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Biche Boy

Le point sur les fulgurances culturelles du plat pays

Jean-Biche-culture
Roland Lejoly. Tous droits réservés.

Musicien, styliste, dessinateur, danseur… Jean-Biche touche à tout. Mais surtout à son corps, auquel il ajoute volontiers des atours féminins. Devenu créature, il questionne la norme, les diplômes et leurs balises dans un tourbillon inarrêtable, des milieux underground bruxellois jusqu’aux lumières soyeuses des scènes parisiennes.

Quand on lui demande s’il est bien installé pour son interview, Jean-Biche enterre d’emblée la pudeur : « Je suis à poil dans ma salle de bain, en train de m’épiler pour mon numéro de ce soir. » Il faut souffrir pour rester belle. « La transformation en femme semblait plus aisée quand j’avais 20 ans », sourit l’artiste, aujourd’hui trentenaire. Au début des années 2000, il étudie, à La Cambre à Bruxelles, le stylisme puis le dessin. Alors DJ dans des clubs underground, il décide de se travestir pour innover, proposer une performance au-delà du simple mix. Il découvre le monde de la nuit, où règne la transgression, où la paillette fricote avec l’alcool. Un univers souvent méprisé par les milieux académiques. C’est pourtant là que Jean-Biche, l’artiste, s’épanouit. Au cours, ses condisciples lui prêtent des pièces à essayer, il sert de modèle à des apprentis de l’école de maquillage Finotto. « Un vrai déclic ! Mon visage bougeait dans le miroir mais c’était un autre moi. J’ai compris les possibilités infinies du grimage, des accessoires. » Il s’en sert comme d’une boîte à outils pour emmener son public vers l’inattendu, le perturber pour redéfinir sa notion de norme.

Cette propension à changer de peau devient son atout principal pour exprimer son art. Besogneux, Jean-Biche consacre des efforts à sa mue. « Il a du succès auprès des papas car il se donne du mal pour être bandante », raconte Rebecca Flores, une maquilleuse professionnelle qui l’a engagé plusieurs fois pour métamorphoser le public d’événements en plein air. Au stand Beauty Saloon de la Fête de l’Iris à Bruxelles, en mai dernier, les gens viennent dynamiter leur apparence au contact de tout un attirail. Photographe, activités pour enfants… Et Jean-Biche et sa bande, eux-mêmes travestis en princesse du printemps ou en reine des fleurs, « pour donner la couleur » de ce qu’ils font aux curieux.

Pas de subventions

L’artiste adore transmettre les techniques qu’il découvre. « Il fait souvent des tutoriels, des démonstrations chez lui », souffle Rebecca Flores. Elle l’a assisté dans la préparation des shows Bas Nylon, qu’il a créés : des soirées au cabaret Chez Maman, toujours montées dans l’urgence, avec peu de moyens. Pas de subventions pour les travestis. Biche ne s’en plaint pas : « On ne répète quasiment pas, mais du coup on s’accorde une grande confiance. » Au point qu’il envoie régulièrement des amateurs complets sur scène jouer ce qui leur chante. « L’équipe compte des animateurs socioculturels, et même une masseuse ! Une telle anarchie, ça rend folles les institutions. » Rebecca Flores s’est retrouvée cow-girl le temps d’une danse, elle qui n’avait jamais esquissé un pas, et a élaboré un numéro pyrotechnique. « Des prouts de feu, en fait », avoue-t-elle. L’ambiance se veut décomplexée. « L’on y voit arriver des garçons qui ressortent de leur loge plus femmes que moi. J’ai beau être ouverte, ça me fout encore une claque. Tu ne sais pas si tu dois les appeler monsieur ou madame. Mais ils en rigolent : “Ben oui, on est des gars, qu’est-ce qu’il y a ?” »

La puissance du travesti

Après dix ans à écumer les espaces alternatifs belges, Biche a envie de « changer de manège ». Quand Philippe Decouflé, célèbre chorégraphe – qui a conçu, en bon parangon de la culture publique, La Danse des sabots pour le bicentenaire de la Révolution française –, le repère pour incarner la créature d’un spectacle en hommage à David Bowie, survient l’occasion de passer de la marginalité au mainstream d’une traite. Il n’hésite pas à migrer vers Paris, quitte à laisser en Belgique une partie de son personnage. Exit la perruque et les talons hauts, qu’il n’imaginait jamais abandonner : Decouflé veut un Bowie transgenre, auquel tout le monde peut s’identifier. « Il connaît son métier. Je n’ai pas cherché à être fidèle à moi-même. Je voulais qu’il ait autant de facilité à me diriger moi qu’un autre membre de la troupe. »

De l’eau-Hexagone dans son vin noir-jaune-rouge. Pour l’artiste, le travestissement exhorte sa puissance – « Je suis à l’aise en squelette, asexué, agressif et saillant, comme un chien prêt à mordre » –, mais accroître sa visibilité nécessite des compromis : moins de singularité pour des performances plus incisives, droit au but. Jean-Biche espère élargir, par ses numéros clinquants, l’horizon de ses spectateurs.

Envie de moi

Il regrette un manque d’espace où l’on puisse explorer temporairement sa féminité, sans aller jusqu’à la transexualité. « Dans l’inconscient collectif, un homme qui s’habille en femme évoque La cage aux folles avec Serrault et Chez Michou… Ça a 40 ans ! » Pour transcender les mentalités, pas question de juste remuer ses fesses ! « En appâtant avec de la paillette, je peux divertir en restant humble, entre l’attraction et la répulsion. Les gens ont envie de moi, mais une forme d’hésitation subsiste. » Alors, sur les scènes qui bordent la Seine, où il joue au Manko cabaret deux fois par semaine, Jean-Biche navigue-t-il vers la norme ? « Plutôt vers un équilibre », tranche ce funambule de l’apparence.

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