18min

Sur la piste du Bison

dumping-social-liege
Quentin Duckit. Tous droits réservés.

Les rois du béton ont enfourché une monture bizarre. De grandes firmes belges ont misé sur le « Gruppo Bison » pour arracher les derniers beaux marchés de la construction : le grand hôpital de Liège ou la Rive Gauche de Charleroi, qui se dressent en ce moment. La manœuvre ? Du dumping social intensif à la sauce italienne, via l’embauche de travailleurs indiens, égyptiens ou kosovars exportés à très bas coût. Tout le secteur de la construction paraît contaminé par le virus du low cost, la grande faucheuse d’emplois… Enquête sur chantiers, les pieds dans la gadoue.

Un jeudi de routine à Charleroi, sous les frimas d’un printemps qui ressemble à l’automne. Quelques ouvriers basanés se sont donné rendez-vous au pied d’une grue. Sur le boulevard Tirou, où se dessinent les fondations du grand projet immobilier « Rive Gauche ». Une ville dans la ville. Dès 2017, c’est la promesse d’un shopping au chaud dans « le » nouveau temple du commerce, censé compenser la fuite des marques vers la périphérie. Au petit matin, les sept hommes au visage fermé n’ont aucune envie de se téléporter dans le temps. Ils sont venus d’Égypte pour trimer, via l’Italie. Pas pour rêver aux beaux magasins. Pour ça, il leur faudrait des papiers en ordre, un vrai contrat, la perspective d’enchaîner les jobs. Or, là, ils constatent qu’ils ont bossé gratos. Leurs poches sont vides.

Dès lors, ils pètent un câble et bouscu­lent les plans. La veille, l’un d’eux a téléphoné au délégué syndical Abdel Abid. Un métallo tunisien qui a fondé une famille en Belgique, il y a quinze ans. « Alnnajda ! » Au secours… Les mecs semblent à bout. Ils crient qu’ils vont escalader une grue pour exprimer leur désespoir. Ils ont été enrôlés par un entrepreneur italien au nom bizarre (Bison) qui leur a promis la lune sur des chantiers belges. Fichue embrouille. Les Égyptiens ne sont plus payés depuis six mois et ils logent dans des conditions miteuses.

Abdel-le-métallo connaît les gaillards depuis un bout de temps. Il parle l’arabe comme eux. Il ne trouve rien d’autre à leur proposer. Il en avertit son syndicat, la FGTB. Au petit matin du 14 avril dernier, ces silhouettes se cramponnent donc à la grue sans emprunter l’ascenseur. Elles se trouvent rapidement à 30 mètres du sol, et les premiers badauds les pointent du doigt. Avec de bons yeux, ils pourraient apercevoir le « gorille ». C’est ainsi qu’Abdel surnomme l’un des rebelles. Du jamais-vu, même au bled, en Tunisie. Une sale plaie au crâne, un bout d’oreille coupé, du sang séché sur tout le visage et les traces évidentes d’un accident du travail non traité. Ce jeudi-là, le « gorille » soigne ses blessures au grand air à défaut d’avoir eu accès à l’hôpital. Il s’offre une vue imprenable sur le futur quartier chic séparant la gare de l’hôtel de ville.

Tout va très vite. La police de Charleroi prévient l’auditeur du travail, ceinture le quartier et braque forcément les caméras de télé vers l’équipe de ferrailleurs encapuchonnés. Des réputations sont en cause. Celle des firmes belges qui ont fait con­fiance à ce sous-traitant italien inconnu du bataillon, le groupe Bison. Celle des autorités politiques de Charleroi. Il faut à tout prix éviter le scandale. Le patron italien sort enfin son portefeuille, règle la note et retire ses pions de l’échiquier. Circulez, il n’y a plus rien à voir : les Égyptiens s’en retournent vers le néant et chacun… circule. La grue tourne.

25 000 emplois perdus

Cette fable du Bison et du gorille illustre les nouveaux bricolages en cours dans tout le secteur de construction. Il y a quatre ou cinq ans, des géants belges du secteur ont affiné « le » truc décisif pour gagner des contrats. Dans leurs offres, ces firmes ont commencé à injecter de très fortes doses de main-d’œuvre étrangère. Rien de révolutionnaire sous la bannière étoilée de l’Union, cela dit. On a toujours fait ça en douce dans le bâtiment, laboratoire de la débrouille par excellence. La réputation du plafonneur polonais n’est plus à faire. Au Royaume-Uni, les partisans du Brexit viennent même de justifier leur « no » à la libre circulation en invoquant la présence sur leurs terres sacrées de quelque 800 000 Polonais en exil. Et, en Belgique, combien de ménages n’ont-ils pas ouvert discrètement leur porte à une équipe d’ouvriers au sein de laquelle figuraient quel­ques intrus affichant un généreux sourire et préférant le langage des signes ? À condition de respecter certaines règles (vite négligées), c’est même légal.

Une directive européenne datant de 1996 autorise le recours à des « travailleurs détachés » issus d’un pays de l’Union. Il faut remplir un formulaire ad hoc. Le personnel détaché doit avoir travaillé dans le pays d’origine et appartenir à une vraie société, réalisant 25 % de son chiffre d’affaires dans le pays d’origine. Il ne peut s’agir d’une simple mise à disposition de personnel (interdite pour éviter la mécanique des négriers), sans règle ni condition. Pour faire bref, il faut offrir à ces expatriés temporaires des conditions de vie et de travail comparables aux standards en vigueur dans le pays d’accueil. Pas question, donc, de brader les salaires ou de loger le personnel dans des conteneurs. Le principal avantage de cette formule du détachement ? Au sein de l’Union européenne, elle autorise l’employeur à payer les cotisations sociales dans le pays d’origine. Aux tarifs de 2016, il faut compter un taux moyen européen de 23,2 % contre 7,8 % à Chypre, par exemple, où les taux sont les plus bas d’Europe. Un continent, un monde de différence.

Différentes statistiques convergent : c’est à partir de 2012 que le détachement de personnel étranger s’est développé de manière exponentielle.

Le règne du low cost

D’un coup, tous les gros chantiers ont basculé sous le règne du low cost. La concurrence s’exerce désormais sur les seuls coûts du travail. Il n’existe plus le moindre critère de qualité – éthique, social ou environnemental – pour tempérer cette bataille rangée où les associations momentanées écrasent les prix. Ces mastodontes ont joué, gagné et là, ils s’en mordent les doigts. « Oui, oui, c’est la panique. Si le secteur avait vu venir le boomerang, il aurait laissé le jouet dans l’armoire », dit-on à l’ombre d’un de ces chantiers majeurs, financé avec de l’argent public et terrassé par les soupçons de fraude. La marche arrière paraît bloquée. Or, au cours de la même période, la conjoncture a complètement changé. Chute des commandes, baisse des investissements publics et augmentation spectaculaire du chômage économique. Selon les statistiques du Fonds de formation de la construction, 24 078 emplois d’ouvriers ont été perdus dans le secteur entre 2011 et 2015. C’est énorme, toute l’économie belge en pâtit et la sécurité sociale peine à compenser le manque à gagner.

La faute à qui ? Aux apprentis sorciers qui ont alimenté la pompe ? Aux pouvoirs publics qui tardent à réagir ? Aux chevilles ouvrières du système de dumping ? Tel le « Gruppo Bison », l’un des gros pourvoyeurs d’ouvriers prêts à tout. Il est l’animal qui sort la tête du troupeau. Lui s’est fait pincer par la justice belge, qui le suspecte de traite des êtres humains.

Côté pile, le Groupe Bison est implanté en Vénétie depuis près de quarante ans. Son site internet évite toute modestie inutile. Il fait l’apologie du « plus grand groupe » de construction. D’Italie ? Du monde ? Ses incontestables réalisations défilent au gré de jolies pages illustrées. Des routes, des ponts, des hôpitaux ou des infrastructures sportives. À Milan, Rome, partout en Italie et à l’étranger. La firme affiche un chiffre d’affaires annuel de plus de 100 millions d’euros, difficile à recouper tant le patron Aldo Bison a brouillé les cartes en créant un labyrinthe de filiales. L’ambitieux saute assurément sur tout ce qui bouge encore. À L’Aquila, par exemple, cette ville proche de Rome ravagée par un tremblement de terre en 2009. Ou même… en Irak. À Erbil, la capitale du Kurdistan, le groupe italien participe à la construction d’une clinquante « Dream City ». Une série de lotissements ultrasécurisés situés à 30 minutes des frontières de l’État islamique, loués à des tarifs plus élevés qu’à Paris ou Londres.

De bons yeux

L’intérêt italien pour le marché belge s’est concrétisé officiellement en janvier 2014. À l’époque, le père Bison ouvre une succursale à Charleroi pour l’une de ses filiales, nommée Consorzio Edile. À Gosselies, un bureau accueillera de temps à autre l’uni­que représentant italien en Belgique ; il servira avant tout de boîte à lettres : il faut de bons yeux pour y voir passer de vrais employés… Les premiers mois, tout se déroule selon les plans prévus. Sans en faire de publicité, les Italiens tissent leur toile. Ils permettent à l’association momentanée de plusieurs costauds du secteur (BAM-Galère/CFE/Moury/CIT Blaton) de décrocher un marché très convoité à Liège. Sur la colline du MontLégia, en périphérie de la ville, un hôpital de 720 lits est censé voir le jour en 2019. Il s’agira des nouvelles installations du Centre hospitalier chrétien (CHC), subsidié à près de 90 % par de l’argent public. Pour l’emporter dans la douleur, le consortium belge doit s’y reprendre à deux fois. Il est battu par le concurrent Franki en première instance. Puis, les dirigeants de l’hôpital exigent une nouvelle compression des prix (ce qui fait jaser…) et le coup de pouce italien s’avère décisif. Le gros œuvre est attribué à BAM-Galère et consorts pour un total de 49,5 millions d’euros. Le premier pieu est enfoncé le 30 juin 2015, deux mois après la mise à l’honneur du projet lors d’un séminaire où étaient présentes les huiles de la Région wallonne et de la Banque européenne d’investissement. Dès ce moment, une trentaine de camions de béton affluent chaque jour à Liège. Entre 8 et 17 heures, a priori.

Des « Indiens » dorment à l’hôpital

De Bison ou de Consorzio Edile, il n’est nullement question dans les communications officielles. Pas d’Italiens à l’horizon. Ce sont plutôt les… « Indiens » de l’hôpital en construction qui vont créer la polémique. Le lundi 19 octobre 2015, à 5 h 45 du matin, des délégués syndicaux de la FGTB bloquent l’accès au chantier et débarquent en force pour vérifier la rumeur qui bruisse dans la principauté liégeoise : il est question d’ouvriers de nationalité indienne qui dormiraient sur le frais béton de l’hôpital. L’opération « antidumping » attire forcément l’attention des caméras de télévision. D’un coup, « Votre hôpital de demain » se mue en fourmilière. L’autoroute menant au­ centre de Liège est bloquée. C’est la panique dans la poussière brunâtre. Quand les syndicalistes pénètrent dans le bureau du chef de chantier, ils ont à peine le temps de tourner la tête pour observer le départ précipité de camionnettes. Celles-ci sont alignées chaque jour sur le parking improvisé. Des portes claquent, des outils sont balancés en vitesse, et ces véhicules embarquent des travailleurs ayant l’apparence d’Indiens ou de Pakistanais. Cherchant à éviter les regards. Ne parlant pas un mot d’italien ou de français, comme le confirmeront des collègues. Durant quelques jours, les médias surfent sur le sujet. Entre les soupçons de dumping et les accusations de xénophobie. L’hôpital CHC et ses chefs de chantier éteignent proprement l’incendie - sans réelle explication – en s’obligeant tout au plus à révéler l’existence d’un sous-traitant italien : Consorzio Edile est démasqué. Selon la version officielle du CHC et de l’entrepreneur général belge qui est chargé du chantier, « les 80 travailleurs venus d’Italie pour réaliser les assemblages de béton sont bel et bien munis de cartes d’identité italiennes ». Oui, ils seraient « en ordre de papiers », gagnent « autant que les ouvriers belges » et « paient leurs cotisations ». Non, non, « ils ne dorment pas sur le chantier ». Chacun fait mine de le croire. Fameuse hypocrisie ? Ces travailleurs ont disparu sans laisser de traces. « Ils faisaient le sale boulot et logeaient dans des conditions indi­gnes », témoigne un syndicaliste de la CSC.

À la suite de cette affaire médiatisée, le malaise s’amplifie. Pour briser le silence, il suffit de tendre l’oreille, tous micros éteints. Off the record, un responsable du chantier hospitalier résume l’équation : « Ou bien nous acceptions de serrer encore un peu plus nos marges, ou bien nous
perdions le marché. Nous avons donc accepté les services d’une des nombreuses sociétés étrangères qui nous proposait des travailleurs détachés. Consorzio Edile, donc. Les lois l’y autorisent. C’est même la seule variable d’ajustement, désormais, sur tous les gros chantiers : il faut incorporer une part de main-d’œuvre étrangère afin de limiter les charges sociales patronales. L’avantage revient à l’utilisateur final. Aux autorités hospitalières, donc. » Voilà qui a le mérite d’être clair. L’ouvrier belge coûte trop cher.

En avril 2016, c’est donc à Charleroi que le « Gruppo Bison » peaufine sa piètre campagne de communication. Un an plus tôt, un contrat commercial a lié la société momentanée belge à Consorzio Edile. Cet accord porte sur un montant de 4,2 millions d’euros, relatif à des prestations en coffrage, ferraillage et bétonnage sur le chantier Rive Gauche. Médor a pu prendre connaissance de ce contrat (lire les extraits ci-contre). À ces prix figurant nettement sous les standards du marché, on comprend que Valens-Duchêne ait pu devancer tous ses concurrents. Quelques exemples provenant d’une analyse entre les lignes : les dalles prévues au poste « béton armé coulé sur place » sont gracieusement fournies à 15 euros le m³, soit la moitié du prix habituel. Les 12 000 m³ de radiers (utiles pour les fondations) sont comptabilisés à 8,17 eu­­­ros l’u­nité, alors que les prix pratiqués en Belgique tournent autour de 30 à 33 euros. Quant à la pose d’escaliers, il faudrait 4 ou 5 ouvriers locaux pour effectuer le travail presté par un seul détaché italien. Ici s’exprime, en filigrane, toute la nature du montage controversé : Consorzio Edile s’engage sur des volumes, pas sur des heures de travail.

Le contrat type du dumping

L’analyse du contrat révèle qu’il est impossible de produire ces quantités, ce travail, sans mobiliser 70 hommes à des cadences infernales, cela pour un maximum de 500 ou 700 euros/mois, si on croise les fiches de paie interceptées, les témoignages des ouvriers et les informations recueillies par la justice belge.

Des contrats commerciaux comme celui-ci, la Confédération belge de la construction en fournit des « modèles » à ses affiliés. Il suffit de remplir les cases. Entre l’entrepreneur général belge et son sous-traitant italien, il est notamment prévu noir sur blanc – comme toujours – qu’il est « interdit de sous-traiter tout ou partie des travaux ».
Valens-Duchêne pouvait-il ignorer ça ? Pas de commentaire, à ce stade, auprès de la firme, sur la cascade de sous-traitants qui intéressent la justice. « C’est toujours comme ça, souffle un policier spécialisé dans les fraudes sociales. Il n’y a aucune réalité économique derrière ce type de contrats. Il s’agit de pures constructions juridiques. »

Un bout de papier

Sous la grue où étaient perchés leurs amis rebelles, Tarek et Mido se sont érigés en porte-parole d’un petit groupe d’ouvriers désabusés. « Nous venons tous de la même région d’Égypte, soufflent-ils dans leur langue natale, traduite sur le pouce. Il s’agit de l’oasis agricole de Fayoum, située au centre du pays. Suite au Printemps arabe et vu l’absence de travail, les portes de l’exil se sont imposées à nous. Direction, l’Italie. Là, les perspectives n’étaient pas meilleures. Cette fois, c’est le racisme que nous avons fui. Certains d’entre nous ont été en contact avec Aldo Bison ou quelqu’un se présentant sous le même nom. » Leurs patrons ? Tarek, Mido et les autres ignorent qui ils sont. Aucun ne semble disposer de papiers d’identité italiens. Pour seul « contrat », plusieurs possèdent un bout de papier, où figure le nom d’un contact. Bravant la furia, l’administrateur délégué de Valens-Duchêne est descendu quelques minutes sur le pavé pour calmer les troupes. Accompagné d’un traducteur de fortune, lui aussi, Bernard Cols s’est adressé à des grappes d’ouvriers relativement calmes. Il ne les connaissait pas, c’est évident. « Je vous comprends. Nous faisons tout pour trouver des solutions. Mais cela prendra un peu de temps. » La scène est surréaliste. Les travailleurs en colère issus de plusieurs pays est-européens, d’Italie et d’Égypte se regroupent naturellement par origine, race ou ethnie. L’assistant traduit seulement en italien. Les Égyptiens ont le nez dans la panade. Ils cherchent à décoder ce qui se dit.

Ces esclaves du XXIe siècle ont montré leur logement à des équipes de télévision. Un appartement froid mais carrelé de Ransart, à côté de l’aéroport. Par dignité, d’au­tres ont refusé l’accès au squat de Gilly où s’entassaient onze hommes dans un espace prévu pour quatre. Sans autre meuble que ces tables ou chaises récupérées sur le chantier et clouées au sol. « Au moins, nous avions du travail et la promesse de toucher 10 billets de 50 euros par mois, poursuivent Tarek et Mido. C’est peu selon vos critères, mais énorme pour nous. Au minimum, on prestait 13 heures par jour. Quand il y avait du béton armé à finir d’urgence, on nous a obligés à travailler 26 à 27 heures d’affilée. Le plus dur, c’était d’observer les autres ouvriers qui allaient manger au réfectoire pendant qu’on restait dehors. »

Dès le vendredi 15 avril, un premier sous-traitant du consortium Valens-Duchêne a été cueilli à l’aéroport de Charleroi. Un intermédiaire kosovar qui faisait office de chef de chantier pour une société gravitant dans l’orbite du groupe Bison. Inculpé pour traite des êtres humains, atteintes à la dignité humaine et infractions aux lois sociales, il a été arrêté et attend aujour­d’hui son procès. « Mon client est un lampiste. Il paie pour les vrais responsables », a déjà annoncé son avocat carolo, Étienne Gras. Tout s’est décanté lorsque le juge d’instruction Paul Dhaeyer s’est montré menaçant à l’égard du gendre d’Aldo Bison, Marino Gianetti, lui aussi inculpé et soupçonné de jouer les négriers de la construction. Le Groupe Bison aurait allongé le demi-million d’euros d’arriérés de salaires. La négociation aurait abouti à Paris, sous l’égide du puissant groupe français Eiffage, la maison mère de Valens et Duchêne. Celle-ci a rompu le vilain contrat. Pour Aldo Bison, l’urgence consistait à tirer un des siens d’une geôle belge. Malgré notre insistance, le patron italien refuse de s’exprimer sur ces questions. Plus de nouvelles, non plus, des Égyptiens de Fayoum. Dans les catacombes de Rive Gauche, des sous-traitants portugais ont pris le relais. Comme sur le chantier liégeois du MontLégia où, en mai et juin, des camionnettes immatriculées en Allemagne ont convoyé les remplaçants portugais des « Italiens » éjectés pour de prétendues malfaçons. « J’espère que mes amis égyptiens sont en sécurité, sourit tristement Abdel, l’homme du dernier recours. Ils m’ont dit qu’ils avaient peur de retourner en Italie, craignant des représailles. Ce sont leurs mots. »

Agences de dumping

Le Bison n’est pas si futé. Il s’est fait prendre comme un bleu par les policiers belges. Il s’agirait d’un petit opérateur, assez négligeable en taille et recourant à des méthodes sommaires. Sa comptabilité présente des anomalies grosses comme une maison. Comme d’autres branches du groupe, sa filiale Consorzio Edile présente notamment un compte de résultats où le chiffre d’affaires (pour l’exercice 2014) paraît réalisé sans… aucun volume d’emploi. Rien à voir avec le mode de gestion ultrasophistiqué des écuries de pointe en matière de dumping social. Comme Oradeo, l’équivalent d’une agence d’intérim spécialisée dans le placement de travailleurs détachés. Cliquez sur l’onglet recrutement de cette société renseignée au Royaume-Uni, et vous pourrez postuler pour des emplois libres dans ce secteur belge de la construction où on se presse pourtant au portillon. Selon les journalistes de l’émission Cash Inves­tigation, diffusée le 22 mars 2016 sur France 2, il y aurait toutes les raisons de se méfier de cette Oradeo Limited au visage clinquant et enthousiasmant. Derrière elle se cacheraient les cerveaux d’Atlanco Rimec/Mecra. Opérant au départ des îles Vierges, fichant leur personnel de manière cynique, ils faisaient croire au paiement des cotisations sociales sur le territoire de Chypre. Plusieurs médias étrangers ont évoqué l’existence de faux certificats chyprio­tes. L’affaire se joue en ce moment
devant les tribunaux, englués par de tels
litiges relatifs à des paradis fiscaux européens.

Dans le cas du Gruppo Bison, une même question se pose : oui ou non, les charges sociales sont-elles payées dans le pays d’origine (l’Italie) ? La firme l’affirme aux enquêteurs. Comment en être sûr ? Jusqu’où la justice belge estimera-t-elle réaliste de pousser l’enquête ? Sous pression, elle ne sait plus où donner de la tête. Après les coups de sonde opérés dans le secteur de la construction par les différents services d’inspection sociale, le journal Le Soir titrait au début de l’été que deux sociétés contrôlées sur trois étaient en fraude. En 2015, il y avait 2 960 travailleurs hors la loi sur les 4 040 considérés comme suspects…

Sur le chantier Rive Gauche, l’œuvre au noir de la justice a débuté par un scan rapide de tous les contrats de travail. Quand il y en avait. « Car, tant en Belgique qu’en Italie, la loi permet aux entrepreneurs de mobiliser du personnel sans que celui-ci dispose du moindre document écrit », fait remarquer Charles-Éric Clesse, auditeur du travail à Charleroi.

Fort Chabrol

Pendant quelques jours, en avril dernier, ce magistrat disposant des mêmes pouvoirs qu’un procureur a enfilé ses bottes et plongé ses mains dans le cambouis. « Oui, j’arrive monsieur le commissaire », « Mais vous savez, nous sommes en niveau 4 de sécurité et je n’ai pas les hommes pour tout vérifier », « L’urgence est de mettre fin au Fort Chabrol »… Face caméra, le magistrat Clesse a assuré. Pendant que ses trop rares enquêteurs partaient à la pêche aux fiches de paie. En urgence. Avant la fuite rapide des illégaux. Il est vite apparu que les 70 travailleurs fournis par le Gruppo Bison (en vertu de certificats européens de détachement en bonne et due forme) dépendaient d’une kyrielle de sous-traitants. Le personnel technique italien chez Edile 2004. Des ouvriers détachés chez Edile 2013 ou 2015. Les Kosovars, les Albanais, les Roumains et les Égyptiens, surtout, chez D.G. Costruzioni, une société créée à Milan et dont l’administrateur unique est issu d’un vivier de main-d’œuvre exploitable à bon marché : cet homme au nom imprononçable est né à Prizren, au Kosovo, vingt ans avant les massacres ethniques.

L’auditorat du travail de Charleroi identifie rapidement sept victimes potentielles de traite des êtres humains. Les Égyptiens de la grue. À ce stade de l’enquête judiciaire : temps de repos insuffisants, conditions de logement indignes, absence de
rémunération pendant plus de six mois, preuves de salaires à 5 euros de l’heure (le salaire minimum horaire est en Belgique de 13,5 euros), etc. Mais la maison mère italienne chargera ses sous-traitants insolvables. En règle de paiements, la société momentanée Valens-Duchêne se réfugiera derrière son contrat léonin. Et le promoteur de Rive Gauche, la société anonyme Saint-Lambert Promotion, s’en lavera les mains en se déclarant « choqué » d’apprendre tout ça (comme le bourgmestre de Charleroi Paul Magnette, « bouleversé » et parlant de pratiques « à la limite de l’esclavage ») et en se constituant partie civile contre X.

« Moi aussi, j’ai cédé »

Là où passe Bison, ses « modèles » et le reste du troupeau, les concurrents établis trépassent, partent eux aussi à la chasse au bas salaire ou modifient radicalement leurs manières de construire. En région liégeoise, l’affaire de l’hôpital a provoqué des secousses sismiques perceptibles dans tout le secteur. « On va droit dans le mur, clame Adrien Dawans, à la tête d’un lobby patronal. Tous les grands chantiers sont désormais attribués à 20 ou 30 % sous les prix pratiqués avant le début de cette folie collective. » Adrien Dawans dirige la Chambre liégeoise de la construction. « Je n’ai pas de business à défendre et ma parole est libre », sourit-il. Chaque jour ou presque, il voit passer les mails qui parviennent aux petits comme aux gros employeurs. On leur propose des contrats types à 16 ou 18 euros de l’heure pour la fourniture de travailleurs étrangers, comportant des variantes selon la prise en charge du logement ou non, par exemple. Bison avait plongé dans la brèche. D’autres sociétés de placement pullulent comme des champignons, sans même avoir de siège à l’étranger.

À la tête d’une société familiale, Pierre Portier a lui aussi viré sa cuti à l’hôpital du MontLégia. « Je le reconnais, dit-il. Pour la première fois, nous avons fait appel pour le travail de ferraillage à un sous-traitant de main-d’œuvre étrangère. C’était une erreur, car nous n’y avons rien gagné. Mais le contrat spécifique d’un million, décroché à l’hôpital, nous assurait la pose de murs préfabriqués durant dix-huit mois. » L’interview se déroule sous le regard du grand-père, dont le portrait trône dans la grande salle de réunion. D’autres tableaux incar­nent le sens de la tradition et le respect du travail bien fait. Sobriété de ton, franchise totale chez le représentant de la troisième génération. Si ce n’est cette pointe d’hésitation. « De quelle nationalité, ces renforts ? Euh, je ne pourrais vous le dire… » En vingt ans, le groupe Portier se targue d’avoir pu stabiliser l’emploi (à 450 unités) sur l’ensemble de ses activités dans le béton, le préfabriqué et la logistique, entre autres. Les belles années dans la construction sont dans le rétroviseur. L’époque où l’État investissait en même temps dans la traversée de Liège, l’écluse de Lanaye ou le TGV. La compression des coûts, Pierre Portier connaît. Il a fait ses gammes dans le calibrage des fruits, cueillis par des Pakistanais ou des Indiens peu coûteux, mis au frigo (les fruits…) et ressortis lors des fêtes de fin d’année. Le règne du low cost s’est instillé en douce. « Tout s’est accéléré il y a deux ou trois ans, confirme-t-il. Avant ça, je percevais chez mes amis patrons de profondes réticences morales à franchir le pas. Puis, chacun s’est dit qu’il était responsable de “le” faire, sous peine d’assister à des fermetures en cascade. » Plane le sentiment de revivre l’époque des charbonnages et de redistribuer les revenus vers les pays pau­vres. Mais l’anarchie en plus. En témoi­gnent les choix opérés dans une menuiserie voisine où le patron a licencié son équipe de 12 personnes, racheté un home et installé la relève venue de l’Est.

Dernière mise à jour

Un journalisme exigeant peut améliorer notre société. Voulez‑vous rejoindre notre projet ?

La communauté Médor, c’est déjà 3458 abonnés et 1878 coopérateurs

Vous avez une question sur cet article ? Une idée pour aller plus loin ?

ou écrivez à pilotes@medor.coop

Médor ne vous traque pas à travers ses cookies. Il n’en utilise que 3 maximum pour la sécurité et la navigation.
En savoir plus