Borderline
Une frontière un peu limite
Arrêtée en 1962, la frontière linguistique belge épouse plus ou moins – et officialise – la démarcation entre zones romane et germanique. Mais la réalité n’est jamais aussi tranchée qu’un tracé sur une carte.
1921. Âpres débats au Parlement. Côté flamand, on entend faire prévaloir le néerlandais sur le français parlé par la bourgeoisie et l’aristocratie. Il doit devenir la seule langue administrative et d’enseignement au nord du pays. En Wallonie, où le français a écrasé les dialectes, on refuse d’accueillir l’idiome des Flamands ayant migré vers les bassins industriels. La loi Van Cauwelaert instaure alors deux régions unilingues. Et Bruxelles, bilingue.
Mais il y a aussi le contour de Bruxelles : ces campagnes flamandes qui se francisent. Puis ces 60 « communes égarées » dont la langue n’est pas celle de leur province. Et celles où les gens ne savent pas pour quelle langue abandonner leur dialecte. Solution ? Des recensements linguistiques.
Leur fiabilité est toutefois douteuse. Certains résultats étonnent. On évoque même des pressions pour fausser les données. À ce sujet, le politologue Stéphane Rillaerts1 tempère et évoque d’autres facteurs (migrations, mariages, influence des villes, etc.). N’empêche, la situation est explosive. « Une commune pouvait changer de langue tous les dix ans !, explique-t-il. Comment dire à des fonctionnaires que les documents qu’ils ont toujours utilisés ne sont plus valables ? La vision francophone se base sur une idée de liberté du citoyen. En cela, elle manque une dimension importante de la vision flamande : dans un État moderne, une administration performante, avec une multiplicité de services, a besoin de continuité, de cohérence. »
En 1962 et 1963, les lois Gilson veulent en finir avec ces recensements volatils et figer la frontière une fois pour toutes. « Le problème est qu’il n’y a eu aucun principe partagé, aucun systématisme dans la découpe des communes ou le comptage des minorités », souligne Rillaerts. Les « facilités » ne sont pas un terme légal : les dispositions accordant des droits aux « minorités linguistiques » varient d’une commune à l’autre. « Côté francophone, on n’a pas compris l’importance ou le caractère définitif de la frontière. Et encore moins ses conséquences dans la future régionalisation. Côté flamand, on a refusé des réalités sociologiques, comme la francisation de la périphérie bruxelloise. »
Des bricolages stabilisés
Plus de 50 ans et trois chutes de gouvernement plus tard, francophones et néerlandophones vivent dans des aires culturelles et administratives de plus en plus distinctes. Les bricolages d’hier autour de la frontière linguistique mènent encore parfois à de fortes tensions politiques (BHV, bourgmestres non nommés). Mais la situation générale n’est-elle pas stabilisée ? Qui se souvient d’un Enghien néerlandophone ? Landen manque-t-il à la Province de Liège ? Depuis l’époque où Manu Bonmariage a filmé La Troisième Guerre mondiale (2002) à Fourons, le calme semble revenu. Les écoles francophones y sont financées par la Flandre, tout comme celles de la périphérie bruxelloise. Trente-cinq ans après son ouverture sous les injures et lancers d’excréments, la seule école flamande de Wallonie, de Taalkoffer à Comines, n’est, elle, toujours pas reconnue par l’autorité francophone. « Nous n’attendons plus ce soutien. La Flandre nous subventionne et ici on nous tolère. C’est bien ainsi », déclare son directeur. Le public ? 80 % de francophones voulant devenir bilingues. Toute frontière a ses limites.
- Stéphane Rillaerts « La frontière linguistique belge 1878-1963 », Crisp, 2010.