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Karel Anthonissen : Le dernier emmerdeur

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Charles Burns. Tous droits réservés.

« Chien fou », « Robin des Bois » ou « Turbulent Don Quichotte »… la presse n’a jamais manqué de qualificatifs pour décrire Karel Anthonissen, le très médiatique directeur régional gantois de l’Inspection spéciale des impôts (ISI), organe chargé de « combattre la fraude fiscale grave et organisée ». L’homme, il faut dire, n’a pas sa langue en poche : il n’hésite pas à dézinguer publiquement les ministres des Finances à coups de tweets incendiaires. Il milite aussi sans relâche pour la récupération de l’argent planqué dans les paradis fiscaux.

Ses croisades lui ont valu des ennuis : blâmes, suspension, perquisitions. Des sanctions logiques à l’encontre d’un fonctionnaire incontrôlable ? Lui y voit des collusions, au plus haut niveau de l’État, pour protéger les puissants. « Quand on en arrive aux dossiers importants, on voit presque toujours des pressions s’exercer quelque part », dit-il. Complotisme ? Karel Anthonissen avance des éléments troublants.

Aujourd’hui, l’homme est le dernier « directeur régional » en poste à l’ISI. La fonction, jugée trop indépendante, a été rayée des textes de loi, et tous les autres directeurs régionaux ont entre-temps plié bagage. Karel Anthonissen s’accroche à la fonction. Même la proximité de la pension ne semble pas arrêter le sémillant sexagénaire, qui compte bien jouer jusqu’au bout son rôle d’empêcheur de frauder en rond – d’emmerdeur professionnel, diront ses détracteurs. Le secret de cette persévérance ? « Je m’amuse bien. »

Quand on est enfant, on ne rêve pas de devenir contrôleur des impôts. Comment ça vous est venu ?

Je rêvais de devenir journaliste ou politicien. Après mes études de sciences économiques, j’ai participé à deux examens, en 1977 : un test à la BRT (l’ancêtre de la VRT, NDLR) pour le métier de journaliste et un autre aux contributions. C’est là que j’ai été pris en premier. Et cela fait maintenant quarante ans que je suis aux contributions. Mais le métier de journaliste et le métier de contrôleur sont assez proches : nous cherchons la vérité. Pour le moment, les journalistes nous devancent. Prenez les Panama Leaks. Ils travaillent mieux que le fisc.

Quand vous avez entamé votre carrière au fisc, ne pas payer ses impôts était un sport national… Aujourd’hui, observez-vous un changement ?

C’est une question à double tranchant. Pendant les années 1970, j’avais l’impression que tout le monde payait ses impôts. Peut-être pas tout ce qui était dû, mais tout le monde payait. En 1999, la pression fiscale était mieux distribuée entre toutes les catégories de revenus, entre les riches et les pauvres. Au cours de la période où Didier Reynders (MR) a été ministre des Finances, de 1999 à 2011, la pression fiscale est restée stable, à 46 %, mais la distribution de ces 46 % s’est dégradée. Après douze années de Reynders, il y avait beaucoup plus d’exemptions, comme les intérêts notionnels (qui permettent aux entreprises de déduire des sommes très importantes de leur déclaration d’impôts, NDLR). En 2012, il y avait davantage de Belges qui payaient beaucoup plus, mais il y avait aussi davantage de Belges qui ne payaient plus rien, ou presque rien.

Vous n’avez pas votre langue dans votre poche. Avez-vous toujours été aussi cash ?

Non, au contraire. Ce qui m’est arrivé, ici, en tant que directeur régional, est plutôt involontaire. J’avais simplement l’intention d’accomplir un travail sérieux, concernant des contribuables importants, et j’ai constaté qu’il y avait un intérêt de la presse. Mais c’est surtout à notre ancien commissaire européen, Karel De Gucht (Open VLD), que je dois ma notoriété (sur leur affrontement, voir l’encadré ci-après). Je ne sais pas si je dois l’en remercier ou lui en faire le reproche. Après cette affaire, j’ai décidé de participer au débat public sans violer le secret professionnel. En tant que fonctionnaire, je bénéficie de la liberté d’expression. J’ai le droit d’écrire des articles dans des revues professionnelles. Ensuite, toutes les sessions des tribunaux en Belgique sont des réunions publiques. Je m’y exprime donc publiquement. Je suis aussi invité quelquefois dans des commissions parlementaires. Là aussi, on peut rendre publiques des informations.

Mais, en fait, vous aimez être sous les projecteurs, non ?

On me reproche de chercher la lumière des projecteurs, mais ce n’est pas le cas. Il n’est quand même pas défendu d’aimer ce qu’on fait ? J’estime qu’il est nécessaire de corriger la communication unilatérale des spécialistes de l’impôt, souvent dirigée contre le fisc.

Très tôt dans votre carrière, vous vous engagez en politique…

J’ai été bénévole à Agalev, l’ancêtre du parti écolo flamand Groen. À partir de 1984, j’ai passé beaucoup de temps à élaborer le programme du parti. On a synthétisé les pensées de socialistes, libéraux, anarchistes…

Anarchistes aussi ?

Il y a deux sortes d’anarchistes, que l’on rencontre depuis le XIXe siècle. Il y en a, plutôt à gauche, qui disent que la propriété, c’est le vol, et d’autres, plutôt à droite, pour qui l’impôt, c’est le vol. C’est difficile de mettre les anarchistes d’accord. À Agalev, on proposait un taux unique d’impôt sur le revenu (« flat tax »). Pas un taux de 15 %-20 % comme dans certains pays de l’Est aujourd’hui, mais de 50 %, parce qu’on voulait que la protection sociale soit payée. En contrepartie, on avançait l’allocation universelle, dont le niveau suscitait des débats en interne.

Après vos années chez les verts, vous avez fait un passage du côté des démocrates-chrétiens. Pas vraiment le même genre…

Pendant un an, je suis allé au CVP, en effet. C’était en 1997. Mais j’ai assez vite remarqué que tout le monde était là pour son ambition personnelle : devenir ministre, bourgmestre, fonctionnaire ou magistrat. J’ai aussi été dérangé par les abus de pouvoir, notamment dans le dossier Boelwerf, une grande société navale flamande qui bénéficiait d’un financement public totalement illégal. On falsifiait tout ce qui était possible : les plans, les dossiers de subsides. J’ai communiqué à la justice les informations en ma possession, mais le parquet de Termonde s’est assis dessus. Après dix ans, les faits étaient prescrits. Au niveau politique aussi, le dossier a été étouffé.

Ce sont des accusations assez graves…

Le délit, dans ce système, ce n’était pas la fraude fiscale, mais l’abus de pouvoir. Et, de plus en plus, j’ai constaté que ce n’est pas une exception, que des lobbies interviennent dans des dossiers fiscaux, contre la loi. Au regard du Code pénal, cela constitue un abus de pouvoir. Tous les partis traditionnels étaient liés. Jean-Luc Dehaene (CD&V), Herman De Croo (Open VLD), Michel Dardenne (PS), Elio Di Rupo (PS), je suis sûr qu’ils savaient ce qui se passait. On se trouve donc face à un système d’abus de pouvoir, organisé par mes propres chefs, disons le pouvoir exécutif, contre les lois qui ont été votées par le pouvoir législatif. En tant que fonctionnaire, on doit être loyal au Roi et aux lois du peuple belge. Je ne suis pas subordonné directement à ma hiérarchie. Quand je remarque un conflit de loyauté entre mes chefs et la loi, je veux être loyal aux lois, et pas à ceux qui abusent de leur pouvoir.

C’est un fil rouge dans votre carrière, l’irrespect de vos chefs. On l’a vu dans l’affaire De Gucht.

Quand Karel De Gucht a contesté la taxation que nous lui avions imposée, j’ai vécu une intervention de la hiérarchie de Bruxelles. On a essayé de m’obliger à prendre une décision très favorable à M. De Gucht. Je suis peut-être un peu fou, mais j’ai refusé. J’ai confirmé la taxation.

« On », c’est qui ?

À l’époque, c’était le gouvernement Di Rupo. Steven Vanackere (CD&V) était aux Finances, Hans D’Hondt (CD&V) était président du SPF Finances. À quel niveau la décision a été prise, je ne le sais pas. Mais, en tout cas, la Belgique avait décidé de ne pas embêter son commissaire européen.

Cela vous a-t-il valu des ennuis personnels dans votre carrière ?

Après cela, on a entamé une procédure disciplinaire contre moi. On me reprochait, en fait, pas moins de cinq fautes, dont des interviews et prises de position publiques. Mais aussi le fait d’avoir refusé de suivre l’instruction de ma hiérarchie dans l’affaire De Gucht. Or, cette instruction était illégale, à mon avis, et constituait un abus de pouvoir. C’est le directeur régional qui était compétent pour décider, pas le Premier ministre ou quiconque d’autre. Mais j’ai donc reçu un blâme. Cela a été de pair avec la volonté de Hans D’Hondt, le patron de l’administration fiscale, de remplacer les directeurs régionaux de l’ISI, qui avaient selon lui trop d’autonomie, par des « conseillers généraux ». Depuis 2009, il n’y a plus eu de nomination de directeur régional. Je suis le dernier des Mohicans. Cette gestion générale est allée de pair avec les attaques personnelles contre moi.

Vous estimez avoir été victime d’un abus de pouvoir commis par l’appareil d’État ?

Je tiens à dire que 99 % des décisions administratives des directeurs régionaux, des juges de paix, juges de police, juges de première instance sont indépendantes et correctes. Mais quand on en arrive aux dossiers importants, on voit presque toujours des pressions s’exercer quelque part. Je l’ai constaté personnellement.

Vous dites que l’appareil d’État se met au service des puissants ?

Oui, je parle de « kabinettenlobby » (lobby des cabinets) ou j’utilise les termes américains de « Deep State ». Au niveau des chefs de cabinet des ministres, il y a un circuit, un entre-soi, un « on se connaît », des relations étroites avec le secteur des diamants, le secteur bancaire, le secteur des capitaux internationaux, le secteur des Big Four (les quatre plus grands groupes d’audit financier du monde, NDLR). Face à cela, les décisions des inspecteurs locaux et des directeurs régionaux du fisc ne valent rien. Il y a trois pouvoirs (législatif, exécutif et judiciaire). Moi, ma loyauté se situe dans la législation, parce qu’elle est issue d’un débat public. Les citoyens, les journalistes, tout le monde peut suivre le Parlement. Par contre, ce qui se passe dans les cabinets et ce qui se passe dans les tribunaux, où les nominations sont politiques, cela, on ne le sait pas.

Le « Deep State », c’est une notion qui est véhiculée aux États-Unis par le courant de droite populiste, anti-impôts, à l’origine de l’élection de Donald Trump. N’est-ce pas paradoxal pour un contrôleur fiscal de se revendiquer de cette idée ?

Depuis longtemps, en Amérique, on parle du pouvoir secret des services secrets. Je pensais que l’idée d’un État dans l’État était plutôt une hypothèse de gauche.

Cet État dans l’État vous a-t-il empêché de faire votre travail ?

En 2011, on commençait à constater que la directive européenne sur l’épargne, censée remédier à l’évasion fiscale, était contournée par les banques. Avec Peter Van Calster (le médiatique ancien procureur du Roi d’Anvers, NDLR), nous avions l’intention de nous attaquer à certaines dérives du secteur financier. Lui à Anvers, moi à Gand. On avait toute la Flandre. Moi, j’allais commencer par la banque Optima, qui vendait des assurances-vie pour cacher l’argent noir au Luxembourg. Lui, il avait le dossier de HSBC, avec des informations sur des comptes d’argent noir en Suisse. Ce n’étaient que de petits joueurs sur le marché financier belge. Mais quand on aurait réussi, on irait chercher les grands joueurs, comme Dexia et Fortis, pensait-on. Et là, on nous en a empêchés.

Qui ? Comment ?

Dans le dossier Omega Diamonds (visant une fraude gigantesque dans le secteur diamantaire anversois, NDLR), Peter Van Calster avait refusé la transaction pénale (paiement d’une amende majorée pour éviter le procès) de 150 millions d’euros proposée par les avocats de la société diamantaire. C’était en 2011, au moment où les premières transactions étaient conclues à Bruxelles (en faveur de Patokh Chodiev) et à Turnhout (en faveur de la Société générale). Lors d’une réunion, l’avocat d’Omega Diamonds s’est écrié : « Avec vous, on ne peut pas négocier, nous voulons un autre procureur. » Quelques semaines plus tard, nous sommes tout au début de 2012, le procureur général d’Anvers, Yves Liégeois, fait une perquisition dans les bureaux de Peter Van Calster, pendant que celui-ci est en vacances. La presse flamande a écrit que c’était le début de la guerre diamantaire entre Van Calster et Liégeois, mais, en fait, c’était plus que ça. Il ne s’agissait pas seulement de la protection des privilèges du secteur diamantaire, il s’agissait aussi du dossier HSBC et de la protection des grands comptes en Suisse et au Luxembourg. Avec cette perquisition, le procureur général a emmené les deux dossiers, Omega et HSBC.

Où sont-ils, ces dossiers ?

Sur Omega Diamonds, une transaction pénale a finalement bien été conclue un an plus tard, après la désignation d’un nouveau procureur. Le dossier HSBC, après beaucoup de discussions, a été transmis à Bruxelles chez le juge d’instruction Michel Claise. C’était il y a cinq ans déjà. Malgré cette obstruction, Peter Van Calster et moi avons essayé de poursuivre nos actions. Mais il y a quelques années, Peter a reçu des informations discrètes, d’après lesquelles nous faisions l’objet d’écoutes téléphoniques. Nous avons formellement demandé ce qui se passait à nos hiérarchies respectives et nous avons tous deux reçu des dénégations officielles. Peter a alors soupçonné l’existence d’écoutes illégales, et il a essayé d’obtenir des informations directement auprès de Proximus et Telenet. Ces sociétés n’ont pas vraiment répondu, mais lui a fait l’objet d’une procédure disciplinaire pour avoir outrepassé sa fonction. Le tribunal disciplinaire des magistrats lui a infligé la sanction maximale, le licenciement. Cela fait un an. Il est en appel.

Et vous, quelle est votre situation disciplinaire ?

Après mon blâme en 2012, j’ai eu d’autres ennuis pour un tweet dans lequel j’interpellais le nouveau ministre des Finances, Johan Van Overtveldt (N-VA), en pointant l’inaction de ses deux prédécesseurs…

Pourquoi cette provocation ?

Ce n’était pas une provocation. Disons que c’était une alerte au nouveau gouvernement. Van Overtveldt avait encore le bénéfice du doute, tandis que le manque de volonté de ses prédécesseurs à récupérer l’argent noir était avéré. Cela m’a valu une plainte de Koen Geens (le ministre CD&V sortant) et de Hans d’Hondt (le patron du SPF Finances). Le jour où la plainte était déposée, j’ai été suspendu. Comme le dossier était au parquet de Bruxelles, où l’arriéré judiciaire est énorme, j’aurais pu rester suspendu pendant des années. Ce qui m’a sauvé, c’est la sixième réforme de l’État ! Mon dossier a été transmis à l’arrondissement de Hal-Vilvorde, où il a été classé sans suite après seulement six mois.

J’ai repris mes fonctions en 2016. Sauf que, entre-temps, sur proposition de Hans D’Hondt, la législation fiscale avait été modifiée pour supprimer toutes les références à la fonction de directeur régional, jugée trop indépendante. Entre Noël 2016 et Nouvel An 2017 a été votée la dernière loi visant à faire disparaître la fonction. Début janvier de cette année, j’ai reçu une lettre disant : « OK, Anthonissen, vous êtes toujours directeur régional, parce que vous avez été nommé par le Roi, et cet arrêté royal on ne peut pas le changer, mais la fonction de directeur régional n’existe plus. »

C’est un peu kafkaïen…

C’est kafkaïen, mais c’est drôle ! Vous voyez, je suis ici dans mon bureau, alors que mes successeurs, trois conseillers généraux, sont ici à côté, dans des bureaux plus petits (rires).

Que faites-vous de vos journées, à part donner des interviews ?

Ils m’ont donné une mission spéciale. Je dois faire une étude sur la collaboration entre l’inspection sociale et l’inspection fiscale, et pour cela, je peux aller voir dans trois pays voisins. Je pourrais aller à Londres, Paris ou Berlin, mais, en fait, je suis allé à Breda et à Luxembourg. J’ai parlé aussi avec John Crombez (sp.a), qui a été le dernier membre du gouvernement à combiner les deux fonctions. Le nouveau gouvernement a nommé en effet deux secrétaires d’État, l’un pour la fraude sociale, l’autre pour la fraude fiscale. Un gouvernement qui a séparé les deux fonctions et qui m’a mis sur le côté me demande maintenant d’étudier leur coordination…

C’est de l’hypocrisie ?

Absolument. Pour mon chef, cette étude constitue ma seule mission. Mais moi, mon interprétation, c’est que je suis toujours directeur régional. La fonction n’est plus décrite dans la loi, mais chaque interprétation juridique d’un mot doit se baser sur l’usage normal de la langue. Si je vais voir dans le dictionnaire ce que signifie « directeur », je vois que c’est quelqu’un qui gère une entreprise ou une administration. Puisque ce que je dois faire ne se trouve plus dans les lois, je le trouve dans le dictionnaire (rires). Qu’est-ce que cela implique en pratique ? Je vois les gens ici, je les aide, je peux les inspirer.

C’est tonton Anthonissen qui donne de bons conseils ?

Voilà (rires).

Et combien d’années avez-vous avant la pension ?

J’ai 63 ans, il me reste deux années avant la pension. Mais il me reste des possibilités de prolongement jusqu’à 67 ans. Et je m’amuse bien ici. Une autre partie de mon travail, c’est la communication, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur. Dans les commissions parlementaires ou en donnant cette interview. Je me trouve ici en fonction, quand je vous parle. Et j’essaie d’inspirer l’opinion publique à se comporter mieux vis-à-vis des obligations fiscales, surtout les grands pois­sons.

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