je rejette un modèle familial et sociétal très patriarcal. Je vis ouvertement mon homosexualité, mais, si mon père vivait encore, je ne sais pas si j’aurais fait mon coming-out. »

Sans Éclipse, elle ne sait pas non plus si elle aurait annoncé son homosexualité à sa mère. En devenant Éclipse, Joëlle ressentait une insupportable incohérence : elle défendait l’acceptation de soi, mais n’arrivait pas à faire son coming-out. En novembre, en pleine discussion téléphonique avec sa mère, elle se lance. Et là, au bout du fil, depuis Monaco, elle reçoit une gifle. « Pour elle, j’ai gâché ma destinée, je suis manipulée, je traverse une phase… » Depuis, elles ne se parlent plus.

Désapprendre, déconstruire, assumer… Des démarches qui s’accompagnent, trop souvent, de séparations et de douleurs. Elle se rappelle Joëlle l’avocate. « J’étais trop gentille, trop mielleuse, toujours à me faire petite. Ma mère me le reprochait et je lui répondais : “Oui, mais bon… Petite on m’a toujours conseillé d’être sage.” Éclipse représente une zone de liberté qui m’a permis de prendre conscience de ma féminité. » Les normes de la masculinité étant sa base créative, elle doit s’en imprégner. Outre les modifications corporelles, Éclipse adopte des comportements physiques, dont un bien connu : le man­spreading. Cette habitude qu’ont les hommes de s’étaler, les jambes écartées, dans les transports publics. Désormais, la STIB (Société des transports intercommunaux de Bruxelles) est son terrain d’apprentissage et ses voisins de métro sont ses modèles. Certains jours, Joëlle se laisse aller à de petits exercices de mimétisme. D’abord, elle sélectionne un homme assis, elle imite sa posture et s’il se lève, elle suit sa démarche. Pour éviter toute gêne, il vaut mieux être discrète. Et puis, d’autres jours, Joëlle sature complètement et exprime sa colère. « Vous voulez bien fermer vos jambes ? ! » Avant Éclipse, elle ne se serait jamais permis.

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