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Écoles Steiner : Pédagogie réac-tive

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Mathilde Van Gheluwe. Tous droits réservés.

Une société plus solidaire, écologique, créative, émancipatrice. Voilà l’idéal que poursuivent les écoles d’inspiration Steiner, une pédagogie alternative qui cartonne. Pourtant, derrière cet engouement, il y a un homme, Rudolf Steiner, et sa vision réactionnaire du monde. Aujourd’hui, en Belgique, que reste- ­t-il de Rudolf dans Steiner ? Que nous dit ce mouvement sur les impasses de notre système éducatif et sur les paradoxes de l’écologie ? Enquête sur un bouillon de culture, entre utopie, réincarnation et anti-vaccination.

Ici, ce n’est pas le paradis, mais ça y ressemble. Quand on arrive à l’école de la Providence, à Templeuve (Hainaut), il faut d’abord s’enfoncer entre les haies, suivre le sentier de graviers, jusqu’au portail en bois. Soulever la clinche, puis traverser la première « cour », ou plutôt franchir une succession de carrés d’herbe, ici quelques rondins de bois, là un début de cabane, plus loin une toilette sèche rafistolée et un potager. Enfin, croiser une ribambelle de gamins occupés à se salir dans des pelouses aussi mal taillées que la chevelure de Philippe, le dirlo, qui nous précise illico, derrière ses lunettes de soleil, qu’ici, il n’y a pas vraiment de « di-rec-teur », mais un « processus de co-décision porté par le collège de profs ».

Les premiers hommes

Ce matin, à 10 heures, les petits rentrent de leur promenade quotidienne, plus d’une heure à crapahuter à travers champs, qu’il vente ou qu’il neige, morve au nez et salopette caoutchoutée. « Au jardin d’enfants – comprenez en maternelle – on travaille la volonté et le corps », nous glisse Charlotte, la jardinière – comprenez l’instit. Les 3e primaire sont en « période construction ». Leur mission : construire un abri, à l’ancienne, avec les moyens du bord et les matériaux de la région. Il leur faut trouver une pierre pour la fondation, la tailler, l’acheminer, expérimentant au passage le système de levier, aller bûcheronner un arbre mort dans la forêt, le tirer pour le faire tomber, utiliser la corde à douze nœuds pour calculer les angles, fabriquer des tuiles en argile, les cuire. « Ils font un peu comme les premiers hommes qui ont découvert le monde et s’en sont emparés », explique Anne, leur prof. Ici, pas de notes, un maximum de 20 élèves par classe, une attention portée à chacun, à l’apprentissage par l’expérience (avec les mains, le cœur et la tête), le tout dans un cadre ritualisé, suivant le cycle de la nature.

Pas dans le moule

Quelques jours plus tard, on a rendez-vous à la réunion « engagement parental », pour vérifier la motivation des parents désireux d’inscrire leur enfant sur la liste d’attente. « Il y a environ une place pour trois demandes », explique Servane, mère d’élève et présidente du conseil d’administration de l’école. Ici, comme dans la trentaine d’établissements d’inspiration Steiner de Belgique, les places sont chères.

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« Les écoles Steiner, c’est le must », explique un candidat-parent d’élève. Le must pour qui ? « Les citoyens alternatifs qui en ont marre d’une société ultra-compétitive et qui veulent autre chose pour leurs enfants et pour le monde de demain. » Un succès qui s’inscrit dans la critique d’un monde incapable de stopper sa course effrénée au consumérisme, du système éducatif en panne, qui « tue l’initiative », « formate » et met en « échec » ceux qui ne rentrent pas dans le moule. Connaissent-ils Rudolf Steiner, à l’origine de cette pédagogie à succès ? Pas vraiment. Au mieux, ils évoquent un « précurseur de l’écologie ».

Longtemps cantonnées à la Flandre, qui compte une vingtaine d’établissements, les écoles d’inspiration Steiner fleurissent désormais à Bruxelles et en Wallonie, soutenues jusque dans les rangs des élus Écolo. En 2014, le député Patrick Dupriez redoublait d’énergie pour porter la voix de la section d’enseignement secondaire Steiner à Namur jusqu’au Parlement de la Fédération Wallonie-Bruxelles (FWB), demandant les dérogations nécessaires à la pérennisation de l’initiative. Parmi cette dizaine de projets, une majorité d’écoles libres subventionnées, mais aussi l’école communale de Bouvignes-sur-Meuse (Dinant), littéralement « sauvée » par une introduction – pour l’instant à dose homéopathique – de la pédagogie Steiner, dixit la directrice et la presse locale. Menacée de fermeture faute d’enfants, cette école d’un quartier populaire a ainsi réussi à séduire de nouveaux parents souhaitant une pédagogie « bienveillante » pour leurs marmots. Pour cette rentrée de septembre 2019, l’engouement se confirme : la région de Charleroi dispose elle aussi de son école Steiner, et deux projets de cursus secondaire sont sur les rails, l’un à Herseaux (Mouscron), l’autre à Bruxelles.

« Attention, pas Steiner, mais d’inspiration Steiner », précise Marie Balesse, militante Écolo et porteuse du projet mouscronnois. Ce petit mot, « inspiration », n’a l’air de rien. Il ouvre pourtant, en onze lettres seulement, un abîme de questions.

Entre Saturne et Pluton

Parce que derrière la success story, il y a une pédagogie, lancée en Allemagne il y a tout juste 100 ans. Et derrière cette pédagogie, il y a surtout un homme, Rudolf Steiner, penseur autrichien controversé du début du XXe siècle, génie visionnaire pour les uns, dangereux réac pour les autres. Qui est donc ce Rudolf Steiner ? Et surtout, que reste-t-il de sa vision du monde aujourd’hui dans les écoles belges ?

Entre réincarnation des planètes, destinées karmiques, combat entre forces lucifériennes et ahrimaniennes, avouons-le : lire du Rudolf Steiner dans le texte donne parfois l’impression d’être scotché quelque part entre Saturne et Pluton. Deux mille pages de lecture plus tard, on tente de vous résumer l’affaire :

Rudolf Steiner, auteur et conférencier prolifique – plus de 6 000 conférences à son actif a passé sa vie à développer une doctrine : l’anthroposophie.

Selon lui, l’univers est composé de plusieurs dimensions interdépendantes. Le monde physique, visible et accessible à la science, n’est donc qu’une dimension parmi d’autres, invisibles à l’œil nu. Selon une cosmogonie mêlant diverses traditions, Steiner développe une « science de l’esprit », censée permettre à l’humain de connaître les lois universelles qui régissent ce grand tout, pour y trouver sa place et y déployer sa liberté individuelle. Dans cette articulation du monde, qui veut réconcilier les dimensions, tout évolue selon une logique mêlant réincarnation et karma. Pendant que les planètes se réincarnent, l’être humain, lui aussi, ne cesserait de « renaître », vie après vie. Et ses choix influenceraient ses destinées futures, une vie « superficielle » pouvant mener à une « disposition au mensonge » dans la suivante, puis à des « organes mal construits » dans la troisième.

En résulte une vision globale et hiérarchisée du monde, qui débouchera sur des applications dans tous les domaines : l’agriculture, la médecine, l’architecture, le système économique ou encore la pédagogie.

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La science, l’ennemi

Cette conception du monde, née sur le terreau intellectuel de la théosophie et du romantisme allemand, se crée en réaction directe aux effets pervers de la modernité. Mais chez Rudolf Steiner, cela vire à l’obsession. À longueur de pages, il vitupère contre le matérialisme, qui « prendra fréquemment des mesures opposées à celles qui conviendraient » et par extension la science, ou plutôt ses « excès ». Dans L’Éducation de l’enfant, il écrit : « Le trait le plus caractéristique de la civilisation récente, (…) qui donne des signes indéniables de décadence, c’est l’extension de la pensée raisonnante, intellectuelle, à toute l’humanité. »

Aujourd’hui, si les termes ont changé, la pensée épouse la critique actuelle de notre système capitaliste broyeur de terre et d’hommes, et de sa médecine devenue incapable de voir l’humain autrement qu’à travers une collection de symptômes.

L’exemple le plus parlant est sûrement la récurrence des positions anti-vaccin dans les écoles Steiner. « Aujourd’hui on a tout aseptisé, on forme des gamins prêts à être fonctionnels, on a oublié notre nature. Avant, on vivait avec les maladies, elles faisaient partie de la vie », nous raconte Damien (prénom modifié), parent d’élève, entre deux coupages de fruits prévus lors d’une fête d’école. Ce type de discours, Médor l’a croisé à de nombreuses reprises dans ses pérégrinations à travers la galaxie Steiner (plus d’une quarantaine de personnes ont été interrogées pour cette enquête).

Coqueluche et rougeole

En 2011, c’est à Gand, dans des écoles anthroposophiques, que sont apparus les premiers foyers de l’épidémie de rougeole (60 enfants atteints) qui touchera la Belgique. Côté francophone, des sources de première ligne au sein des autorités sanitaires ont révélé à Médor avoir enregistré ces dernières années « plusieurs cas groupés de coqueluche en école Steiner dans le Brabant wallon », même si la méfiance anti-vaccin n’est pas l’apanage des écoles Steiner. Le Dr Romain Mahieu, de l’Observatoire de la santé et du social de Bruxelles-Capitale, indique que ses services ont déjà « identifié des pédiatres proches de l’anthroposophie ou plus simplement anti-vaccin, qui collent l’étiquette d’un vaccin dans le carnet de santé de l’enfant (comme s’ils l’avaient vacciné) et jettent l’ampoule à la poubelle pour que celui-ci puisse intégrer une crèche par exemple ». Une pratique très difficile à prouver. Aucune plainte ne serait d’ailleurs arrivée à l’Ordre des médecins.

Dans les faits, les écoles collaborent avec les organismes de santé publique, proposent la vaccination via les Services de promotion de la santé à l’école, implantés localement. Mais certaines reconnaissent qu’une partie de leur public est méfiante envers les vaccins.

En avril dernier, la Fédération internationale des associations médicales anthroposophes, face à une polémique d’ampleur mondiale, a tenté d’éteindre le feu en adoptant une position officielle : « La médecine anthroposophique ne défend aucune attitude anti-vaccins ni ne soutient aucun mouvement antivaccination. »

À l’école d’inspiration Steiner EOS à Bruxelles, on aimerait oublier une conférence de mars 2018. L’équipe avait invité Henri Joyeux, médecin français, porte-étendard du mouvement anti-vaccin, à venir parler « santé et alimentation », son autre dada. Anne-Bénédicte, fondatrice de l’école, nous raconte cette mauvaise pub : « On cherchait à faire entrer des sous pour le développement de l’école, une mère d’élève naturo-
pathe le connaissait bien, c’est un personnage connu et reconnu. J’étais déçue, car on l’a invité à parler de l’alimentation ; mais il a notamment parlé de la vaccination, je ne m’y attendais pas. »

Ouvert aux « âmes à naître »

Ce médecin est aussi un catholique conservateur militant, farouche opposant à l’avortement et au mariage gay. Comment un tel profil catho identitaire se retrouve-t-il sur les mêmes bancs que les bobos-écolos bru­xellois de Steiner ? Les deux s’opposent sur bien des points, mais se rejoignent sur une même volonté de « laisser faire la nature ».

En évoquant ce parallèle, Sofie (prénom d’emprunt), qui a fait toute sa scolarité dans une école Steiner en Flandre et y a mis ses enfants, raconte cette anecdote : « Je ne sais pas si ça sort de Steiner ou pas, mais j’ai toujours eu en tête que lorsque tu fais l’amour, tu dois rester ouvert aux “âmes à naître”. » Sur le coup, on n’avait pas su trop quoi penser. Deux mois plus tard, on a trouvé ce petit manuel pratique anthroposophique édité en 2005, Contraception et connaissance de soi, dans lequel un titre a attiré notre attention : « Ouverture au monde des âmes à naître ». La contraception y est vue comme une barrière à l’incarnation et dans le cas d’un avortement, « les conséquences pour cette âme pourraient dépendre du chemin qu’elle aura déjà parcouru ». À chacun, selon l’auteur, de « se positionner individuellement », en toute connaissance de cause.

Sofie, elle, n’a jamais lu Steiner. Elle n’a donc jamais lu non plus ce genre de passage, issus des ouvrages du maître : « Lorsque les activités dont l’enfant est témoin sont empreintes de moralité, alors se constituent dans le cerveau et la circulation du sang les aptitudes physiques à un sens moral sain. Si l’enfant n’a sous les yeux que des comportements déraisonnables, le cerveau prend des formes telles que dans la suite il n’est propre qu’à des sottises. » (L’Éducation de l’Enfant)

Ou encore : « Quelqu’un dont le lobe occipital est trop petit ne devient pas forcément meurtrier. Il ne le deviendra que s’il ne reçoit pas une éducation appropriée. » (Santé et maladie)

Pour Elsa Roland, docteure en sciences de l’éducation à l’ULB, qui a parcouru les principaux écrits pédagogiques de Steiner, « oui, il y a un déterminisme induit dans ses propos sur la pédagogie. On voit clairement l’idée qu’il existe UNE nature humaine, décrite de façon très précise, comme s’il s’agissait d’une observation scientifique, qui permettrait de déterminer les besoins de l’enfant. » Mais elle remet les choses dans leur contexte de l’époque, la volonté de mettre enfin l’enfant au centre du pédagogique, les débuts de l’intérêt scientifique pour l’éducation, avec l’apparition de la psychophysiologie, mais aussi un foisonnement de théories et d’errances qui en découleront, des tests de QI aux mesures de crânes pour en déduire l’intelligence. Pour elle, « l’enjeu majeur, à l’heure où ces pédagogies alternatives connaissent un tel engouement, c’est de voir comment elles s’actualisent ».

Intuitions

Aujourd’hui, dans les écoles, comment chacun fait-il le tri dans l’héritage de Rudolf Steiner ? Que garder, que jeter ? Retour à La Providence, à Templeuve. Anne, la prof des 3e primaire, qui est arrivée ici « un peu par hasard », voit la pédagogie Steiner comme une méthode qui « prend vraiment l’enfant en compte », que chacun « applique selon ce qui lui parle », et surtout « où l’on se remet toujours en question, au sein d’un collège de profs tous les jeudis ». Il y a donc bien un cadre général, dont chaque prof – par ailleurs diplômé de la FWB – « peut s’emparer ou qu’il peut adapter », explique la quadra, pas branchée ésotérisme pour un sou. Ce cadre va de la couleur des murs à l’usage de matériaux naturels en classe, en passant par l’apprentissage par périodes, l’utilisation de la flûte, du chant ou du tricot pour développer la coordination, la motricité fine, la place de l’art, de la créativité, de la spiritualité.

Et surtout, l’ordre de transmission des savoirs suit les trois périodes du développement de l’enfant établies par Rudolf Steiner : de la naissance à 7 ans (phase d’imitation), de 7 à 14 ans (phase du sens, du modèle à suivre, de l’exemple) et après 14 ans (phase de la pensée critique). C’est ce qui explique que la lecture ou l’écriture arrivent plus tard que dans le système classique, par exemple. « Souvent, quand je suis le programme, je me dis tout à coup, ouah, quelle intuition géniale ! », raconte Anne. Parce que derrière les dérives de Rudolf, il y a aussi les intuitions de Steiner. Philippe, lui, avait passé quinze ans à enseigner dans une école « ordinaire », à Vezon (Hainaut), avant de débarquer ici. « À l’époque, j’avais l’impression de ne plus rien apporter aux enfants, de tourner en rond. J’étais comme dans le culot d’une bouteille, alors qu’ici je ne vois que des ouvertures. » Nombre de parents d’élèves nous parlent de leur enfant dyslexique ou atteint de TDA (trouble de l’attention), jadis en échec, et qui s’épanouit depuis qu’il est passé par une école Steiner. Ou du bonheur de voir que leur enfant n’est pas vu ici comme « un cerveau à remplir », mais comme un citoyen qui « créera le monde de demain ».

Pour l’instant, « côté francophone, aucune étude indépendante et à large échelle (sur les “performances” de la méthode Steiner, NDLR) n’a vu le jour », rappelle la chercheuse de l’ULB Elsa Roland. En Allemagne, aux Pays-Bas ou en Suisse, les études convergent pour acter une éducation capable de maintenir l’envie d’apprendre, avec ouverture d’esprit, autonomie et une bonne estime de soi. Pour l’aspect cognitif, les études indépendantes les plus proches de chez nous sont plus mitigées. Le défi d’ancrer la pédagogie Steiner dans l’avenir est de taille. Les pédagogues qui épaulent les nouveaux projets le savent bien.

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Chacun son karma

Aujourd’hui, parmi toutes les écoles « d’inspiration » Steiner en Wallonie et à Bruxelles, on trouve une large palette de déclinaisons. Pour voir plus clair dans ce magma, il faut pousser jusqu’à Villers-la-Ville, chez un témoin-clé, Viviane Olbregts, responsable de l’asbl EVIE (Éducation à la vie et à l’individualité éthique), organisme belge de formation en pédagogie Steiner, qui a accompagné 120 personnes. Cette médecin anthroposophe a épaulé pas mal de créations de projets d’écoles ou de classes Steiner. Et se retrouve au milieu du gué, observatrice et modératrice d’initiatives et profils plus ou moins puristes sur l’échelle de la pédagogie Steiner.

Pour elle, convaincue que l’anthroposophie « élargit les connaissances », en « reliant les différentes dimensions de l’humain », l’important réside dans l’idée de « chemin ». « Oui, il y a les lois générales décrites par Steiner, sur lesquelles se développe la pédagogie, mais l’important, c’est de dépasser la théorie et que chacun mette en pratique ce qui fait sens pour lui. » Mais quand on lui demande s’il n’y a pas, quand même, des personnes qui pourraient lire Steiner et en faire de la bouillie de cerveau, parce que quand même, le Maître dans le texte, c’est un peu… abscons, Viviane Olbregts ajoute : « Oui, il y a des dogmatiques, des personnes qui se marient avec l’anthroposophie et qui considèrent qu’au-delà de Steiner, point de salut. Mais c’est le propre de l’humain. » Et aussi le propre d’une doctrine ésotérique, dans laquelle chacun se fraye son propre chemin, se distancie plus ou moins du texte de base, un chemin où il y a les initiés, ceux qui ont compris, et puis les autres, un peu moins avancés karmiquement, ces non-éveillés qu’on toise.

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Plusieurs profs, anciens profs ou parents d’élèves d’au moins trois écoles nous ont raconté avoir déjà vu ou entendu des positions dogmatiques « débiles ». Parfois, l’anecdote fait simplement sourire. Comme ce prof qui s’insurge de voir un jardinier passer la débroussailleuse et pas la faux dans le jardin de l’école. Ou ces autres instits qui détournent de façon absolue les enfants de la lecture ou l’écriture parce qu’ils n’ont pas encore atteint les 7 ans décrits par Steiner. Ou ce prof qui, face à un problème de violence entre enfants en bas âge, aurait expliqué qu’il fallait laisser leurs « âmes s’affronter ». Côté dérives, rien n’est jamais remonté en Belgique au Centre d’information et d’avis sur les organisations sectaires nuisibles.

Il y a enfin cet exemple extrême, ce prof viré d’une école Steiner en France en juin dernier. Sur YouTube, l’homme faisait la promotion de théories racialistes, empruntant à l’occultisme et à la morphopsychologie. Comme le relatait Le Point, « Charles Spiritualité » – c’est son pseudo – expliquait que « le nez africain moyen correspond à un nez “terrestre” qui “évoque de la chaleur et de la bonne humeur”, soit des personnes “spontanées” et “primaires” qui aiment les choses concrètes. » Ce type d’écrits, on en croise aussi dans les livres de… Rudolf Steiner.

Co-décision

Autant d’exemples face auxquels l’absence de cadre clair fait débat, dans un contexte scolaire. Sofie, elle qui a passé toute sa scolarité chez Steiner en Flandre et a choisi d’y mettre ses enfants, est dans le brouillard. « Je ne sais pas comment le dire autrement, chez Steiner, c’est flou. » Le flou d’avoir passé toutes ces années dans cette école sans avoir jamais entendu parler précisément de Rudolf Steiner. Le flou d’être ravie d’avoir reçu des valeurs d’ouverture, tout en estimant avoir baigné dans un monde en vase clos. Le flou, enfin, d’être embarquée dans un système éducatif bienveillant, mais où tout le monde passe son temps à contester les règles, à les discuter. Car c’est aussi ce qui fait l’ambivalence des écoles Steiner.

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Mathilde Van Gheluwe. Tous droits réservés

Longtemps assimilées à des îlots de contre-culture, nées d’une réaction au modèle sociétal et éducatif dominant, elles ont expérimenté chacune à leur façon un système d’autogestion et de co-responsabilité, jusque dans le collège de profs. Et où la direction ne peut être responsable, seule, des décisions pédagogiques, selon l’application des idées de Rudolf Steiner. Une belle utopie inapplicable à large échelle ? Trois cas récents nous ont été rapportés, à la fois par des parents, des professeurs ou des directions, décrivant tous des situations similaires : un flou dans le processus de prise de décision, avec des luttes de pouvoir interne, qui ont empêché ou ralenti la résolution de situations de violence entre enfants. Ou qui ont entraîné une forme d’arbitraire dans la décision de l’éviction ou du maintien d’un professeur. L’un des cas a d’ailleurs fait l’objet d’une plainte à la police, classée sans suite.

Couper le cordon

« Il y a une rumeur, dans les écoles, selon laquelle Steiner aurait dit que la direction ne pouvait s’occuper du pédagogique. Qu’il l’ait dit ou pas, on s’en fiche ! Si ça dysfonctionne, on en discute et on le change », nous confie une direction, pour qui l’avenir doit être à un dialogue plus poussé avec l’extérieur. Pour éviter de jeter le bébé avec l’eau du bain.

À l’heure où les initiatives pédagogiques bouillonnent, questionnant les carences d’un modèle éducatif en panne, il est urgent d’analyser en profondeur et de façon indépendante ce modèle né il y a plus de 100 ans, pour voir comment le faire résonner dans la société actuelle. Quitte à couper clairement avec certains écrits du fondateur. Reste à savoir si cette pédagogie, basée sur une vision totale du monde, peut résister à l’ouverture. En 1994 déjà, dans une revue de l’UNESCO, le chercheur allemand Heiner Ullrich, qui observait la virulence des débats entre pro et anti-Steiner, se questionnait : « Est-il possible de résoudre ce paradoxe fondamental de la pédagogie de Steiner : la création d’une pratique fructueuse sur la base d’une théorie douteuse ? »

La future section secondaire Steiner à Herseaux (Mouscron), adossée à une école technique en recherche d’un souffle nouveau, pourrait être un bon laboratoire pour tester l’ouverture, sur le même modèle qu’à Namur.

Retour à La Providence, Templeuve. 22 juin. 21 heures. Feux de la Saint-Jean. Philippe, le « dirlo-enfin-pas-vraiment », fourche à la main, est concentré. Le feu commence seulement à réduire. Une demi-heure plus tôt, les flammes brûlaient presque les visages. Les gamins avaient dû reculer d’un mètre. Mais le moment approche. Le rituel de passage. L’instant de bravoure. Celui où les grands de 6e primaire pourront, enfin, sauter au-dessus des braises. Tout seuls, avant de partir. Une prise de risque contrôlée.

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