Affaire Wesphael. Une guerre des clans ?
Un homme politique, de l’alcool, une chambre à la mer : « C’était du Simenon. » De 2014 à 2016, l’affaire Wesphael s’est étalée dans tous les journaux, oubliant les leçons du fiasco des affaires Dutroux ou d’Outreau. Autopsie d’une couverture journalistique, entre « boucherie médiatique » (Bernard Wesphael) et « indécence » (la sœur de la victime).
Le 6 novembre 2013, un gros titre barre la une des journaux du groupe SudPresse : « C’est un assassinat ! » L’homme ainsi accusé est Bernard Wesphael, alors député wallon, dont l’épouse Véronique Pirotton est décédée six jours plus tôt dans un hôtel à Ostende. D’emblée, deux versions circulent : celle de l’intervention d’un tiers dans le décès, donc de Wesphael, portée par les enquêteurs, et celle du doute sur les causes de la mort. La manchette de une immédiatement visible induit la certitude de l’assassinat alors que les articles en pages 2 et 3 de SudPresse, qu’il faut prendre le temps de lire, expliquent le doute, distinguant les thèses du parquet et des proches de Wesphael.
Ce titre va mettre le monde journalistique en émoi pour un long moment et sera considéré comme déontologiquement fautif par le Conseil de déontologie journalistique (CDJ) en avril 2014. Fin 2016, Bernard Wesphael a d’ailleurs intenté une procédure judiciaire civile en dommages et intérêts contre le média en raison de ce titre et d’un article publié, lui, pendant le procès.
LE SENS DU VENT
À partir du mois d’avril 2014, le traitement médiatique de l’affaire Wesphael devient quasi permanent jusqu’au procès. Un homme politique présenté comme alcoolique, un couple aux vies privées connues à Liège comme mouvementées, un amant, le mystère d’une chambre close… : « C’était du Simenon », explique une journaliste. De quoi fragiliser les leçons tirées des errements médiatiques des affaires Dutroux et d’Outreau. Très vite et à plusieurs reprises, RTL fait connaître des éléments du dossier d’instruction. La journaliste de la chaîne privée en pointe sur ce sujet est Christine Calmeau. Le 22 janvier 2014, elle présente dans le magazine Indices des éléments qu’elle a reçus et qui chargent l’accusé. Dans Le Soir, Marc Metdepenningen en conclut le lendemain que « les causes de la mort de la femme de Bernard Wesphael ne font plus aucun doute ». Deux ans et demi plus tard, le procès contredira cette « certitude journalistique » : son verdict acquittera l’ex-député au bénéfice du doute, notamment en raison du « caractère incomplet des éléments présentés par l’accusation qui ne permettent pas de valider la thèse de l’étouffement ».
Bernard Wesphael a été libéré de préventive en août 2014. Le 22 octobre, Christine Calmeau présente, toujours dans Indices, l’opinion de Philippe Boxho, éminent médecin légiste de Liège qui, sur la base des documents que lui a présentés la journaliste, conclut de manière formelle à l’impossibilité d’un suicide et donc à l’intervention d’un tiers dans le décès de Véronique Pirotton. Il se rétractera et s’en excusera dans SudPresse après, dit-il, avoir découvert de nouveaux éléments au procès. Le 23 octobre, Le Soir publie sur quatre pages de larges extraits du dossier d’instruction. Un fait rare que Marc Metdepenningen explique aujourd’hui : « Nous avons publié l’histoire telle qu’elle était et pas telle que la défense la présentait en choisissant ses pièces. Il y avait une réalité du dossier judiciaire dont il était légitime de présenter les éléments factuels aux lecteurs. » Le même journaliste précisera d’ailleurs le lendemain que le dossier d’instruction n’est pas à charge mais constitue un « travail de haute qualité ».
Peu à peu, cependant, le ton médiatique change au cours de 2014. Les proches de Bernard Wesphael commencent à occuper le terrain, notamment grâce à une contre-expertise médico-légale qu’ils ont fait réaliser. Puis les médias, SudPresse en tête, s’intéressent progressivement à O.D., « l’amant », dont l’ingérence dans le couple Pirotton-Wesphael a joué un grand rôle. Le 18 février 2015, SudPresse décrit sous la plume de Luc Gochel « comment l’amant a manipulé l’enquête », notamment en dissimulant des preuves. Quinze mois plus tard, rebelote avec la publication d’extraits de lettres « explosives » de l’amant écrites à Véronique Pirotton « pour la magnifier ou la pousser… au suicide ».
VIE PRIVÉE, VIE PUBLIQUE
Les références à l’amant dans divers médias ont d’ailleurs été à l’origine de sept des huit plaintes tranchées jusqu’à présent par le CDJ à propos de l’affaire Wesphael. Elles invoquaient l’atteinte à sa vie privée par son identification aux yeux du public. Toutes ont été déclarées non fondées sur ce point. Nombre de confrères interrogés affirment aujourd’hui que c’est selon le seul critère d’intérêt général ou d’utilité pour la compréhension de l’affaire qu’ils décidaient de publier ou pas telle ou telle information. Par exemple, indiquer que Wesphael et Pirotton ont eu deux rapports sexuels le jour du décès pouvait éclairer l’état des relations entre eux. On doute par contre de l’intérêt de détailler les positions utilisées (SudPresse, 23 septembre 2016).
Vient alors le procès, qui s’ouvre à Mons le 15 septembre 2016. La prévention d’assassinat a été ramenée à celle de meurtre. La plupart des médias consacrent à l’affaire un sujet synthétique en rappelant les enjeux. Mais le 14 au soir, RTL diffuse, toujours dans Indices, l’enregistrement d’une conversation téléphonique entre la victime et son amant qui attesterait de la violence dont Bernard Wesphael serait capable. Fureur de la défense, qui signale que ces pièces ne figurent pas dans le dossier judiciaire.
Dès le jury constitué, l’avocat Jean-Philippe Mayence s’adresse à lui pour critiquer fermement le traitement médiatique de l’affaire et, fait rare, il est rejoint par toutes les parties, président de cour et avocat général compris. « C’est classique, commente à la RTBF Benoît Frydman, juriste et philosophe de l’ULB : le temps de la justice n’est pas celui des médias. La présomption d’innocence est une règle de procédure. Elle n’oblige pas la presse et l’opinion publique à considérer la personne comme innocente. »
Sur les bancs de la presse et dans la salle annexe, une certaine agitation règne. Des « comédien » ou « menteur » fusent chez certains journalistes à l’adresse de Wesphael. Leurs soupirs et leurs tweets accusateurs ne laissent aucun doute quant à leur conviction. « Il était difficile de ne pas entendre, se rappelle une consœur présente à Mons. Les tensions étaient parfois palpables, qui dépassaient la concurrence habituelle. » D’autres ont leur idée et l’expriment parfois oralement vers leurs voisins sans la laisser pour autant transparaître dans leur production journalistique. « Une dualité s’était installée, précise Sylvie Chevalier (RTBF), comme s’il fallait se placer d’un côté ou de l’autre. » Pourtant, « dans ce dossier, si on faisait bien son travail de journaliste, on devait douter », affirme aujourd’hui une ex du métier.
DOUTEZ, DOUTEZ ENCORE
Un dernier moment marquant de la couverture médiatique a lieu pendant le procès : le débat dominical du 2 octobre 2016 sur RTL avec notamment les journalistes maison, Christine Calmeau et Emmanuelle Praet. Ce qui frappe surtout, c’est la certitude qui anime la première, là où sa collègue exprime des doutes. Doutes qui, selon Calmeau, résultent du « travail de la défense qui n’arrête pas d’enfumer l’opinion publique », alors que, ajoute-t-elle aujourd’hui, « la partie civile a été exemplaire et plus que correcte ». Nombre de confrères estiment que des journalistes qui couvrent un procès n’ont pas à participer en même temps à un tel débat dont la dynamique conduit à prendre position. « Ce n’était plus du journalisme mais du militantisme », nous dit un chroniqueur judiciaire. « On avait l’impression de se trouver face à l’avocate de la partie civile », ajoute un autre.
Le 6 octobre 2016, Bernard Wesphael est finalement acquitté au bénéfice du doute. La vérité judiciaire est établie. Mais, ajoute Benoît Frydman, « le but d’un tel procès n’est pas de dire s’il a tué ou pas mais bien si l’accusation prouve sans aucun doute raisonnable qu’il l’a fait ». Peut-on alors envisager que des médias établissent une vérité autre que judiciaire ? « Non, poursuit Benoît Frydman. On n’a plus le droit d’apporter la preuve contraire parce que la chose jugée fait autorité », sous peine de procès éventuel en diffamation ou calomnie.
L’histoire n’est cependant pas finie. D’une part, des procédures civiles sont toujours en cours entre les parties. De l’autre, des actions judiciaires ont été lancées par Bernard Wesphael contre des médias et des journalistes : SudPresse et son rédacteur en chef d’une part, Christine Calmeau de l’autre, accusée de parti pris systématique, voire de recel d’un dossier judiciaire. Enfin, l’indignation persiste dans le milieu médiatique quant au caractère jugé partisan de certain(e)s journalistes et de certains choix rédactionnels.
L’affaire Dutroux avait creusé parmi les journalistes un fossé entre les tenants des thèses du grand réseau pédophile et du prédateur isolé. Et cette fois, y a-t-il encore eu des « clans » médiatiques ? Médor a interrogé 24 journalistes concernés par ce procès et la réponse globale est nuancée. Pour plusieurs, il s’agissait plus d’attitudes individuelles que de groupes : le travail de Marc Metdepenningen (Le Soir) et (surtout) celui de Christine Calmeau (RTL) induisaient la culpabilité de Wesphael tandis que celui de Luc Gochel (SudPresse) prenait le parti inverse. La démarche de SudPresse est décrite comme particulière : anti-Wesphael d’abord, pro ensuite. Mais d’autres confrères nuancent : si clans il y avait, ils séparaient plutôt les incertains de ceux pour qui la culpabilité était sûre.
PRENDRE PARTI, MOI ? JAMAIS
C’est la prise publique de parti par certains qui dérange aujourd’hui de nombreux journalistes. Plusieurs parmi eux doutent encore que la vérité judiciaire corresponde à la vérité des faits. Mais « quand on se sent trop proche d’une partie, on se déporte. Cela m’est déjà arrivé », explique, parmi d’autres, Albert Jallet (L’Avenir). Qu’est-ce qui détermine les productions journalistiques ? Christine Calmeau nous a confié que sa conviction n’était animée par aucun parti pris : « Wesphael n’est ni un ami ni un ennemi. C’est ma connaissance du dossier qui me permet d’être aussi affirmative, nous explique aujourd’hui la journaliste. J’avais des informations que les autres n’avaient pas. » Les autres journalistes que nous avons interrogés le contestent.
Dans son livre Assassin (2016), Wesphael affirme que son épouse et la journaliste de RTL entretenaient des liens d’amitié, datant du temps où elles travaillaient ensemble à la télévision locale RTC Liège. Des indices le contredisent. Plusieurs sources nous ont signalé que Véronique Pirotton avait dans son GSM un numéro de téléphone pour « Calmeau », qui n’était plus utilisé depuis plusieurs années. Et, explique la journaliste, « j’ignorais même que Wesphael et elle étaient mariés. À l’annonce du décès, j’ai appelé une consœur pour savoir si c’était bien la Véronique Pirotton que nous connaissions ». Une source directe confirme.
Mais d’autres affinités qu’amicales peuvent jouer un rôle et, s’agissant de questions intimes, elles sont invérifiables. Il arrive que le vécu personnel de journalistes les rende plus sensibles que d’autres à des problématiques comme la violence envers les femmes, le sort des victimes ou l’autorité de la justice. « Sans parler, explique un ancien, des ego parfois surdimensionnés de ceux qui accèdent à des scoops. » D’autres peuvent être animés par des considérations plus mercantiles. Ainsi, concernant SudPresse, plusieurs sources internes nous ont expliqué qu’aux yeux de la rédaction en chef, la thèse à défendre importait moins que la recherche constante d’informations nouvelles pour alimenter un feuilleton « vendeur » : « SudPresse a fait du SudPresse : le rédac chef a foncé tête baissée et sans nuance. Nous avons été leaders au début et il fallait tout faire pour le rester. » Dans un premier temps, les infos allaient dans le sens de la culpabilité de Wesphael. Quand Luc Gochel, à Liège, a obtenu des informations intéressantes et de première main en raison de sa proximité géographique avec les protagonistes de l’affaire, SudPresse les a diffusées sans (trop) se préoccuper de savoir si elles étaient favorables ou non à l’accusé. Même si c’était utile pour éviter trop de conflits avec Wesphael. Contacté, le rédacteur en chef a répondu sèchement n’avoir rien à nous dire.
SOURCES ET CANAUX
La question du sens de l’info est indissociable de celle des sources. Les journalistes ont des réseaux à activer dans les domaines qu’ils couvrent. Dans l’affaire Wesphael, cela n’a pas immédiatement fonctionné, les relations entre médias francophones et justice brugeoise étant faibles. Mais ce défaut a été rapidement corrigé. Comment ? Secret des sources, nous répond-on. Une enquête a d’ailleurs été ouverte à Bruges sur l’origine des fuites mais elle n’a pas pu les retrouver. Les canaux potentiels étaient multiples : magistrats et avocats, relations personnelles au sein de l’appareil policier ou dans les rédactions, parlementaires qui ont dû se prononcer sur l’immunité de Wesphael, activités privées où journalistes et intervenants se retrouvent… L’ex-député et son entourage savaient comment accéder aux médias. La famille Pirotton et son conseil aussi, dans une moindre mesure. Les fuites sont alors la règle, chaque source communiquant ce qui l’arrange. Et une dynamique s’enclenche : plus un(e) journaliste donne écho aux exclusivités d’une partie, plus il/elle lui apparaît fiable et plus on est enclin à passer par son canal pour d’autres fuites. On en joue parfois cyniquement. De plus, diffuser une information un jour qui suscite une réaction le lendemain, cela donne deux épisodes au feuilleton. Aux journalistes, alors, de prendre de la distance avec les motivations des sources… et les leurs. C’est dans ces moments-là que les règles du métier nous reviennent subitement en tête. Comme ce conseil, entendu il y a trente ans d’un prof de journalisme : « Méfie-toi de ce que tu trouves plaisir à écrire. »