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Quelques lettres pour Leila

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Sukrii Kural. CC BY-SA.

L’an passé, point d’orgue médiatique de l’exil syrien : l’image du petit Aylan au pull rouge, le visage contre le sable. Nous sommes début septembre 2015. C’est le mois de rentrée pour les « Aylan » qui ont réussi à atteindre la Belgique. Pendant un an, Médor a suivi une classe « Daspa ». Ce dispositif d’accueil scolarise les mineurs étrangers présents depuis moins d’un an en Belgique. Bienvenue dans la classe de Babel avec sept ados syriens, avec Chadi, Sara, Samir. Et avec toi, Leila.

Leila,
Je ne sais pas quand tu pourras lire ce texte rempli de syllabes et de lettres compliquées. Mais il est écrit pour toi. Pourtant, ce n’est pas toi que j’ai vue la première fois ce lundi 14 septembre 2015. C’est Victor. Jeune Roumain au visage poupon. Il était avec les autres élèves étrangers dans la cour basse du Campus Saint-Jean (Molenbeek-Saint-Jean), celle où l’on joue au foot. Les classes se formaient. Après quinze jours d’observation, les professeurs vous répartissaient selon votre niveau de scolarisation. Quand le prof de gym a prononcé son nom, Victor a fermé le poing et a exulté un « yes ! » Il était content. Sans doute parce qu’il rejoignait les rangs de son grand-frère, Petre. C’est compréhensible. Tu débarques dans un nouveau pays. Tu arrives dans une école où tu ne parles pas la langue, tu ne connais personne. Autant rester en famille. Toi aussi, Leila, tu devais être contente d’être avec ton frère Anas et avec Sara, ta sœur jumelle. Vous ne vous ressemblez pas. À 13 ans, tu es frêle, mignonne, coincée dans l’enfance, la parole frénétique. Ta sœur est jolie, en route pour être femme, le visage rond, un regard plissé, apaisé. Vous rentrez toutes les deux en classe Daspa (pour « Dispositif d’accueil et de scolarisation des élèves primo-arrivants »). Réservées aux primo-arrivants en Belgique depuis moins d’un an, ces classes constituent un pont entre une scolarité à l’étranger et notre système scolaire. Mais le Daspa est plus qu’une classe, c’est un dispositif et tout le barda qui va avec : logopèdes, français intensif, soutien scolaire adapté aux difficultés liées à la langue de scolarisation et à la culture scolaire, etc.

Le Campus Saint-Jean accueille des élèves primo-arrivants depuis 1999. Cette année, 64 élèves (sur 511) entrent dans une classe Daspa. Si on compte les anciens Daspa, l’école compte un tiers d’élèves n’ayant pas fait la totalité de leur scolarité en Belgique. Autant dire que l’école en a vu passer, des migrations. Les Européens de l’Est. Les Espagnols, les Italiens à la suite de la crise économique. Les Marocains. Mais là, pour cette rentrée scolaire 2015-2016, les professeurs ont vu l’actualité syrienne s’asseoir sur les bancs de l’école. Jamais ils n’ont eu un afflux massif d’enfants aussi déscolarisés, chargés de tant de souffrances.

Ris-Dos

Leila,
Te voilà dans la classe dite « PB ». Celle des quasi-analphabètes. C’est un peu dur de l’écrire comme ça, Leila, mais c’est un fait. Votre scolarité a été brisée. Vous savez à peine lire, à peine écrire. Même en arabe. Toi, tu as pourtant été à l’école jusqu’à tes 10 ans en Syrie.

Au moment de votre inscription au Campus-Saint-Jean, Alain Clignet, le coordinateur ‘Daspa’, vous a demandé de recopier une phrase en français. Ça donne par exemple ceci pour Chadi (13 ans), et ce n’est pas le pire.

Alors votre première mission, c’est de tenir correctement un crayon. Et de faire et refaire inlassablement le 8 couché, l’infini. Toi, Leila, tu le serres comme si tu allais graver une pierre. Un peu plus tard, vous écrirez des lettres. C’est aussi le moment de prononcer vos premières phrases en français.

« Bienvenue. Dans la classe Daspa, on parle le français. En PB, on apprend à lire et à écrire. On est très différents. On a des règles pour bien vivre ensemble. »

Bienvenue aux 3 500 enfants qui seront dans le système Daspa lors de l’année scolaire 2015-2016. C’est (beaucoup) plus que les années précédentes, la Fédération Wallonie-Bruxelles a renforcé la capacité d’accueil du système Daspa via 5 millions d’euros supplémentaires (pour un budget total annuel de 15 760 000 euros) afin de répondre à la venue massive de jeunes primo-arrivants (lire l’encadré).

L’effort du Daspa

Pour l’année scolaire 2014-2015, le nombre d’élèves primo-arrivants accueillis en Daspa s’élevait à 1 300. En avril 2016, ce chiffre avait quasi triplé : 3 500 !

Créés en 2001 (sous le vocable plus imagé de « classe passerelle »), ces dispositifs assurent « l’accueil, l’orientation et l’insertion optimale » des élèves primo-arrivants dans le système éducatif belge francophone. Ils proposent un accompagnement scolaire adapté au profil des élèves (difficultés liées à la langue, aux autres disciplines et à la culture scolaire de manière générale). Le Daspa est aussi une étape intermédiaire avant une scolarisation « ordinaire ». Mais ce dispositif n’a pas été pensé pour accompagner des traumatismes de guerre.

En juin 2016, 88 Daspa étaient recensés en Fédération Wallonie-Bruxelles (41 dans le fondamental et 47 dans le secondaire). Les Daspa ont donc vu leur budget augmenter cette année pour répondre à un afflux massif d’élèves primo-arrivants. Le gouvernement a en effet pu débloquer des « périodes supplémentaires », octroyant, pour l’année 2015-2016, 1 717 périodes aux Daspa.

Une des difficultés du système reste son financement aléatoire. Les Daspa qui accueillent plus de 13 élèves peuvent recevoir des moyens complémentaires. Cette enveloppe budgétaire s’élève à 2 558 périodes (soit 85 équivalents temps pleins) pour l’enseignement secondaire. Mais l’enveloppe est fermée : plus les primo-arrivants sont nombreux, plus il y a d’écoles qui se partagent ces périodes. Ce qui signifie moins d’encadrement par école. « S’il y a une réduction, qu’on le sache à terme, explique Didier Dillie, directeur du Campus Saint-Jean. Le Daspa est un dispositif complexe. Il y a de l’emploi à la clé mais aussi tout un dispositif et sa cohérence. » Le 12 juillet 2016, Didier Dillie a appris le montant des subsides alloués par Daspa. 183 périodes au lieu des 270 de l’année passée. L’équivalant de quatre emplois temps pleins. Le cabinet de la ministre Schyns se voulait rassurant : « On a pu garder dans l’ajustement budgétaire la totalité du budget octroyé pour les Daspa. Les écoles secondaires recevront un complément en septembre en fonction de la réalité de terrain. »

Début octobre au Campus Saint-Jean, les classes adoptent leur configuration définitive. La tienne, Leila, est composée de sept Syriens, un Roumain (Victor, son frère étant parti dans une autre classe) et un Sénégalais, Moussa. Vous avez entre 13 et 17 ans.

La titulaire de ta classe s’appelle Julie. Elle a 33 ans dont huit dans les classes Daspa. Après son cursus de prof, elle a suivi une formation d’un jour par semaine en « alpha », afin d’avoir « les clés sur un monde qu’on ne connaît pas. Nous réinterrogeons nos évidences et nos pratiques dans une position d’humilité. Mon métier, c’est notamment de corriger des phrases comme “il est triste aujourd’hui”, mais on apprend bien plus que cela ».

Les cours de français se partagent entre Julie et Sandrine (38 ans). Pour cette rentrée, les bancs individuels sont placés en arc de cercle. Pas un plumier, rien sur la table si ce n’est votre prénom écrit en grand. Fenêtre, chaise, cartable, table. Vous répétez. Rideau, on sourit et on montre son dos (Ris-dos). ARRRRmoire. Sandrine mime chaque syllabe, avec emphase, un vrai talent pour la scène scolaire.

Rien n’est simple avec vous. Les professeurs doivent se battre sur tous les fronts. Comment faire un rang, pourquoi ne pas s’absenter de la classe, pourquoi ne pas se lever de sa chaise. Une simple consigne peut prendre 15 minutes. Et pour se taire, misère…

Leila,
les profs te trouvent « adorable », mais je me demande toujours comment Sandrine et Julie ne t’ont pas emplafonnée. Si un principe universel veut que, dès qu’un élève sait, il lève le doigt ET hurle en même temps, ici, le phénomène est décuplé. « Madame ! Madame ! » Comme les autres, tu n’arrêtes pas d’appeler, de demander de l’attention. Et tu t’impatientes. Tu te tournes vers l’horloge blanche au fond de la classe, comme si chaque regard poussait l’aiguille vers la fin du cours.

Et puis la sonnerie retentit (en fait, c’est une chanson qui annonce la fin des périodes) et telle une magicienne, tu fais apparaître de ton cartable chinois un paquet de Doritos de 200 g pour la récré. Tu sembles heureuse. Vous, les ados exilés, ne portez pas comme un étendard la tristesse et l’indigence du réfugié. Vous avez des vêtements propres, un téléphone. Vous vous marrez. Vous ne correspondez pas à ce que notre regard attend de vous et cela vous rend presque suspects. Samir, du haut de sa prochaine majorité (18 ans), développe un profil d’étranger patibulaire : peau foncée menaçante, vêtements sombres (donc menaçants), jeans délavé suspect, moustache naissante menaçante, et veste en cuir inquiétante. Mais avant d’aller effrayer les joggeuses à Walcourt, Samir passe du temps à la bibliothèque du Campus Saint-Jean. Il y emprunte Astérix et les Normands (Astérix et Obélix), La Loi de la Steppe (Chevalier Ardent) et surtout Image aux mots : à la maison, un livre pour enfants afin d’apprendre les mots avec des images. Au dire des professeurs, la soif d’apprendre des élèves du Daspa est inextinguible. Ils ne sont jamais absents. Et pourtant, s’il y a toujours l’un ou l’autre récit douloureux sur les bancs du Daspa, jamais Sandrine et Julie n’ont eu autant d’élèves aussi peu scolarisés, avec de tels traumatismes à gérer. C’est vrai pour les cinq classes Daspa de l’école. Pour toi Leila, pour Sara, pour Chadi ou Samir, on n’efface pas à coups de gomme cinq années d’errance, le bruit des bombes et des bottes. Et les professeurs n’en sortent pas indemnes.

La réunion des parents en octobre sera l’occasion de prendre la mesure de vos parcours de guerre. Un père irakien vient avec ses trois enfants. Lors de l’entretien, il confie à Charlotte (une professeure en Daspa) qu’un de ses fils a été enlevé par une milice. Il l’a cherché, cherché, cherché. Et puis. Que fallait-il faire ? Il a décidé de sauver les trois autres, de s’enfuir, laissant ce fils derrière lui, à tout jamais perdu. Comment grandit-on avec pareille histoire ? Avec l’impression qu’il est pour toujours là-bas parce qu’on est ici ?

Leila,
Lors de ces rencontres individuelles, ta sœur Sara prendra la parole pour dire qu’elle aimerait être la première en classe. Ton tour venu, entre deux mastications de chewing-gum, tu réagis aux propos de Julie avec des « ahhhh d’accord ! », mais en fait, tu ne comprends pas. Tu diras pourtant la même chose que Sara : « Parfois ma mère m’appelle pour des coups de main et je ne réponds pas parce que je suis sur mon travail scolaire. À la maison, je réfléchis toujours : comment je pourrais être la première en classe ? »

La course dure depuis la naissance. Julie dit de vous deux : « Sara, on lui demande de réussir. Leila, on lui demande de vivre. » Car tu as failli faire un faux départ. Sara est née avec « trois kilos chouia », toi tu pesais « moins d’un kilo ». Ton père a parcouru tout Alep (Syrie) pour te soigner. « Ce que je gagnais le mois allait à l’hôpital. Elle y est restée trois mois. Elle avait beaucoup de problèmes respiratoires. » Depuis, Leila, tu respires bien et cries « Madame ! » tout le temps. Ton histoire se confond avec celle de ta famille, forcément.

Ton salon en feu

C’est ton père qui la raconte. Un petit type, affable, ventripotent et souriant, la version syrienne de Dany de Vito avec plus de cheveux. Il était vendeur de pièces détachées à Idlib (Syrie), à la frontière turque. Cela marchait bien. Le commerce dans le centre et la villa en périphérie. Un vaste terrain, une courette, une maison à un étage et un début de piscine creusée pour encaisser les 40° en été. Tu es partie en 2011. Le commerce, la maison. Plus rien n’existe. « J’ai tout laissé », ponctue ton père dans un sourire poli. Cet homme a huit enfants. Lui qui se culpabilise d’être au CPAS dit aussi : « J’ai ramené tout le monde. C’est la meilleure chose que j’ai réussie dans ma vie. » Quand en mars 2011, l’insurrection a démarré à Deraa. Il était inquiet. Mais bon. C’était à 400 kilomètres de chez toi. Tout de même. « Quand cela explosait à Deraa, l’école de Leila et Sara était ouverte parfois un jour ou deux par semaine, mais je ne les laissais pas y aller. Il y avait des tirs partout, des obus. » Puis le conflit s’est propagé à Homs. Plus que 150 kilomètres. Et enfin Idlib. « On était entre deux feux. L’Armée de libération syrienne ? Des gens du gouvernement ? On ne savait plus à qui on avait affaire. » Au final, Leila, tu sécheras les cours pendant plus de trois ans. À ce moment du récit, ton père dit : « C’est là que l’histoire commence, surtout pour Leila. » Quelle histoire ? Celle du point de rupture que connaissent tous les fugitifs. Cet instant où la décision de partir est irrévocable. Il y a l’attaque d’une armée. Quelle armée ? Ton père ne sait pas. Les militaires s’introduisent dans les maisons. Ils sortent les enfants. Les femmes. Contrôlent les lieux. Et puis ils balancent une bombe incendiaire dans ton salon. Un feu se propage. L’incendie éteint, « Leila est rentrée la première. De la suie s’était introduite dans sa chambre. Elle avait une poupée dans le salon qui était complètement fondue. Mais elle a voulu la garder ». Cette poupée te suivra jusqu’en Turquie. Nous sommes alors en 2012. Tu resteras un temps dans les camps où ton père tente de vous distraire et éduquer. A partir des campements, vous pouvez entendre les bombardements sur votre région. Des flots humains arrivent comme autant de JT macabres pour donner les dernières nouvelles du front. Si les Turcs étaient « très gentils » au début, ils seront submergés par l’afflux de déplacés. Et ton père, fort de contacts pris à Antioche, décide de payer le voyage en Europe. En deux convois à partir d’Istanbul. D’abord tes sœurs et toi. Ensuite ton père et une de tes sœurs. Coût de l’excursion : tout ce qui vous reste, 30 000 dollars. Au programme : 10 jours à l’arrière d’un camion avec d’autres familles. Des arrêts la nuit pour pisser, pour manger. Et puis la Belgique. Destination décidée par les passeurs. Le 3 novembre, tu étais au CGRA (Commissariat général aux réfugiés et aux apatrides). Le 14 novembre, ton père arrivait, empli d’une joie double. « Avoir ma famille réunie dans un pays sûr. » Et de remercier la Belgique, son peuple, et bien sûr Philippe et Mathilde. Ta famille est comptabilisée parmi les 1 854 Syriens qui ont demandé l’asile en 2014. Seuls les Afghans ont fait mieux (1 907), les Irakiens complétant le podium.

En mai, vous trouverez un logement à Molenbeek. Et en septembre 2015, tu rentres donc au Campus Saint-Jean pour un an de Daspa.

Mais un an, ce sera trop court pour des élèves à peine alphabétisés. Tes professeures de Daspa l’ont écrit en janvier 2016 à Joëlle Milquet, alors ministre de l’Enseignement. Si le décret permet 18 mois calendrier en Daspa, le rythme scolaire et d’apprentissage rendent improbable la perspective d’intégrer une classe en cours d’année. Restent donc 12 mois au bout desquels ces élèves sont réorientés dans le réseau classique. Autant dire que vous, les élèves de Sandrine et Julie, malgré vos efforts, serez vite submergés et en décrochage dans des classes francophones de 15 élèves. « Il est impossible d’alphabétiser une personne en une année, les exemples de parcours d’adultes en alphabétisation le montrent clairement. Il faut parfois deux, trois, voire six années pour qu’une personne puisse atteindre un niveau proche de celui du CEB. » Et de réclamer au moins deux ans, voire plus

Pour cette année 2015-2016 par exemple, les codes de socialisation scolaire mettent tout le premier semestre à s’installer. Toufik, par exemple, ne comprend pas qu’on ne le frappe pas lorsqu’il fait une bêtise. Julie dresse son index vers lui.

- Quand je fais ça, c’est comme si je te frappais en Syrie, OK ?

- Ah, c’est grave alors ?

Assez rapidement, face à l’ampleur des malaises identifiés et à la difficulté de les prendre en charge, l’école fait appel à l’asbl Exil. Ce service de santé mentale est spécialisé dans la prise en charge des réfugiés, demandeurs d’asile et victimes de violence. L’asbl a mené pendant cinq ans ce type de suivi grâce à des subsides de la Cocof. Fin 2015, le soutien n’a pas été renouvelé, mettant à mal ces missions d’accompagnement.

La sérénité à Bollywood

Exil interviendra une matinée dans chaque groupe, Margot de Kerchove, psychologue, y a participé et fut surprise des liens tissés en classe. « Elles sont déjà un espace de parole, de bienveillance, avec du lien. On sent que c’est un repère pour les élèves. »

Dans ta classe, Leila, des interprètes wolof, arabe et roumain ont assuré la fluidité des échanges. Julie en retient « une expérience géniale, parfaitement calibrée ». Au lieu de centrer la parole sur les questions de traumatisme, les animateurs ont évoqué le présent avec comme fil rouge ce qui change quand on change de pays. La parole a allégé des mois de non-dits. Parmi les exercices, vous avez chacun expliqué votre lieu de sérénité. Là où vous êtes bien, en sécurité. Samir s’imagine marcher le long de la mer, « mais maintenant, elle est rouge de sang ». Ta sœur Sara se voit dans son lit, dans une chambre mansardée avec une tabatière ouverte qui découvre un bout de ciel étoilé. Tes parents la regardent, pleurent, mais de joie. Toi, Leila, tu te vois danser à Bollywood. Chadi, lui, s’installe dans les arbres. L’interprète a traduit son mal-être ressenti tout le long de l’année par Julie et Sandrine : « Ce que je ressens est tellement compliqué que je ne me supporte pas. » Chadi a été déscolarisé pendant cinq ans.

Malgré ces parcours chaotiques, vous vous montrez appliqués et de plus en plus concentrés au fil de l’année. Depuis janvier, si chaque élève demande toujours de l’attention, vous gagnez en autonomie et en confiance. Tandis que la une de Sudpresse titre sur l’invasion des migrants après la fermeture de la Jungle de Calais, vous, les envahisseurs, travaillez votre vocabulaire sur le « Lexidata », un appareil jaune où il faut pousser des crans correspondant à des réponses pour apprendre à déchiffrer un tableau. Si les réponses sont justes, un petit bonhomme en plastique saute. Ce qui met une certaine tension en classe… Le bonhomme surgit pour Moussa qui bondit de joie : « C’est bien ! C’est magnifique ! » Toufik réussit à son tour. Moussa et Victor se tapent dans les mains. Un Syrien, un Roumain et un Sénégalais fêtent l’apparition du vocabulaire français.

Vers mars, les professeurs préparent votre avenir scolaire. Ce n’est pas madame Julie ou madame Sandrine qui décident seules de votre orientation. Les classes Daspa bénéficient d’un « conseil d’intégration » composé du directeur, des profs du Daspa et d’un représentant du PMS. En fonction des compétences acquises, ce conseil vous place dans une année (6e et 7e exceptées) et filière (enseignement spécialisé, technique professionnel ou général) de l’enseignement secondaire. Ensuite, cette orientation est validée par un « conseil d’intégration élargi », avec un délégué de la Fédération Wallonie-Bruxelles. Pour chacun d’entre vous, trois possibilités : ou vous intégrez une 1re ou 2e année D, D pour « différenciée » (l’objectif principal de ces classes est l’acquisition du certificat d’études de base, CEB. Pour vous, il s’agit aussi de continuer votre scolarité dans un encadrement adapté). Ou vous filez en 3e année professionnelle pour penser un projet professionnel. Ou vous allez en enseignement spécialisé où l’encadrement sera plus performant en fonction de déficiences constatées. Victor, qui est Roumain, a un traitement de défaveur. Il n’a pas droit à cette orientation. Seule compte l’équivalence des diplômes pour les Européens.

Leila,
tu as beaucoup souri lors de la réunion des parents du 21 mars. Julie a mis des gants, et avec ces gants, elle a pris des pincettes, et sans doute l’interprète a-t-il ajouté des prudences oratoires. Julie a souligné tes avancées, réelles, « ton bulletin n’est pas très beau mais nous, chaque jour, on te voit progresser ». Toi tu souriais, tu as risqué un « ahhhh d’accord ». Puis il a fallu parler de tes lacunes. Ton visage s’est un peu éteint. Encore un sourire, un machouillement de chewing-gum pour la contenance et un oui de la tête comme si tu avais compris. Mais la supercherie était éventée. Les voix sont feutrées. Il te faudra un enseignement très encadré. Tu ne seras pas première de classe, Leila (et ce n’est pas très important). Quand on a demandé si tu voulais ajouter quelque chose, tu as conclu (en arabe) : « Tout ce qu’on a dit je l’ai compris exactement. J’aime madame Julie. »

Depuis que tu sais que tu n’y arrives pas, tu remets tes copies en t’excusant. « Désolé, Madame. » Ce qui brise le cœur de madame Julie.

En cette rentrée de septembre 2016, à l’heure de lire ces quelques lignes, ta sœur Sara intègre une classe de première Différenciée au Campus Saint-Jean, avec la ferme intention de réussir son CEB en fin d’année. Elle veut devenir danseuse (classique). Le CEB en poche, toutes les formations lui seront accessibles. Des élèves de votre classe, elle est la seule dans ce cas.

Tu as changé d’école, Leila. Tu rentres dans l’enseignement spécialisé où l’encadrement qui te sera proposé sera mieux adapté à tes difficultés. Un bus passera te chercher, ce qui rassure ton père. Le système belge d’encadrement scolaire n’est pas parfait. Mais tu y as une place.

Pauvreté et misère

À Bruxelles, sur les 16 écoles qui organisent l’accueil des primo-arrivants, 15 sont à « discrimination positive ». Elles accueillent un public dit « défavorisé ». Ces écoles se situent dans les quartiers pauvres, à Anderlecht ou Molenbeek par exemple. Pas un seul Daspa à Uccle, les deux Woluwe ou Watermael-Boitsfort. Le prix du loyer, la présence de la communauté, et les écoles orientent les nouveaux arrivants vers ces quartiers populaires. À Bruxelles, c’est la pauvreté locale qui accueille la misère du monde.

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