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Fluxys : Qu’est-ce qu’on va faire des tuyaux ?

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Aurélien Débat. CC BY-NC-ND.

Quelle mouche a piqué Fluxys ? Depuis le début des années 2010, le gestionnaire belge de réseau de transport gazier est pris d’une frénésie d’investissements en infrastructures. Des choix de plus en plus contestés à mesure que les préoccupations environnementales s’imposent. Le gazoduc trans-adriatique, qui acheminera du gaz d’Azerbaïdjan vers l’Europe, cristallise les tensions. Fluxys en possède 19 %. Ses choix stratégiques ne sont pas toujours connus des communes belges, pourtant propriétaires de l’entreprise. Et en Wallonie, c’est la bande à Nethys qui en tire profit.

Enzo, la clope au bec et les cernes bien creusées, s’assoit à table, sur la terrasse du restaurant. Il vient aux nouvelles. « Alors elles sont bonnes, les pâtes aux oursins ? » Les oursins, il les a pêchés lui-même, à l’aurore, dans les eaux de l’Adriatique. Le midi, il les sert aux touristes dans son restaurant de San Foca, petit village maritime de la commune de Melendugno, tout au sud de l’Italie. San Foca est posé sur une côte merveilleuse où la curiosité géologique locale, une piscine naturelle creusée dans la roche, se nomme « La grot­te de la poésie ». Mais dans le regard d’Enzo, c’est plutôt de la colère qu’on lit, pas des alexandrins. « Car ils vont détruire tout ici. Un matin un bateau patrouilleur m’a dit de quitter la zone où je pêchais. C’était le début des problèmes », se souvient le restaurateur.

Les « problèmes » dans la région ont commencé il y a déjà huit ans, lorsque les villageois ont appris que leur territoire allait être traversé par un gazoduc, connu sous le nom de TAP, pour « Trans Adriatic Pipeline » (gazoduc trans-adriatique). « Ma zone de pêche est située au-dessus du tracé du gazoduc, témoigne Enzo. Je ne pourrai plus pêcher là-bas, ou alors il faudra que j’empiète sur celle d’un autre pêcheur. »

Ce mardi soir, Enzo rejoint au point d’information de San Foca d’autres villageois qui se mobilisent contre le TAP, dernier tronçon du « corridor gazier sud-européen » censé acheminer, dès 2020, du gaz azéri jusqu’en Europe. En chœur, ils dénoncent la destruction des fonds marins, à commencer par les « bioconstructions coralligènes » (sorte de corail méditerranéen) que l’on trouve au large de San Foca, le déplacement des oliviers dans la pinède, la proximité « dangereuse » de la centrale au gaz des habitations. Ils craignent que le TAP affecte le tourisme et dénoncent la répression des manifestations par les autorités italiennes. « Cela fait bientôt huit ans que nous nous mobilisons, témoigne Gianluca Maggiore, l’un des porte-parole du mouvement. Mais nous ne perdons pas espoir, car la construction du TAP s’est faite dans l’illégalité. »

Le combat s’est déplacé sur le terrain judiciaire. Le procureur de Lecce, capitale de la province, a enquêté au sujet de 19 responsables locaux du TAP. Les conclusions de l’enquête préliminaire, que Médor a pu se procurer, sont frappantes. Nous y découvrons les présumées violations des lois italiennes et européennes, constatées par le magistrat et qui conduiront les 19 prévenus au procès. La construction « illégitime » dans des « zones agricoles d’intérêt public » est pointée du doigt ainsi que la pollution des terres arables et des zones aquifères au chrome hexavalent, à l’arsenic et au nickel.

Malgré le procès à venir, les travaux continuent de plus belle dans les pinèdes et les oliveraies. Au grand désespoir de Marco Poti, le maire de Melendugno, dont le bureau est décoré d’une bannière « No TAP », glissée entre le drapeau italien et le drapeau européen. « Le gazoduc va arriver dans une zone touristique avec des plages parmi les plus belles de la Méditerranée. Ce projet est mauvais pour l’environnement et il est dangereux pour les habitants à cause de la centrale en cours de construction qui sera collée à la ville. » Le maire fouille dans sa poche et en ressort une feuille sur laquelle figure un e-mail envoyé il y a quelques mois à Daniel Termont, l’ancien bourgmestre de Gand (sp.a). « Je lui ai demandé pourquoi un ancien bourgmestre comme lui, réputé protecteur de l’environnement, favorisait chez les autres ce genre de projet gazier, donc émetteur de gaz à effet de serre. »

Le « Trans Adriatic Pipeline » est en effet une infrastructure dans laquelle est impliquée une entreprise belge dont le nom est bien connu sous nos latitudes : Fluxys. Le gestionnaire de réseau de transport gazier national. L’entreprise, présidée par Daniel Termont, possède 19 % du TAP et s’est associée à d’autres gros acteurs de l’énergie pour construire ce gazoduc : British Petroleum (BP), Snam, le gestionnaire de réseau de transport de gaz italien, son équivalent espagnol, Enagas, une holding suisse (Axpo) et, enfin, la compagnie nationale de gaz et de pétrole d’Azerbaïdjan (Socar).

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Aurélien Débat. CC BY-NC-ND

En réaction à cette implication belge dans le TAP, Ewoud Vandepitte, sociologue à l’Université d’Anvers, a fondé, avec d’autres citoyens, un collectif « No TAP Belgium ». Selon lui, la participation de Fluxys au TAP est proprement « scandaleuse. Car vu l’urgence climatique, il est grand temps d’arrêter avec les énergies fossiles, et certainement d’arrêter la construction de nouvelles infrastructures gazières ». Au-delà de ses impacts locaux, le TAP est devenu, au fil des années, le symbole d’une bataille bien plus vaste qui concerne la place du gaz dans l’avenir énergétique de l’Europe. Une bataille dans laquelle Fluxys joue un rôle prépondérant.

La pieuvre aux longs gazoducs

Au début des années 2010, Fluxys, dont la mission est de transporter du gaz et d’assurer la sécurité d’approvisionnement de la Belgique, se met à investir tous azimuts dans des projets gaziers partout en Europe. « En Belgique, le marché est mature, alors nous investissons dans des canalisations qui viennent vers la Belgique ou l’Europe, explique Rudy Van Beurden, porte-parole de Fluxys. C’est la stratégie tentaculaire. La stratégie “Octopus”. » Fluxys se déploie, croît et assume. Une stratégie qui en fait aujourd’hui l’un des mastodontes du transport de gaz de l’Union européenne.

Parmi les investissements de Fluxys, notons, en vrac, l’achat de 20 % de Desfa, l’opérateur grec des infrastructures gazières, les participations de Fluxys Allemagne à hauteur de 23 et 16 % dans deux gazoducs nommés Nel et Eugal qui propulsent du gaz russe depuis la mer Baltique. Sur le front du gaz naturel liquide (GNL), Fluxys a racheté à Électricité de France le terminal méthanier de Dunkerque (dans les terminaux, le gaz naturel peut être soit liquéfié pour permettre un transport en bateau, soit regazéifié et injecté dans le réseau, soit stocké).

Enfin, le « joyau » de l’entreprise belge, le terminal de Zeebruges, s’agrandit régulièrement depuis sa création, en 1987. La dernière étape en date n’est pas la moins controversée : un gigantesque réservoir va permettre de stocker jusqu’à 180 000 mètres cubes de gaz russe en provenance directe de Yamal, en Sibérie. De 2018 à 2027, Fluxys envisage d’investir 549 millions d’euros en infrastructures. La « pieuvre » étire ses longs tentacules sur l’Europe et, bientôt, sur le monde.

Mais pourquoi Fluxys investit-elle autant ? Pour Antoine Simon, ancien spécialiste des questions gazières pour le bureau européen de l’association écologiste Les Amis de la terre, « la technique de Fluxys, c’est celle du pied dans la porte. Face aux perspectives de décarbonisation, de réduction du marché et donc de futures pertes, Fluxys veut retarder cette tendance en investissant dans un secteur où les retours sur investissement se font sur 30, 40, voire 50 ans ». Le gaz naturel est, bien entendu, une énergie fossile qui émet du CO2 lors de sa combustion. Il était responsable, selon l’agence internationale de l’énergie, de 22 % des émissions de gaz à effets de serre européennes en 2015. Certes, les producteurs et transporteurs mettent en avant les relatives bonnes performances du gaz naturel par rapport au charbon ou au pétrole (émissions inférieures de 23 et 41 %). Mais ces estimations ne prennent pas en compte les fuites de méthane, mal mesurées, qui jalonnent les processus de production et de transport de gaz. Selon les chiffres du Giec, sur une durée de 100 ans, le méthane accroît 34 fois plus l’effet de serre que le dioxyde de carbone.

Les dirigeants de Fluxys insistent sur le contexte qui a amené l’entreprise à investir dans des infrastructures comme le TAP. « À cette époque-là, il n’y avait pas de discussions sur la compatibilité de ce genre de projets avec les objectifs climatiques, admet Nicolas Daubies, conseiller en chef chez Fluxys. Le gaz était considéré comme très vert. » Et s’il fallait prendre aujourd’hui la décision d’investir dans le TAP ? « Je ne sais pas, répond-il. Ce qui est sûr, c’est qu’aujourd’hui les enjeux de transition sont au cœur de nos réflexions, même si le gaz naturel a encore un rôle à jouer. » Le projet, soutenu à bras-le-corps par les Européens, répondait aussi, et peut-être surtout, à des considérations géopolitiques. « Au vu des difficultés à traiter avec la Russie et Gazprom en particulier, l’Union européenne a décidé qu’il fallait diversifier les sources d’approvisionnement en gaz naturel », décrypte Marc-Antoine Eyl Mazzega, du Centre pour l’énergie de l’Institut français des relations internationales (Ifri). Toutefois, l’objectif de diversification des sources de gaz naturel est à relativiser, « car il faut regarder les volumes qui seront transportés : ils sont insignifiants », affirme Marc-Antoine Eyl Mazzega. En effet, dans un premier temps, les capacités du corridor couvriront 2 % de la consommation totale de gaz en Europe. Et encore, à partir de 2023, si les capacités du TAP sont augmentées (ce qui est à l’étude), Gazprom, l’opérateur russe, a déjà marqué son intérêt pour y injecter son gaz, via la Turquie.

Fluxys, reine du lobbying

Ces dix dernières années, les préoccupations environnementales n’ont fait que croître et s’immiscer dans le débat sur les infrastructures gazières. Signe des temps, le gouvernement suédois a récemment refusé un permis de bâtir à un terminal destiné au gaz naturel liquide à Göteborg, pour des motifs climatiques – un projet auquel Fluxys a participé de manière éphémère. Au niveau européen, la Commission a esquissé une stratégie de neutralité carbone pour 2050. Et les objectifs pour 2030 sont clairs : il faudra réduire les émissions de gaz à effet de serre de 40 % par rapport au niveau de 1990. Dans ce contexte, quel rôle jouera le gaz naturel ?

Pour les producteurs et transporteurs, dont Fluxys, cette énergie est « le » partenaire de la « transition » vers une société sans carbone, car le gaz naturel permettrait de vite réduire les émissions de CO2 s’il vient en remplacement du charbon ou du pétrole, en attendant l’arrivée massive – encore hypothétique – de gaz renouvelables. Cet argumentaire, Fluxys le défend au plus haut niveau et participe activement à différents groupes de pression européens comme GIE (Gas Infrastructure Europe) ou Gas for Climate, eux-mêmes membres de Gas Naturally, un groupe d’intérêt mastoc qui regroupe tous les lobbies du gaz (producteurs, transporteurs, distributeurs) pour influencer les décideurs publics. « Historiquement, le gaz naturel était vu positivement, nous n’avions pas à défendre notre place, argumente Nicolas Daubies. Aujourd’hui, nous défendons notre image par rapport à ce qu’on croit juste. »

Sauf qu’en réalité, l’argumentaire est parfois lapidaire. Dans un e-mail de la direction générale CLIMA (Climate Action) de la Commission européenne, obtenu par l’ONG Corporate Europe Observatory via une demande d’accès aux documents, le fonctionnaire résume une rencontre entre représentants des gestionnaires de réseau (European Network of Transmission System Operators for Gas - EntsoG), dont Fluxys est membre, et des fonctionnaires de haut rang de la Commission européenne : « Pour commencer, EntsoG trouve qu’il n’y a pas tellement de gaz dans le “paquet énergies propres” (série de régulations adoptées par l’Union européenne pour réduire les émissions de gaz à effet de serre, NDLR) et que davantage de discussions sont nécessaires. » Donc le message des transporteurs, dépourvu des atours de la communication, est simple : il faut davantage de gaz et adapter les législations pour ce faire. Car le rôle du gaz naturel et son avenir restent soumis à des choix politiques. « Le gaz naturel va encore jouer un rôle important. Mais pour combien de temps ? Cela dépendra du rythme de mise en œuvre des capacités d’énergies renouvelables, des solutions de stockage et des mesures d’efficacité énergétique. Une chose est sûre : plus il y a de capacités de production d’énergies renouvelables, moins il y a besoin de gaz », explique Michel Huart, professeur à l’École polytechnique de Bruxelles et à l’ULB. « Et dans tous les cas, il n’y a pas besoin de construire de nouvelles infrastructures », ajoute Lisa Fischer, du groupe de réflexion sur le changement climatique E3G. Car ces infrastructures engagent l’avenir. 100 % de la capacité du TAP a été vendue dans le cadre de contrats d’une durée de 25 ans. Et l’Azerbaïdjan n’a pas annoncé son intention de se convertir aux joies du gaz renouvelable.

« Fluxys investit dans des infrastructures qui vont acheminer une énergie fossile, affirme Ewoud Vandepitte, du collectif No TAP. Cela se fait avec de l’argent public, mais sans débat public. C’est un enjeu démocratique important. » La question, en effet, est essentielle : qui contrôle vraiment Fluxys et qui prend les décisions stratégiques ?

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Aurélien Débat. CC BY-NC-ND

Le rôle des communes belges

« Les conseillers de ma commune s’endormaient quand je leur parlais de Fluxys. Quand je leur dis qu’ils sont en partie propriétaires d’un gazoduc entre la Grèce et l’Italie, cela leur semble totalement saugre­nu. » Le jugement porté par Hadelin de Beer, ancien administrateur Écolo de l’intercommunale pure de financement du Brabant wallon, est sévère. Mais il reflète une réalité. Fluxys appartient majoritairement aux communes belges et les conseillers communaux ne le savent pas toujours.

Fluxys, c’est une grosse machine qui pèse un milliard de chiffre d’affaires et qui distribue de solides dividendes – près de 139 millions en 2018. Le principal actionnaire (77,54 %) de l’entreprise, c’est Publigaz, une holding de participations qui structure les intérêts des communes belges, mais surtout flamandes (55 %). Comment ces dernières se sont-elles retrouvées à gérer cet acteur clef de l’énergie ?

Tout a commencé avec Distrigaz, l’entreprise belge de gaz naturel. Dans les années 90, les communes sont entrées dans son capital. C’est ce qu’explique Eric de Keuleneer, économiste de l’ULB, fin connaisseur des questions énergétiques : « La société nationale d’investissement (SNI) possédait 50 % de Distrigaz. Au moment de sa privatisation, décidée en 93, Tractebel, qui faisait partie du groupe Suez, souhaitait racheter les parts de la SNI. Pour convaincre le gouvernement d’accepter cette montée en puissance d’un groupe déjà en grande partie français, Tractebel a proposé aux communes de monter elles aussi dans le capital. » C’est ainsi que Publigaz s’est retrouvé « un peu par accident », à détenir 25 % de Distrigaz. « Il y avait un trauma belge, précise Rudy Van Beurden, de Fluxys. Celui de voir les centres de contrôle passer à Paris. Il fallait garder un levier de pouvoir. »

Ce rôle de levier « public », les communes ont bien voulu le jouer. « Elles voyaient leur participation dans ce secteur comme un bel investissement », ajoute le porte-parole de Fluxys. Après tout, depuis 1922, ce sont bien les communes qui gèrent les réseaux locaux de distribution d’énergie. « Au départ, le législateur considérait que les communes étaient les mieux placées pour gérer ce monopole naturel au niveau local, ajoute Eric de Keuleneer. Mais lorsqu’on regarde Fluxys, il ne s’agit pas des mêmes enjeux. Qu’est-ce que les communes viennent faire dans ces grands choix stratégiques et mondiaux ? »

C’est en 2001 que Fluxys naît officiellement, lorsque Distrigaz est scindée en deux sociétés. L’une assurant les activités commerciales autour du gaz et l’autre s’occupant du réseau de transport, Fluxys. Dans les années 2000, les communes vont en posséder jusqu’à 100 %. Aujourd’hui, elles partagent leur pouvoir avec un acteur privé, la Caisse de dépôt et placement du Québec, un fonds de pension québécois, mais elles gardent une large majorité. Pour Daniel Termont, président de Fluxys et ancien bourgmestre de Gand, cette présence est essentielle : « Rien ne peut être fait chez Fluxys sans le consentement des communes. Elles sont venues prendre le relais de la participation fédérale. Si elles ne l’avaient pas fait, on peut craindre qu’aujourd’hui le public n’ait plus le contrôle des réseaux énergétiques qui sont le véritable système sanguin du pays. »

Voilà pour la théorie. Sauf que la réalité est plus contrastée, notamment au sud du pays. Pour bien comprendre qui dirige Fluxys, il va falloir plonger, c’est inévitable, dans les méandres des sociétés de participation à la sauce wallonne.

Et à la fin, c’est Nethys qui gagne

Fluxys est détenue, on l’a dit, à 77,54 % par Publigaz, organe de représentation des intérêts communaux. Cette entité est elle-mê­me la propriété de structures bruxelloises, flamandes et wallonnes. À Bruxelles, c’est limpide. Interfin, l’intercommunale qui possède Sibelga, détient les 15 % des communes bruxelloises dans Publigaz. Les 55 % des communes flamandes sont réparties entre diverses intercommunales, dont Imewo, intercommunale de Flandres orientale et occidentale, celle dont « émane » M. Termont.

Les communes wallonnes ont aussi des billes dans ce montage : 30 % dans Publigaz ; 7,7 % sont détenus directement par des intercommunales pures de financement (structures 100 % publiques dont le but est de gérer des participations). Les 22,23 % restants sont détenus par une « holding de participation », nommée Socofe. L’entité se présente comme préservant les « intérêts des communes wallonnes » dans le domaine de l’énergie. Mais attention, il s’agit bien d’une structure de droit privé (société anonyme), dont le contrôle par des acteurs publics est indirect. Car c’est bien Nethys, la célèbre entreprise liégeoise, active, entre autres, dans les domaines de l’énergie et des télécommunications, dont les propriétaires sont 100 % publics, qui est l’actionnaire principal de Socofe. Nethys détient directement 32,37 % du capital et NEB Participations (structure réunissant les intérêts de Nethys, Ethias et, anciennement, Belfius) a, dans son portefeuille, 26,37 % de Socofe.

On retrouve Stéphane Moreau aux conseils d’administration de Socofe et de Pu­b­ligaz. Soit dans des positions influentes quant aux choix énergétiques de Fluxys. Socofe a d’ailleurs longtemps accueilli certains « grands noms » de l’affaire Publifin, à l’instar d’André Gilles. Ce dernier, ancien président du conseil d’administration de Socofe, touchait encore, en 2018, des sommes rondelettes : 23 787 euros au premier semestre de l’année pour sept réunions de la Socofe. Son remplaçant, Julien Compère, aura touché moitié moins… – décret « gouvernance » oblige. Quant à Claude Grégoire, le directeur de la holding, il a touché, en 2018, 205 612 euros brut auxquels s’ajoute une indemnité de 83 528 euros pour sa fonction d’administrateur délégué.

C’est donc bien Nethys qui domine la présence wallonne au sein de Fluxys. Nethys, elle aussi société de droit privé, est détenue par Publipart, elle-même chapeautée par Enodia (ex-Publifin), dont les actionnaires sont la Province de Liège et des communes. Autant dire qu’entre Fluxys et, par exemple, la Province de Liège, le nombre d’étages est assez important. « Et à chaque étage il faut rémunérer ces structures et leurs mandataires, c’est assez malsain », nous glisse un spécialiste du secteur de l’énergie.

Où est l’argent ?

Que deviennent les bénéfices générés par Fluxys ? Car le gaz, c’est la poule aux œufs d’or. Suivons l’argent. En 2018, Fluxys a distribué près de 139 millions d’euros à ses actionnaires. Publigaz en a reçu un peu plus de 105 millions et en a distribué 101,42 millions, dont environ 22,5 à Socofe.

Cet argent s’intègre au résultat global de l’entreprise, active sur de nombreux fronts énergétiques, dont l’éolien offshore. Le conseil d’administration décide ensuite quelle part des bénéfices sera allouée aux dividendes et quelle part sera réinvestie.

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Aurélien Débat. CC BY-NC-ND

Toujours en 2018, Socofe a distribué 16,5 millions de dividendes à ses actionnaires, sur un bénéfice de 39 millions. Une petite partie de ces dividendes va directement aux intercommunales pures de financement au prorata de leurs parts dans Socofe. Une autre partie (environ 56 %) s’engouffre dans Nethys et NEB Participations. Sauf qu’en 2018, Nethys n’a rien distribué à Publipart, propriété d’Enodia. Donc rien pour la Province de Liège. Rien pour les communes. Nada. Pas un kopeck. Comme l’explique Cédric Halin (cdH), l’ex-administrateur de Publifin par qui le scandale du même nom a été révélé, « le problème c’est le nombre de structures qui séparent Enodia des structures de participation (comme Socofe ou Publigaz, NDLR). Dans tout ça, Socofe, c’est une filiale de filiale. Un peu une coquille vide dont le boulot est uniquement de gérer des participations. Pour moi, c’est très nébuleux ».

Pierre-Olivier de Broux, professeur de droit public à l’université Saint-Louis et spécialiste des intercommunales, rappelle que « l’essentiel en droit des sociétés, c’est que les actionnaires puissent être informés de manière transparente et orienter la redistribution des dividendes ». Avec un Nethys en roue libre entre la Socofe et Enodia (les mandataires publics), la tâche est parfois ardue. « Concernant la Socofe, rappelle Pierre-Olivier de Broux, il y a un obstacle matériel, c’est que, par le passé, les informations ne remontaient pas à Enodia. Nethys décidait tout par elle-même. Il faut dire qu’à l’époque les mandataires de Publifin ne s’informaient pas beaucoup non plus. » Sauf qu’au niveau local, pas mal d’élus communaux ne captent rien aux enchevêtrements d’entreprises. « Le lien avec Fluxys semble tellement indirect, vu tous les niveaux de pouvoir qui rendent les choses illisibles », résume Julien Vandeburie, représentant d’Écolo au sein d’Enodia. Et d’ajouter : « Qui a vraiment la tutelle sur la Socofe ? Est-ce que les communes savent qui les représente au conseil d’administration de Publigaz ? Elles ne savent même pas ce qu’est Socofe. Il y a un manque de transparence du système, alors qu’on parle d’orientations très importantes, qui concernent le climat, la géopolitique. »

Les communes créent donc des structures qui créent des structures qui créent des structures… Et dans cet écheveau complexe d’entités et de participations, censées faire prospérer l’ensemble, des individus se glissent à tous les échelons. On pense à Josly Piette (cdH), présent au CA de Fluxys, de Publigaz, de Socofe et, jadis, de Publifin. Et surtout à Claude Grégoire (PS), administrateur délégué de Socofe, « créature politique à qui l’on donne presque tous les pouvoirs », lâche un spécialiste du secteur énergétique. Car Claude Grégoire occupe des places influentes, dont celle de dirigeant du comité stratégique de Fluxys. Pour Hadelin de Beer, « ces représentants pensent que l’intérêt des communes, c’est d’avoir le plus de dividendes possible, qui permettent de réduire les impôts sur les citoyens. Il existe une pression des dividendes qui se répercute chez Fluxys et sa politique d’investissements ».

À deux mille kilomètres de là, Marco Poti, le maire de Melendugno, espère encore déjouer les plans de Fluxys et du consortium propriétaire du TAP. Avant de vaquer à ses occupations, il s’interroge. « Mais pourquoi Daniel Termont (ancien bourgmestre de Gand) n’a-t-il jamais répondu à ma lettre ? », lâche-t-il en tournant les talons.

Enquête réalisée avec le soutien du Fonds pour le journalisme

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