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L’artiste au centre

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Cyriel Van der Auwera. CC BY-NC-ND.

En 2015, la Fédération Wallonie-Bruxelles lançait « Bouger les lignes », une grand-messe de la culture censée remettre « l’artiste au centre ». Les compagnies de théâtre se mirent à rêver d’un refinancement. Avant de voir l’un des leurs, Fabrice Murgia, accéder à la tête du Théâtre national. Quatre ans plus tard, pourtant, les lignes n’ont pas tant bougé que cela…

Thomas Prédour est un témoin précieux. De ceux qui permettent de tisser des liens entre des événements distants de plusieurs mois. Le 19 septembre 2015, celui qui est alors chef de cabinet adjoint de Joëlle Milquet (cdH) se tient assis dans les travées du Théâtre national, en plein cœur de Bruxelles. Ministre de la Culture de la Fédération Wallonie-Bruxelles (FWB) depuis un an, Joëlle Milquet vient y lancer une réflexion censée « construire la nouvelle offre culturelle du XXIe siècle » et – surtout – « remettre l’artiste au centre » du jeu. En guise d’apéritif, des artistes comme l’autrice-compositrice Mélanie de Biasio ou le metteur en scène Fabrice Murgia échangent leurs points de vue concernant « La culture au XXIe siècle ». Avant que la ministre ne monte sur scène pour se lancer dans un monologue de plus d’une heure.

Dans la salle, l’événement excite l’imagination du public, principalement celle des artistes du théâtre pour adultes. Milquet a trouvé un nom-choc pour son opération : « Bouger les lignes ». Voilà des années que les compagnies se plaignent d’une paupérisation grandissante. L’occasion paraît presque trop belle d’enfin changer les choses.

Moins d’un an plus tard, le 23 mai 2016, Thomas Prédour retrouve Fabrice Murgia et le Théâtre national. Membre du conseil d’administration (CA) du Théâtre en tant que représentant du cabinet de la Culture, Prédour vote ce jour-là, en compagnie du CA, en faveur de la candidature du jeune metteur en scène liégeois à la tête du National. « Le cabinet avait fait le choix de le soutenir. Il y avait cette idée qu’il était le candidat du renouvellement, c’était l’incarnation physique de “Bouger les lignes” », se souvient Thomas Prédour. Quel plus beau symbole en effet que de poster un artiste aussi populaire, issu du sérail des compagnies, « au centre » de l’institution théâtrale la plus dotée de la FWB ?

C’est dans cette ambiance teintée d’espoir que Fabrice Murgia fait ses débuts au Théâtre national. Avant cela, il aura fallu deux tours au conseil d’administration de l’institution pour le choisir au détriment de Serge Rangoni, directeur du Théâtre de Liège, dans la course à la direction. Au début, Serge Rangoni a les faveurs des sondages. Mais il ne s’entend guère avec Jean-Louis Colinet, le directeur en partance du National. Surtout, Colinet espère bien pousser Fabrice Murgia, son poulain, à la tête d’une institution dont le jeune homme, alors âgé de 32 ans, a été nommé artiste associé en 2009. Une tactique qui fonctionne puisque c’est Fabrice Murgia qui accède au Saint-Graal.

Coup de poing

Lorsqu’il entre en fonction, Fabrice Murgia est loin d’être un inconnu. Formé au Conservatoire de Liège, il fait parler de lui une première fois en 2009 lorsqu’il écrit et met en scène Le chagrin des ogres, son premier succès qui fait sensation au « Off » du Festival d’Avignon l’année suivante. « Le chagrin des ogres appartient à cette catégorie de projets coups de poing qu’on reçoit avec une certaine stupéfaction et dont on ressort en sachant qu’il va rester dans nos mémoires », peut-on entendre à l’époque sur France Culture. Fabrice Murgia est aussi le frère du comédien David Murgia, récompensé par un Molière de la révélation masculine en 2015.

En quelques années, le jeune metteur en scène enchaîne les créations et collectionne les récompenses. En 2014, il reçoit un Lion d’argent à la Biennale de Venise. En 2015, il crée Karbon Kabaret, un spectacle qui attire des milliers de personnes place Saint-Lambert à Liège lors des Fêtes de Wallonie. Et, aujourd’hui, le voilà directeur du Théâtre national. « Je suis “né” artistiquement ici, j’avais envie d’embarquer le Théâtre “dans ma sauce” », répond-il lorsqu’on lui demande ce qui l’a poussé à prendre la tête de l’institution. Avant de préciser : « Sincèrement, je ne pensais pas que ma candidature serait validée. »

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"Fabrice Murgia : 28 ans. Futur grand". Le Soir, janvier 2012
Cyriel Van der Auwera. CC BY-NC-ND

Pourtant, c’est bien ce qui s’est passé. Décrit comme ambitieux et doté d’une énorme force de travail, Fabrice Murgia suscite un certain engouement. « Les attentes des compagnies et des artistes étaient énormes », se souvient Nicolas Dubois, directeur financier et administratif du Théâtre national. Même si, parfois, son jeune âge et son inexpérience font grincer des dents. « Quand vous apprenez à conduire, faut-il une Ferrari tout de suite ? », s’interroge une direction de théâtre, qui a préféré rester anonyme.

Des coulisses précaires

À cette époque, « Bouger les lignes » est sur des rails depuis quelque temps. La réflexion, organisée sous forme de coupoles réunissant les acteurs du secteur, charrie une tonne d’enjeux. « Pourtant, les artistes y participant parlaient principalement de précarité, d’absence de statut, du paternalisme du pouvoir politique. J’ai vite compris qu’on ne pourrait rien aborder de plus tant que cette question-là ne serait pas réglée », explique Stéphane Olivier, codirecteur de la compagnie « Transquinquennal », et qui participa à la coupole « Artiste au centre », coprésidée par… Fabrice Murgia.

Pour comprendre ce que veut dire « précarité » en théâtre pour adultes, il faut jeter un œil aux financements publics du secteur. En 2016, au moment de « Bouger les lignes », 24 millions d’euros de soutien structurel sont prévus pour les théâtres et seulement 2,6 millions pour les compagnies. Soit un ratio 90/10. Or, le paysage a changé depuis quelques dizaines d’années. « Auparavant c’étaient les théâtres qui créaient les spectacles via des artistes maison, explique une source proche du parlement de la FWB. Aujourd’hui, ils font souvent appel à des compagnies indépendantes avec lesquelles ils coproduisent un spectacle – les deux parties mettent une somme d’argent sur la table, NDLR – et qui sont devenues le cœur de la création. Or le financement n’a pas suivi cette évolution. »

Pour peser, les compagnies se sont organisées et ont créé la Chambre des compagnies théâtrales pour adultes (CCTA), qui regroupe 82 compagnies. Leurs revendications sont claires. « À enveloppe fermée, il faut un rééquilibrage de la répartition de l’argent. Ou bien il faut augmenter les budgets », explique Thibaut Nève, membre du conseil d’administration de la CCTA. Quand Joëlle Milquet lâche lors de son discours du 19 septembre 2015 qu’il convient de « remettre le curseur sur la création et l’artiste avant de le mettre, comme ce fut trop souvent le cas, sur l’institution », les compagnies se frottent les mains. Très vite pourtant, « Bouger les lignes » s’enlise. Joëlle Milquet est occupée par le Pacte d’excellence pour l’enseignement « et les moyens n’ont pas suivi. Le cabinet de la Culture était tout petit », se souvient Thomas Prédour. Le 11 juillet 2016, la ministre démissionne, emportée par le scandale des « collaborateurs fantômes » tout en… emportant avec elle les espoirs de rééquilibrage financier des compagnies. Dès sa prise de pouvoir, Alda Greoli (cdH) – qui a succédé à Joëlle Milquet – a effectivement décidé « de ne pas suivre les recommandations plus radicales » contenues dans une note d’orientation consacrée au théâtre pour adultes et qui envisageait ce rééquilibrage, explique Thomas Prédour, qui occupa encore pour un temps le poste de directeur de cabinet adjoint chez la nouvelle ministre.

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"Tussen chouchou et rebel" (Entre chouchou et rebelle), portrait de Fabrice Murgia. De Standaard, janvier 2012
Cyriel Van der Auwera. CC BY-NC-ND

Aujourd’hui, « Bouger les lignes » a certes accouché d’une liste de 40 mesures pour l’ensemble de la culture et d’un décret « arts de la scène » réorganisant les modes de subventionnement du secteur. Alda Greoli a également augmenté les moyens des théâtres et des compagnies, même s’il ne s’agit que d’une compensation de la non-indexation du secteur, en vigueur depuis plusieurs années. Mais pour ce qui est de la répartition des financements, on en est resté au 90/10. Surtout : si le nombre de compagnies soutenues – via des contrats-programmes, le document liant la Communauté française aux opérateurs financés – a augmenté, passant de 21 à 29, il s’agit principalement de petits financements tournant entre 60 000 et 90 000 euros. « Créer des compagnies à 60 000 euros, c’est du saupoudrage. Il faut au moins 125 000 euros pour pouvoir les professionnaliser », estime Renaud Riga, administrateur délégué du « Collectif Mensuel ». Les compagnies dotées de moins de 125 000 euros peuvent certes obtenir un soutien financier complémentaire « au projet », mais ici aussi le budget est assez faible : 1,941 million d’euros en 2018 pour 50 projets soutenus.

Dans cette situation, beaucoup de compagnies témoignent de conditions de travail difficiles. « Les projets sont présentés dans de belles salles, mais les coulisses sont très précaires », lâche une directrice de compagnie, qui a préféré rester anonyme. Avant de préciser. « Ce n’est pas les compagnies contre les théâtres. Je connais les réalités du métier. » Car les théâtres se plaignent aussi. « Tout le monde est mal doté, c’est un débat de pauvres, selon Sylvie Somen, directrice générale et artistique du Théâtre Varia. On travaille avec des bouts de chandel­le. » À titre d’exemple, le Théâtre de la Balsamine dispose d’un financement de 750 000 euros là où le Varia monte à 1,8 million et le Théâtre national à sept millions. Un dernier chiffre qui paraît imposant mais qui serait « insuffisant » pour un opérateur de la taille du National d’après notre source proche du parlement de la FWB.

Assise dans son bureau, Alda Greoli s’agite, quand on évoque le sort des compagnies comparé à celui des théâtres. « Sur quoi porte ce rééquilibrage ? Cela n’a aucun sens, on compare des pommes et des poires », affirme-t-elle. Avant d’ajouter, lorsqu’on évoque des pistes financières et comme pour mieux souligner l’absurdité de la question : « On m’a même proposé de supprimer le Théâtre national. » Cet enchaînement d’idées n’est pas anodin : avec sa subvention s’élevant à sept millions d’euros et son emploi de 64 équivalents temps pleins permanents, le National incarne une sorte de « luxe » qui crée des envies en ces périodes de vaches maigres. « Notre secteur, sous ses atours progressistes, est aussi un milieu où la compétition est grande », explique Alexandre Caputo, directeur artistique du Théâtre des Tanneurs et qui fut aussi conseiller artistique et directeur du Festival XS au Théâtre national.

Dans ce contexte, le National constitue une bonne illustration des tensions que l’on peut observer à propos de la question des emplois artistiques, une pomme de discorde entre théâtres et compagnies. Tous les théâtres consacrent effectivement une partie de leurs financements aux salaires de leurs employés et à l’entretien de l’« outil » (bâtiment, salles de spectacles, etc.). Ne laissant souvent, selon la CCTA, qu’une part congrue pour l’emploi des artistes. Des objectifs chiffrés en matière d’emplois artistiques ont pourtant bien été intégrés aux nouveaux contrats-programmes 2018-2022. Mais, dans les faits, pour la CCTA, cela ne change pas grand-chose. « Ces objectifs sont déclaratifs, c’est l’opérateur (le théâtre mais aussi une compagnie, NDLR) qui les définit, parfois en négociant un peu avec l’administration », peste Thibaut Nève. Cerise sur le gâteau, l’administration serait incapable de vérifier que les engagements pris sont bien respectés. « Elle est dépassée et ne dis­pose pas des outils pour analyser les chif­fres », explique Thomas Prédour. Autre problème : compagnies et théâtres ne sont pas d’accord sur la définition que l’on donne à cet emploi artistique. Et ils vivent des réalités différentes. « Pour faire fonctionner un théâtre, il faut du personnel permanent, du matériel. Cela a un coût et les compagnies en bénéficient. On peut bien sûr diminuer l’emploi des théâtres, mais alors on ne fera plus rien. Théâtres et compagnies sont interdépendants dans leur fonctionnement », argumente Nicolas Dubois, le directeur financier du National. « Je ne pense pas que les théâtres prennent l’argent des compagnies, renchérit Fabrice Murgia. Au Studio national – un outil qu’il a créé au sein du National et qui est censé accompagner des artistes en création –, 70 à 80 % des employés sont sur le plateau ou sont des techniciens, au service de la création. »

Une forteresse imprenable

Malgré ce plaidoyer, le Théâtre national s’est parfois retrouvé pointé du doigt. En 2016, un rapport hautement polémique, produit par la société de consultance Kurt Salmon, affirmait que la part de l’emploi artistique dans la masse salariale totale du National s’élevait à 12,17 %… Si la méthodologie du rapport est aujourd’hui régulièrement critiquée – dans son dossier de demande de subsides, le National valorisait 59 % d’emplois artistiques, comme pour mieux souligner les divergences sur cette question –, le chiffre a laissé des traces. Il est aussi venu renforcer l’image « historique » d’un théâtre que certaines compagnies ont pris l’habitude de dépeindre com­me une forteresse imprenable, fonctionnant en vase clos. « Pour nous, le National, ça a toujours été quelque chose de fermé, d’inaccessible. On n’a jamais vu Colinet (l’ancien directeur, NDLR) à un de nos spectacles », affirme une compagnie.

Dès son entrée en fonction, Fabrice Murgia montre d’ailleurs patte blanche. « Je veux rapprocher le National des compagnies et artistes de la Communauté française. Ceux-ci doivent pouvoir demander des comptes au National. […] C’est fini le temps des directeurs d’institution tout-puissants », explique-t-il à La Libre Belgique le jour de sa nomination.

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"Fabrice Murgia : Man of the Year". couverture Focus Vif, décembre 2012
Cyriel Van der Auwera. CC BY-NC-ND

Comme Obama

Aujourd’hui, malgré ces efforts, la réputation est toujours tenace. « Les attentes étaient tellement énormes qu’il y a fatalement des déçus. C’est un phénomène connu, comme celui qui s’est passé lors de l’élection d’Obama », commente Nicolas Dubois. « Dans son dossier de candidature à la direction, Fabrice Murgia a dressé une liste d’artistes avec lesquels il voulait travailler. On y retrouvait presque toutes les compagnies de la Fédération Wallonie-Bruxelles. Fatalement, ça fait des déçus », s’amuse de son côté une direction de compagnie.

Au Studio national, Fabrice Murgia a également choisi de limiter le nombre d’accompagnés à cinq ou six artistes par saison. Si les élus à qui nous avons parlé se félicitent du soutien qu’ils y ont reçu,
le nombre limité d’artistes reçus « a créé une énorme frustration du côté des com­pagnies », continue notre direction. « Avec l’argent qu’on a ici, je pourrais faire jouer tous les artistes de la Communauté française en accueil (un spectacle créé dans un autre lieu, NDLR). Mais nous voulons faire de la création. Cela va générer de la jalousie », confirme Fabrice Murgia. Et de la jalousie, il y en a. Notamment parce que Fabrice Murgia « se programme et privilégie sa galaxie liégeoise », affirme une direction de théâtre, sous couvert d’anonymat et à l’unisson d’autres intervenants, discrets eux aussi.

Lors de sa saison 2018-2019, le programme du Théâtre national a effectivement accueilli Sylvia, une œuvre que Fabrice Murgia a créée au sein du Studio national avec sa compagnie Artara et l’aide financière du Théâtre national. « Fabrice Murgia part du principe qu’il est l’un des artistes du Studio national, c’est-à-dire qu’il accorde à Artara, en coproduction annuelle, un apport qui ne peut excéder le montant de 100 000 euros », explique-t-on de côté d’Artara. Sur Sylvia, l’apport financier du Théâtre national a été de 150 000 euros, un montant plus élevé qui s’explique par le fait que « Fabrice Murgia ait choisi d’attendre deux ans pour créer à nouveau ». Cela, c’est
pour le volet création. Mais lors de la saison 2018-2019 toujours, on a aussi pu voir une « re-création » avec de nouveaux acteurs – toujours au sein du National – du Chagrin des ogres. Au total, ces deux spectacles ont comptabilisé 26 jours de représentation, ce qui hors festival et saison libre, faisait de Fabrice Murgia l’artiste créateur de théâtre pour adultes le plus programmé au National pour la saison 2018-2019.

Si l’on se base sur un calcul annuel, en 2018 et pour la première année de son nouveau contrat programme 2018-2022, la programmation du Théâtre national a également accueilli pour quatre jours Black Clouds, une pièce créée en 2016 par Fabrice Murgia et où il officie en tant que metteur en scène. Enfin, deux autres œuvres où Fabrice Murgia officiait en tant que metteur en scène (pour un opéra) ou directeur d’artistes – et totalisant 17 jours de représentation – ont également été programmées la même année.

Attention : Fabrice Murgia est loin d’être le premier directeur de théâtre à se faire jouer. Mais, dans un contexte financier difficile, et vu le statut du National, le signal passe assez mal. « Il a suscité beaucoup d’espoir. Il était jeune, issu du sérail des compagnies et annonçait un projet en rupture avec la manière de faire traditionnelle », se souvient notre direction anonyme de compagnie, un rien dépitée.

Notons pour être complet que lors de la saison 2018-2019, sur 12 spectacles valorisés par le National comme étant le produit d’artistes issus de la FWB, cinq étaient portés par au moins un(e) créateur/créatrice sorti(e) du Conservatoire de Liège ou y ayant officié comme professeure. Parmi eux, on trouve notamment Vincent Hennebicq, conseiller artistique à la programmation du National, qui a bénéficié d’un passage par le Studio national et a vu sa création L’attentat jouée 15 jours.

« Trop de gens qui crèvent la dalle »

Quand on l’interroge à propos de ses choix de programmation, Fabrice Murgia se défend. « Je ne suis pas l’artiste du Théâtre national. Il s’agit aussi d’une carte de visite pour le théâtre. Le conseil d’administration m’a choisi pour ce que je suis, un artiste. » L’« artiste au centre »… Surgit dès lors une interrogation : fallait-il mettre un artiste créateur au centre d’un théâtre comme le National dans le contexte actuel ? « Dans le secteur du théâtre, beaucoup de monde trouve normal qu’un directeur se program­me dans son propre établissement. Or quand vous mettez sept millions dans une structure, il faut des balises publiques et pas des balises établies par la structure elle-même et vérifiées par son propre CA… Pour moi, tout cela pose un problème éthique, de pouvoir. Mais politiquement, se pencher sur la gouvernance culturelle est compliqué parce que les institutions sont des asbl (le National est une Fondation d’utilité publique, mais cela ne change rien au débat, NDLR), dont la liberté est garantie », analyse notre source proche du parlement de la FWB.

Si Fabrice Murgia mentionne qu’il ne touche rien en plus de son salaire de direction lorsqu’il crée au National, la naissance de Sylvia a néanmoins généré de l’activité pour sa compagnie (occupant quatre personnes en plus de Fabrice Murgia, dont sa compagne) dont le site reprenait deux spectacles en tournée lors de la rédaction de cet article : Sylvia et Le chagrin des ogres nouvelle distribution. Une situation qui révèle un autre élément. « L’usage voulait qu’un artiste qui prenait la direction d’un théâtre abandonne le financement de sa compagnie. Fabrice Murgia est le premier directeur à avoir pu le conserver (pour un montant annuel de 125 000 euros, NDLR) », fait remarquer Sylvie Somen. Ce traitement de faveur a fait tiquer pas mal de monde du côté des théâtres. « Le fait que Fabrice ait pu garder son financement ne me dérange pas. Mais, en ce qui me concerne, j’ai dû abandonner le mien. Il faut de la cohérence. Où est le débat au parlement ? », souligne Michaël Delaunoy, directeur du théâtre du Rideau de Bruxelles.

Une autre manière de fonctionner est-elle possible ? À écouter Peggy Thomas, directrice du Théâtre de la Vie, on se prend à penser que oui. À la tête de son théâtre depuis 2012, cette metteuse en scène a décidé de ne pas y créer. « Il y a trop de gens qui crèvent la dalle dehors. » Néanmoins, elle souligne que « le fait de ne pas avoir de financement a pu pousser des artistes directeurs de théâtre à être tentés de les mettre à leur service. Garder sa subvention quand on est à la tête d’une institution n’est donc pas une mauvaise chose. Cela permet de continuer à créer, de ne pas se retrouver dépour­vu de tout à sa sortie de direction, et d’éviter ce genre de situation ». Un détail qui fait réagir une direction de compagnie, qui a préféré rester anonyme. « La réflexion se tient, mais alors il faudrait que le directeur ne crée pas au sein de son théâtre… »

Détail intéressant : Joëlle Milquet avait affecté un chapitre de sa note d’orientation à la gouvernance du secteur. Celui-ci préconisait « une clarification dans le contrat-programme du nombre de projets qui pourront être développés par le directeur-créateur au sein de l’institution, et des moyens financiers qui pourront y être consacrés ». On pensait également limiter le nombre de mandats de direction à deux fois cinq ans (ce que le Théâtre national a d’ailleurs fait). Autant de mesures qui n’ont pas été retenues. « Alda Greoli est très attachée à la liberté d’association. Contrairement à Joëlle Milquet, qui est plus étatiste, elle pense que l’État ne doit pas fixer trop de règles aux asbl », explique Thomas Prédour.

Pas le choix ?

De tous ces débats, une impression émerge : ces tensions, cristallisées sur le manque d’argent, sa répartition ou la gouvernance, semblent trahir un manque de ligne politique plus générale pour le secteur. « Le problème pour l’instant, c’est que, vu de l’extérieur, le théâtre francophone se porte bien. Il y a des spectacles de qualité, les salles sont remplies », analyse notre source proche du parlement de la FWB. Pourtant, malgré cette bonne santé de façade, la confusion dans laquelle le secteur semble plongé « crée les tensions que l’on connaît aujour­d’hui, déplore Sylvie Somen. Où est la vision politique ? »

En l’absence de celle-ci, on se plaît à penser qu’une phrase, entendue lors d’une matinée froide partagée avec un artiste passé par le Théâtre national, pourrait bien devenir la norme pour l’ensemble d’un secteur. « Fabrice Murgia n’a pas le choix. Dans le contexte actuel de paupérisation des compagnies et de manque de réflexion globale sur le secteur, le seul moyen pour un créateur
de faire grandir ses spectacles et de trouver
de l’argent, c’est de prendre la tête d’une grande institution. »

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