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Enquête (CC BY-NC-ND) : Olivier Bailly
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À l’image du… Premier ministre, les communicateurs déguisent leurs messages en infos pré- mâchées à coups d’interviews d’experts, de cas concrets, de dossiers de presse bien ficelés. Ces « infos » sont triées en fonction de l’intérêt de l’organisation qui désire se vendre. Car, comme le souligne une communicatrice, « l’entreprise a la liberté de ne pas tout dire, après tout ! » Danger, voici le prêt-à-publier.
Fin juin 2016, trois médias évoquent le mauvais usage de la pilule du lendemain. Les femmes la considéreraient à tort comme un moyen d’avortement. Qu’est-ce qui justifie ce soudain tir groupé dans l’agenda médiatique ? Un pilule-boom dû à un produit défectueux ? Pas du tout, ces journaux relaient une étude sortie le même mois, annonçant un « état des lieux alarmant de la contraception orale d’urgence en Belgique ». Le texte bénéficie des commentaires d’une experte, la Dre Mireille Merckx. Elle commente l’étude et présente au passage les caractéristiques de produits vendus par HRA. HRA ? Le laboratoire commanditaire de l’étude en question, accessoirement… producteur desdites pilules du lendemain et du surlendemain (disponibles sans ordonnance). Aucun des quotidiens (Le Soir, L’Avenir et La Dernière Heure) couvrant le sujet ne mentionne ce « détail ». Et tous reprennent les propos de l’experte livrés clé sur porte. Son analyse fait bien les affaires du labo en question : un meilleur usage de la pilule promet d’améliorer ses ventes.
Une étude, un médecin-expert, voire un site « informatif », et vlan : la préoccupation de votre entreprise se retrouve dans les journaux… Un phénomène qui « modèle la hiérarchie des sujets couverts médiatiquement (agenda-setting) mais aussi la hiérarchie des sujets traités par les décideurs politiques (agenda-building) », selon Nadège Broustau (ULB), chercheuse au sein du Groupe de recherche sur les mutations du journalisme (GRMJ).
La pratique n’est pas neuve, dit-elle, « mais ce qui a changé depuis 15 ans, c’est l’intégration naturelle des pratiques journalistiques dans les cursus des études en relations publiques et en marketing. L’écriture professionnelle intègre les objectifs et les besoins du journaliste pour fournir du contenu adéquat ». Selon la chercheuse, pour observer ce phénomène, les communicants ont comparé via logiciels leurs communications et le contenu des médias. « Et les reprises par les médias sont en augmentation. […] Avec la nuance que le journaliste conserve une marge de manœuvre dans la contextualisation ou l’argumentation, mais les propos du communicant sont au moins repris en tant que communication de base. »
Ainsi, dans le cas du dossier HRA, Le Soir et L’Avenir nuancent et complètent l’information avec d’autres interventions. Le Soir s’interroge sur le prix de la pilule du surlendemain, bien plus chère que celle du lendemain. La DH, elle, se contente de reproduire le contenu du dossier de presse.
Le rédactionnel prêt-à-publier n’a pas « pour objectif que tout le texte soit repris mais que l’idée principale le soit, explique Laurence Jados, conseillère et formatrice en communication des organisations. Chacun se rend compte que les journalistes sont fort sollicités, pas forcément spécialistes de la matière traitée. Le communiqué ou dossier de presse lui facilite la tâche. La citation évite par exemple d’avoir besoin d’une interview, même si le communicant sera toujours disponible pour développer le propos ».
Dans les médias anglo-saxons, ce phénomène a été consacré en 2008, gagnant même son néologisme : « churnalism », soit du journalisme prémâché.
L’expert « take it easy »
Figure incontournable de ce « churnalism » : l’expert. Caution scientifique, vecteur de crédibilité, il appuie le propos de l’étude commandée. Plus la peine de chercher un contact, il est livré à domicile. Reste pour le lecteur à deviner que l’expert est « embedded » (embarqué) avec le commanditaire de l’étude.
Mi-novembre 2016, Amway publie la septième édition de son étude mondiale sur l’entrepreneuriat. Cette société « leader de la vente directe » est évidemment fan des entrepreneurs et se réjouit qu’ils se reproduisent. Son enthousiasme est appuyé par une caution universitaire locale : Bernard Surlemont, professeur d’entrepreneuriat à la Haute École de commerce de Liège et par ailleurs « conseiller académique » du rapport d’Amway. Celui-ci commente « le résultat le plus impressionnant » de l’étude (le travail des seniors) et pose des analyses relatives aux différentes réformes du gouvernement Michel ou aux récentes modifications de la législation belge « en faveur des indépendants ». Les citations viennent directement de la société Amway. C’est grave, Docteur ? Si chacun est clairement identifié (et que les sources sont diversifiées), non. L’entreprise veut convaincre, le journaliste doit informer. L’agence de presse Belga indique d’ailleurs dans sa dépêche que l’expert liégeois Bernard Surlemont est « cité dans un communiqué », cela afin d’identifier dans quelle position il intervient. Cette précision disparaîtra sur le site de La Libre Belgique. Le journaliste a recontacté M. Surlemont et mélangé de (très) brefs propos récoltés avec les citations du communiqué. Tout comme pour la docteure Merckx avec les labos HRA : impossible à la lecture du papier de comprendre que l’expert est en lien avec l’entreprise concernée par le sujet.
La RTBF et L’Écho reprendront aussi la dépêche Belga sur leur site. Selon Nadège Broustau, « les agences de presse sont une porte d’entrée parmi les plus valorisées, les plus recherchées. C’est dû au fait qu’elles ont la capacité à amplifier une information. Elles représentent aussi un gain de temps et apportent une crédibilité à la communication. Quand on sait que, sur la manne d’informations qui parvient aux journalistes, seul un quart est sélectionné sur la base notamment de la légitimité de la source, on comprend qu’il est essentiel d’être repris par une agence de presse ».
Cette porte d’entrée n’est pas toujours bien verrouillée aux communicants. « Nous reprenons souvent les citations telles quelles, par manque de temps, explique un journaliste de l’agence Belga qui préfère garder l’anonymat. Au “desk”, sur une plage de travail de huit heures, nous devons traiter entre 20 et 30 communiqués. Nous les réécrivons, et ce travail prémâché nous permet de donner plus vite l’information. Il y en a un tel flot qu’il est difficile de faire autrement. On doit nourrir le fil et, la plupart du temps, ils sont bien foutus. Ce qui a changé, ce n’est pas tant ces citations intégrées que leur volume. Par jour (7 h-20 h), nous recevons environ 200 communiqués par secteur (sports, économie, politique,…). Sur l’ensemble, nous en publions une petite vingtaine. On est noyés. »
Les médias en ligne, vu leur envie d’immédiateté, sont les plus exposés à la reprise de la dépêche. Fin novembre, Belga reprenait de nuit une info de Sudpresse. La première ligne de la dépêche : « Depuis 23 ans, le taux de chômage a été divisé en deux, passant de 10,7 % en 1983 à 5,2 % en 2015. » De 1983 à 2015, c’est 32, et non 23 ans qui se sont écoulés. RTL, RTBF, La Libre, Le Soir, Le Vif, L’Écho reproduisirent l’erreur. Qui a lu l’article ?
« Les dépêches de Belga (d’AFP et d’autres) nous permettent de proposer un flux continu et automatique d’infos, précise Dorian de Meeûs, rédacteur en chef de La Libre.be. Il est impossible que ces dépêches soient toutes relues. On fait très attention aux dépêches dites sensibles pour lesquelles on va avoir une relecture très particulière. » Pour se préserver d’une infiltration de la com dans l’écriture journalistique, la rédaction de La Libre.be propose un accompagnement, une formation des jeunes journalistes par les anciens et surtout organise le travail en équipe avec les responsables de service, les spécialistes des matières traitées.
Pour Cédric Petit, responsable d’édition au journal numérique Le Soir+, « on ne va pas se mentir. Il y a des dépêches Belga qui passent telles quelles, parce qu’on ne va pas non plus demander en permanence aux journalistes spécialistes du Soir de valider des dépêches ». Mais il avance une piste pour garantir la qualité des informations relayées : porter une vision éditoriale très précise pour le site. « Nous nous concentrons sur nos priorités d’actu principale. Nous ne sommes plus dans l’excitation d’il y a dix ans où la rapidité de diffusion d’une dépêche était le premier critère, au point qu’il est arrivé que le temps que nous mettions pour publier une info par rapport aux concurrents soit chronométré. Paradoxalement, le souci actuel est surtout de… freiner les jeunes éditeurs du Soir.be et plus encore pour le Soir+. Ils ont tendance à penser à alimenter en permanence le site, s’inquiètent si on garde une demi-heure la même manchette. Mais si cette info est la principale, bien anglée, elle est préférable à la dernière dépêche tombée. C’est encore un défaut de perception de l’édition qui existe dans les rédactions : vouloir assurer un flux plutôt que construire une information suivie avec les priorités choisies par le titre. » Du coup, « par rapport aux communications préformatées, on a davantage de filtres qu’hier parce qu’on est sorti de la logique de flux continu, parce que l’édition web n’est plus toute-puissante, dans un bocal isolé, comme il y a dix ans. Le dépositaire de l’information est le journaliste, pas l’éditeur web. Celui-ci édite l’info qui vient de la rédaction. Il devient un spécialiste dans la qualité, la connaissance des supports ».
Du « off » sur mesure
Pour Nadège Broustau, les secteurs pharmaceutique et environnemental, l’aménagement du territoire, la santé seraient particulièrement touchés par le « churnalism ». Dans ce jeu de petites phrases bien placées et de luttes pour occuper l’espace médiatique, le secteur politique n’est pas épargné.
Décembre 2014. Le gouvernement Michel vient d’être mis en place. Il présente sa loi-programme. Gros paquet de réformes sur les pensions, l’index et le remboursement des soins de santé. Du lourd. Il s’agit de la concrétisation de l’accord de gouvernement, portant sur cinq années. Les débats sont – forcément – rudes et les analystes livrent chacun leur version. La matière étant complexe, le PS préfère la force de l’exemple et publie le 9 décembre des cas d’impact de la loi-programme sur Robert l’agriculteur ou Christine l’enseignante.
Le vote de la loi est prévu pour le vendredi 19 décembre. La veille, la DH annonce « les vrais chiffres de la réforme Michel Ier ! » Le quotidien ouvre sa double page sur une brève intro : « Les mesures phares du gouvernement sont décortiquées. La DH vous présente les cas généraux, notre estimation n’est pas aussi dure que ce que clament certains. » L’estimation est d’autant moins « dure » que la base du papier provient directement du cabinet du Premier ministre Charles Michel. Le 15 décembre 2014, son porte-parole Frédéric Cauderlier envoie au rédacteur en chef de l’époque, Ralph Vankrinkelveldt, un mail avec l’analyse de la réforme et des exemples clé sur porte de deux travailleurs, avec profession, ancienneté et prénom. Bienvenue dans le monde de la com à François, 39 ans, couvreur depuis l’âge de 17 ans, et Mieke, 53 ans, infirmière. Du prêt-à-publier parfait.
Cauderlier insiste pour rester dans l’ombre : « Je compte sur toi pour garder ces documents confidentiels. Ce sont des documents de travail internes. Tous les chiffres sont publiables. » Grand seigneur, le porte-parole retrouve ses réflexes de journaliste (chez RTL-TVI) et prépare l’intro du dossier pour la DH : « Je te propose de la jouer : “La DH a analysé l’accord de gouvernement et analysé la loi-programme. Voici les vrais chiffres qui concernent votre pension, l’index et les visites chez les spécialistes.” »
Ce produit fini aurait été livré à la demande même du journal bruxellois. Mathieu Ladevèze, aujourd’hui rédacteur en chef adjoint et en copie des mails évoqués, tente de se rappeler : « Si ma mémoire est bonne, l’initiative vient du fait que le PS était en campagne sur des cas concrets. À l’époque, on a alors comparé et demandé des chiffres à des experts, censés avoir les bons chiffres. On s’est donc replié sur la source : le gouvernement. » Mais pourquoi ne pas avoir sollicité des experts indépendants ? Pas de réponse.
Frédéric Cauderlier, lui, pousse la générosité à offrir des spécialistes pour des explications, mais « ils demandent juste à bien pouvoir parler en off et ne pas apparaître dans l’article ». Et pour cause : les trois experts proposés – Jean-Noël Godin, Serge Rompteau, Michel Peters – sont tous conseillers ou proches du cabinet Michel.
Un pigiste très nerveux
La veille de la publication, le journaliste qui hérite du dossier s’appelle Julien Crepin. Après avoir été étudiant au sein de la rédaction, ce frais émoulu diplômé pige pour la DH depuis… un mois quand il reçoit en fin de matinée ces chiffres à reproduire pour le lendemain. Ses spécialités ? Plutôt l’agriculture et l’environnement. Il doit plonger dans l’emploi, les pensions et les remboursements de soins de santé. Tranquille. « Je suis payé au papier. La liste des pigistes est longue derrière moi et, si je ne le fais pas, je me dis qu’ils vont prendre quelqu’un autre. » Le rédacteur en chef ne le pousse pas particulièrement à creuser l’affaire. « Mais il ne m’en empêche pas non plus », explique Julien Crepin. Ouf. Heureusement, celui-ci n’avait pas de rendez-vous ce soir-là. Jusqu’à 23 heures, il tente de démêler le vrai du faux avec un expert indépendant. « J’étais très nerveux. J’ai tout revérifié mais je n’avais pas le temps d’aller dans le détail. » Faute de temps, il n’appelle ni les syndicats ni l’opposition.
Le lendemain, malgré la technicité du dossier, Julien Crepin réussit à proposer de nouveaux cas concrets, mais la double page reprend aussi des passages absolument identiques, mot pour mot, au mail de Cauderlier. La DH pointe notamment le fait que l’âge de la retraite n’a pas reculé en Belgique depuis 1925 ou que l’âge moyen de départ à la retraite est de 59 ans, soit le plus bas des pays industrialisés de l’OCDE, où la moyenne est de 62 ans. Ces faits donnent un biais de lecture à la suite. Les deux « cas concrets » sont repris de manière identique. À aucun moment, la DH ne fait référence à sa source.
Pratique courante, cette livraison de contenu par le monde politique ? Ralph Vankrinkelveldt, qui est resté cinq ans à la tête de la DH, n’a pas souhaité répondre aux questions de Médor. Le rédacteur en chef actuel, Jean-Marc Gheraille, (r)assure : ces pratiques de livraison n’ont jamais eu cours sous sa direction. Frédéric Cauderlier n’a pas donné suite à nos demandes d’explications. Arrivé à son poste de porte-parole en mars 2011, il déclarait un an plus tard : « Je crois que c’est important qu’un porte-parole soit un ancien journaliste. Car il comprend mieux qu’un autre les besoins des journalistes. » De là à confondre les
rôles…