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Des « mauvaises herbes » ou un bon cancer ?

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Baptiste Virot. Tous droits réservés.

Vendu sous le nom de Roundup par le géant Monsanto, le glyphosate est l’herbicide le plus utilisé au monde. En mars 2015, il est jugé « cancérogène probable » par l’OMS. Mais huit mois plus tard, l’Autorité européenne de sécurité des aliments (EFSA) affirme le contraire. Ses sources ? Des experts anonymes et des études confidentielles fournies par… l’industrie chimique.

Roundup : tous les ennemis des « mauvaises herbes » connaissent ce nom. Le principal agent actif de cet herbicide s’appelle le glyphosate, identifié par un chimiste de Monsanto en 1970. Depuis l’expiration du brevet sur ce produit en 2000, quel­que 400 entreprises le commercialisent en Europe à travers une trentaine de désherbants différents. Mais le 20 mars 2015, cette poule aux œufs d’or de l’industrie chimique s’est transformée en véritable casse-tête pour la Commission européenne.

Ce vendredi-là, le Centre international de recherche sur le cancer (CIRC), une agence de l’Organisation mondiale de la santé, publie une synthèse des études scientifiques sur les effets du glyphosate sur la santé dans la très réputée revue scientifique The Lancet. L’agence y classe le glyphosate comme « cancérogène probable » pour l’homme et met en garde contre « des risques accrus de lymphome non hodgkinien », un cancer qui atteint les lymphocytes, cellules clés du système immu­nitaire.

Cette étude est une bombe. Jusqu’alors, le glyphosate était considéré comme peu toxique pour l’homme. Mais cette évaluation se fondait sur des études réalisées sur des animaux et ne testant que le glyphosate seul (comme le veut la législation européenne sur les pesticides), alors que dans le monde réel, il est toujours mélangé à d’autres produits. Le CIRC, lui, a analysé le glyphosate « en cocktail », comme il est vendu en magasins, et a étudié son impact sur la santé humaine.

La DG Santé sous pression

S’il y en a qui sont particulièrement ébranlés par le rapport du CIRC, ce sont les fonctionnaires de la Direction générale Santé et sécurité alimentaire, située à deux pas du parc du Cinquantenaire à Bruxelles. La « DG Santé », sorte de ministère européen de la Santé, doit en effet décider, avant le 30 juin 2016, si le glyphosate peut rester ou non sur la liste des substances actives autorisées dans l’Union européenne (UE). Sur ce point, la législation est claire : tout pesticide qui aurait un caractère cancérogène établi ou probable doit être interdit. Les conclusions du CIRC mettent donc la DG Santé sous haute pression.

Bien avant la bombe du CIRC, la DG Santé avait mandaté l’Agence européenne de sécurité des aliments (EFSA, basée à Parme) pour instruire ce délicat dossier, épaulée par l’Institut allemand pour l’évaluation des risques (BfR) et des dizaines d’experts représentant les États membres de l’UE. Le 12 novembre 2015, l’EFSA et ses troupes remettent leur copie. Cancérogène, le glyphosate ? « Improbable », jugent-ils (hormis la Suède, qui publie une « opinion minoritaire » contestant la conclusion). Ils vont même plus loin : les seuils légaux d’exposition admissibles peuvent être… augmentés de 66 % ! « Victoire de la science ! », tweete un directeur de Monsanto.

Ballet de lobbyistes

Sur fond de ces deux avis diamétralement opposés, le ballet des lobbyistes s’intensifie dans le quartier européen. Le 9 décembre 2015, Greenpeace traverse la rue Belliard pour rencontrer le cabinet de Vytenis Andriukaitis, commissaire européen à la Santé. Le même jour, d’autres ONG (dont Corporate Europe Observatory, qui m’emploie) envoient une pétition à la Commission réclamant l’application du principe de précaution au glyphosate, le temps que la controverse scientifique soit tranchée.

Le 13 janvier 2016, c’est l’agence de conseil en lobbying Hume Brophy qui s’invite dans le bureau d’Andriukaitis pour plaider la cause de Monsanto et de la Glyphosate Task Force, une alliance informelle de fabricants de glyphosate. Pour Monsanto, l’enjeu est énorme : le Roundup représente 40 % de son chiffre d’affaires. Il faut dire que de nombreuses plantes génétiquement modifiées brevetées par Monsanto sont résistantes au glyphosate et sont donc vendues en tandem avec ce produit.

Huit jours plus tard, le lobby européen des pesticides (ECPA), domicilié à Auderghem, prend le métro à Demey pour aller rencontrer le nouveau directeur général de la DG Santé. De leur côté, 96 scientifiques (dont la moitié de ceux ayant participé à l’évaluation du CIRC) critiquent les travaux de l’EFSA et du BfR dans une lettre ouverte à Andriukaitis. Le 22 janvier, ils rencontrent le commissaire lituanien après s’être fait publiquement traiter de « scientifiques Facebook » par le directeur de l’EFSA. Chaud !

Juge et partie

Dans ce combat, les lobbyistes de l’industrie chimique partent avec une longueur d’avance. Saviez-vous que l’évaluation sanitaire des produits mis sur le marché en Europe (pesticides, médicaments et autres produits chimiques) est la plupart du temps réalisée par les producteurs eux-mêmes ? Ils envoient ensuite leurs études aux autorités de régulation, qui en évaluent la qualité et la fiabilité, sans pouvoir les publier car, nous dit-on, elles contiendraient des « secrets d’affaires »…

Dans ce cas-ci, la Glyphosate Taskforce a envoyé au BfR une compilation de milliers de pages d’études scientifiques, dont des études confidentielles réalisées par l’industrie. Plutôt que de partir d’une page blanche, l’institut allemand, débordé, a pris ce document comme base pour constituer le dossier d’évaluation, corrigeant et rajoutant des informations ici et là. Enrichi notamment d’une critique torpillant l’étude du CIRC, ce document de la Glyphosate Taskforce a ensuite servi de base de discussion aux experts européens et nationaux, sous la tutelle de l’EFSA, pour prendre leur décision finale.

Alors que le CIRC avait sélectionné des spécialistes reconnus et exempts de conflits d’intérêts, les auteurs de l’avis européen restent bien mystérieux : on ne connaît pas l’identité des cinq personnes du BfR allemand qui ont rédigé le rapport, et seuls 14 des 73 experts nationaux qui l’ont discuté ont accepté que leur nom soit rendu public. De plus, le CIRC n’a utilisé que des données scientifiques publiques, tandis que l’avis européen a puisé dans des études confidentielles de l’industrie qui, selon l’EFSA, ont joué un rôle « crucial ». L’agence européenne ne respecte donc pas les impératifs de transparence qui permettraient à la communauté scientifique d’évaluer la qualité de son travail. Dans ses documents, l’EFSA n’hésite d’ailleurs pas à censurer le simple titre de nombreuses études.

Un modèle à repenser

Ce conflit ouvert entre l’EFSA et le CIRC, une institution internationalement reconnue, est exceptionnel. Il est aussi utile, car c’est tout un système public de contrôle de la toxicité des produits qui voit ainsi ses contradictions étalées au grand jour. Et le contexte politique est tout sauf anodin : avec les négociations commerciales transatlantiques en cours entre l’Union européenne et les États-Unis (le fameux TTIP), une interdiction du glyphosate sonnerait comme une déclaration de guerre contre l’industrie agroalimentaire américaine, qui a largement recours aux OGM et au Roundup de Monsanto. De plus, les produits alternatifs au glyphosate ne sont pas légion, et souvent plus toxiques encore.

Derrière cette molécule, on voit que c’est tout un modèle agricole qui doit se réorganiser, toute une relation aux « mauvaises herbes » qui doit être repensée, et surtout tout un système public d’évaluation des risques qu’il faut faire évoluer. Le simple respect de la méthodologie scientifique serait un bon début…

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