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Poulets sans tête

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La faillite policière est annoncée. Manque de personnel, démotivation, burn-out… La « base » reproche à la direction de la police de laisser pourrir la situation. Bientôt, les missions essentielles ne pourront plus être assurées. Tout profit pour la N-VA qui n’aura plus qu’à pousser sur le bouton : régionaliser, scinder ce grand corps de l’État qui titube.

Policiers d’en bas. Démoralisés

Petite devinette : combien d’enquêteurs restent mobilisés sur le scandale de corruption du Kazakhgate qui, depuis trois ans, fait trembler le MR, parti du Premier ministre Charles Michel ? Il y a deux policiers à temps partiel dans le cockpit. Le gouvernement peut dormir tranquille jusqu’aux élections générales du 26 mai 2019. « En France, ils sont sept, souffle un flic agacé. Nos voisins sont plus nombreux, le pays est plus grand, chacun le sait. Mais les trafics d’influence au sommet des deux États ont été les mêmes et l’enquête avance plus vite à Paris. » Ce n’est pas neuf. Il y a tout juste dix ans, la Belgique, l’Allemagne et d’autres ont reçu un colis que seul notre pays n’a pas su ouvrir. Un fichier transmis par un lanceur d’alerte et contenant les petits secrets bancaires de plusieurs grosses fortunes planquées au Liechtenstein.

Chez nous, aucune n’a été sanctionnée. Dès 2009, le grand patron de la poste allemande, lui, était jugé et condamné pour fraude organisée. Depuis une éternité, la police financière belge laisse filer des râles de colère. « Nous sommes une république bananière ! », ose un commissaire principal. Une terre d’impunité…

En décembre 2015, le premier numéro de Médor a révélé « le goût amer des pilules Mithra » : des contraceptifs commercialisés par le leader du marché belge, dopé par les subsides. Depuis plus de trois ans, une instruction judiciaire vise son ancien manager François Fornieri. Aujourd’hui, le parquet de Liège n’ose plus communiquer sur cette affaire : il n’y a plus d’enquêteur disponible.

En janvier dernier, une dizaine de policiers spécialisés ont débarqué au siège bruxellois de la firme Semlex. Ils ont saisi les ordinateurs de ce grand producteur de passeports, amoureux de l’Afrique. En cause ? Soupçons de corruption et crainte d’un trafic illégal de papiers d’identité vers des pays intriguant les services secrets occidentaux (l’Iran, par exemple). Seulement voilà : il faudrait forcément l’aide de la Federal Computer Crime Unit (FCCU) pour analyser les données captées en perquisition. Sous d’autres cieux, la simple évocation de cette police informatique ferait frémir n’importe quel délinquant en col blanc.

Pas chez nous. La FCCU est à sec, vidée de sa substance humaine. Dans une lettre envoyée le 13 mars dernier à ses supérieurs, le directeur de cette unité spécialisée, le néerlandophone Walter Coenraets, avertissait qu’après l’été son service ne compterait plus que 13 cyberflics, contre 22 en juin dernier et 44 prévus par le cadre administratif. « Le grand risque qui en découle consiste en une plus grande exposition aux cyberattaques et à une moindre sécurité sur ce plan », dit la note. Faute de personnel, la Computer Crime Unit ne peut répondre aux demandes des juges d’instruction qui travaillent sur le dossier Semlex et sur bien d’autres. Telle l’affaire des fonds libyens gelés en Belgique et qui auraient disparu : la justice belge prétend qu’elle pourrait saisir quel­que 16,1 milliards d’euros placés illégalement par des intermédiaires financiers roulant pour la Libye. Mais l’enquête patine. Pas assez de policiers de la FCCU pour analyser les données.

La crim organisée en souffrance

Ces carences criantes remontent de la base au sommet de la Direction générale de la police judiciaire, la branche opérationnelle de la police fédérale. Ces soucis sont emblématiques et l’état-major est suspecté de les nier. Ils grippent la machine : à l’image de la FCCU, les services fédéraux, centraux, sont censés venir en appui des autres forces de police, locales, par exemple. Serait-ce la montée du terrorisme islamiste qui détourne les moyens humains ? Non. En théorie, la direction « criminalité organisée » de la police judiciaire fédérale (DJSOC) devrait compter un total de 292 hommes ou femmes ; il y en a 202, soit un déficit de 30 %. Mais ce ne sont pas les neuf policiers venus soutenir les forces spéciales antiterrorisme (de 21 à 30) qui expliquent cette décrue.

« Nous aussi, nous manquons d’effectifs, commente un vétéran du « terro ». Cela dit, nous comprenons qu’il est difficile d’engager en vitesse du personnel qualifié, entraîné, préparé aux manœuvres d’infiltration, prêt à aller au feu. » Ce soutien aurait été nécessaire lors de la perquisition au 50, rue du Dries, à Forest, le 15 mars 2016.

Chacun a en mémoire cette opération policière menée une semaine avant les attentats de Bruxelles. Seul survivant du commando de Paris, Salah Abdeslam était alors en cavale. Une équipe de policiers non assistés par les forces spéciales s’était retrouvée nez à nez avec la kalachnikov d’un des complices d’Abdeslam. Ils s’en étaient tirés avec la peur de leur vie, obligés de laisser filer l’ennemi public n°1.

« Nous sommes et restons débordés par les événements, confirme un acteur de cette opération. Vous imaginez que les 28 premiers prisonniers jugés et condamnés pour des faits de recrutement djihadiste et de participation à une organisation terroriste vont retrouver la liberté d’ici à la fin de l’année ? Ils auront purgé leur peine (de cinq ans) et il faut être sot pour croire que nous serons en mesure de les surveiller de près. »

480 burn-out en un an

Au sein de la police d’en bas, l’amertume et le découragement ont culminé au printemps, à la suite de deux événements tragiques. La bavure d’un policier de la route, dont la balle mal maîtrisée a abattu la petite Mawda, fille d’un couple de réfugiés kurdes intercepté sur l’autoroute E42. Et la mort de deux agentes autour d’une école de Liège, froidement abattues par un récidiviste radicalisé dont la permission judiciaire n’avait pas été signifiée à la police locale.

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Une double fatalité ? « Je suis dégoûté, raconte un jeune policier bruxellois. Moi aussi, j’ai été impliqué dans ce genre de course-poursuite. Heureusement que tout s’est bien terminé, car sur le principe de la légitime défense, mes quatre collègues et moi, nous ne percevions pas les consignes à suivre de la même manière. Elles ne sont pas si claires. Quant au double meurtre de Liège, j’avoue qu’il ne m’étonne pas. Nous sommes devenus “la” cible, sans y être préparés. Tout le monde n’a pas eu accès aux mêmes formations et les mesures de sécurité, comme le port permanent du gilet pare-balles, ne sont pas généralisées. » Hasard ou non, ce policier fait partie d’une zone de police soumise à une crise aiguë de management.

Selon la « stress team » de la police fédérale, 480 burn-out y ont été constatés entre le 1er mai 2017 et le 30 avril 2018. L’alcool fait à ce point des ravages que la direction de la police a imposé une illusoire « tolérance zéro » (voir p. 27). « Le système ne tient pas par lui-même, souffle une policière. Il résiste parce que, mes collègues et moi, nous continuons à faire le job, malgré le laisser-aller, la pyramide des âges qui annonce un tout gros souci et les départs à la pension non compensés. Un jour, il y aura des émeutes ou de nouveaux attentats, et les forces de police risqueront de dire : désolé, nous n’en pouvons plus ! »

Policiers d’en haut.
En petits clubs fermés

Catherine De Bolle, 48 ans, a quitté la direction de la police fédérale le 1er mai dernier. Elle avait entamé son mandat de commissaire générale en février 2012 en suscitant la curiosité. Une femme à ce poste, juriste jouant la carte de la bonne gestion et de « l’optimalisation » (la réduction des fonctions dirigeantes) ? C’était inédit dans un monde d’ex-gendarmes réputés machos et claniques. Passons sur ses premiers « succès » : elle a bénéficié d’un arrêté royal sur mesure élevant son traitement annuel au « montant le plus élevé de la plus haute échelle de traitement » en vigueur dans la police. Une volonté passée inaperçue d’ajouter du beurre dans les épinards.

Six ans plus tard, la récente promotion de Catherine De Bolle à la tête d’Europol, l’embryon de police européenne, polit la belle image personnelle de l’Alostoise sans progrès sensible dans le fonctionnement général de l’institution policière belge. « Prisonnière de son entourage, d’une sorte de club d’officiers cramponnés à leur pouvoir, assurent plusieurs sources concordantes dans les milieux syndicaux, politiques et judiciaires, elle n’a pas su ou voulu renforcer l’épine dorsale de la police : ses services centraux. »

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La commissaire générale a-t-elle vécu sous l’influence d’hommes de l’ombre plutôt flamands et souvent nostalgiques de l’ancienne gendarmerie ? Une anecdote revient dans plusieurs conversations. « C’était au cabinet de la ministre de l’Intérieur Joëlle Milquet (CDH), qui l’avait nommée. Catherine De Bolle n’arrivait pas à en placer une. Il était question d’efficacité et de démocratie. D’un nouveau modèle équilibré, permettant aux forces de police de fonctionner vite et bien sans dominer l’appareil judiciaire ou l’exécutif, et vice versa. Excédée, Milquet a dû dire aux conseillers de la commissaire générale de se taire, de la laisser s’exprimer. Ils n’ont pas apprécié. Rien n’a changé. En coulisse, ce sont eux qui ont gardé les commandes de la police. »

Le vrai chef de la police

Parmi eux, « LE » mentor de Catherine De Bolle. Celui qui incarne l’idéologie dominante au sein des hautes sphères de la police. Son nom ne dira rien au grand public. Willy Bruggeman est né en 1942 à Moerbeke, en Flandre orientale. Ce docteur en criminologie formé à l’École royale militaire est entré à la gendarmerie à 22 ans. Il y a fait l’essentiel de sa carrière, grimpé les échelons jusqu’au grade de colonel et dirigé le département des opérations jusqu’à sa promotion à la direction (adjointe) d’Europol, en 1993.

Au début des années 2000, il y survit à un scandale au sein de l’unité des technologies de l’information, suspectée de liens avec la mafia russe. A-t-il actionné l’étouffoir ? L’enquête interne aurait été bâclée ; en 2003, le contrat de Willy Bruggeman n’est pas renouvelé. Qu’importe, dès 2004, le gouvernement belge le nomme pour un premier mandat de quatre ans à la présidence du Conseil fédéral de police – il y en aura trois autres. Un poste stratégique au sommet de l’État belge pour un homme qui avait déjà atteint l’âge de la pension.

Ce conseil méconnu oriente la politique de sécurité du pays, recommande au gouvernement sa stratégie policière et avalise notamment le choix des dirigeants de la police intégrée. Pour rappel, à la suite des ratés de l’affaire Dutroux, à la fin des années 1990, la gendarmerie a été dissoute et toutes les forces de police sont désormais réunies au sein d’un corps unique dont l’efficacité n’aura jamais échappé aux controverses.

Petit à petit, Willy Bruggeman s’incruste. Les gouvernements trépassent, lui, il passe. Il devient le conseiller n°1 de Jan Jambon quand les nationalistes flamands de la N-VA prennent le contrôle sur le département de l’Intérieur et de la Sécurité, il y a bientôt quatre ans. La Belgique, comme la France, subit peu après des attentats sanglants. Notre pays fait venir les militaires dans ses rues, resserre sa politique en matière de sécurité, cadenasse ses frontières et, dans l’ombre, Willy Bruggeman, à 76 ans, demeure très influent. Surtout quand le gouvernement tangue.

Au printemps 2016, l’opposition réclame la mise en place d’une commission parlementaire pour vérifier si la police belge et le pouvoir exécutif ont failli dans la chasse aux terroristes. Il faut des académiques neutres pour clarifier les responsabilités ; deux experts jettent l’éponge et c’est Willy Bruggeman qui ressort de sa boîte. On voit en lui un professeur en criminologie. On oublie que l’expert « neutre » est le consultant personnel de la commissaire générale De Bolle et de Jan Jambon.Qui dirige réellement la police belge ? Cette question, nous l’avons posée à une demi-douzaine de spécialistes. La balance penche en faveur de Bruggeman : doctrinaire, il est omniprésent en coulisse, défend la logique d’un commandement unique, fort, combiné à une sous-traitance des missions à l’échelle des zones de police locales et il participe à toute prise de décision importante.

La course aux séminaires

Alors forcément, à l’interne, le statut dominant et privilégié de ce faiseur de commissaires irrite un peu. Les policiers manquent de moyens pour traquer les organisations criminelles, le dumping social, les trafiquants de drogue ou d’armes ? Ils peinent à se former ? Ils n’ont pas les équipements adaptés ? Eux attendent toujours les réponses. Mais pendant ce temps, les voyages de la commissaire De Bolle pendant la campagne de séduction menant à la direction d’Europol font jaser. Tout comme les missions de l’ombre de Bruggeman, qui dispose d’un chauffeur, aime les mondanités, sillonne le monde pour assister à des séminaires où l’état-major de la police est pourtant déjà représenté de manière officielle.

Du 11 au 15 juin 2016, l’année des attentats de Bruxelles, Bruggeman est à Sidney. Il assiste aux séminaires du think tank « Pearls in Policing » – un club de réflexion sur le métier de policier, inconnu du bataillon et déserté par la France. En 2017, il s’offre cinq jours de conférences à Toronto. Cette année, il visite Medellín. À chaque fois, le retraité accompagne le vrai porte-parole de la police belge, son directeur des ressources humaines Paul Putteman. Et c’est la police qui paie. Quid du coût de ces prestations ? En 2015, selon des documents que nous avons pu lire, la double dépense pose problème au cabinet du ministre Jambon et à la Direction des finances de la police fédérale (DRF) : « Il est d’usage de n’envoyer qu’une personne par an à cette formation. Je dois simplement savoir comment je dois répartir les 2 500 euros supplémentaires ? » S’ensuit un malaise quant à l’imputation comptable de ces vrais faux frais.

Les dépenses consenties pour ces fameux séminaires sont passées en revue (un simple meeting préparatoire coûte quelque 40 000 euros). On interroge la chef Catherine De Bolle (en mars 2015, elle a accepté de pérenniser la prise en charge des frais personnels du super-conseiller, à sa demande). Avec de tels appuis réciproques, tout s’arrange. Même si « je n’étais pas au courant », écrira, en juillet 2016, le patron de la DRF, le financier Steven Sneppe, manifestement tenu à l’écart de ces petits accords entre amis.

Il faut dire qu’à ce niveau de responsabilité, le silence est d’or. Au mois de mai dernier, l’ancien responsable du Service d’appui aérien (la « police des airs »), Herman Perdu, a été renvoyé devant un tribunal correctionnel pour faux en écriture et corruption. Mis en cause pour l’achat d’un simulateur de vol à 300 000 euros, qui se serait avéré inutile, et pour l’abus de vols en hélicop­tère à des fins privées. Au déclenchement de ses ennuis judiciaires, il y a sept ans, personne ne s’était ému de son reclassement en douce au sein d’un département… financier de la police.

Héritage en ruine

« Le temps perdu et les dépenses consenties pour ces séminaires bidon Pearls in Policing montre que la direction de la police ressemble elle-même à un petit club d’officiers déconnectés du terrain », résume une policière expérimentée. « J’étais candidat à la succession de Catherine De Bolle. J’ai vite compris qu’à la direction de la police fédérale, l’air n’était pas sain et que les chefs cherchaient à se coopter », dit un autre gradé préférant l’anonymat.

Dans son courrier annonçant la faillite de la lutte contre la cybercriminalité, le commissaire principal Walter Coenraets avait tenu à préciser que « le directeur général de la police judiciaire, Claude Fontaine, et la commissaire générale Catherine De Bolle avaient été avertis des problèmes d’effectifs à plusieurs reprises ». Sous-entendu : la direction de la police n’a rien fait alors qu’elle aurait pu bousculer le gouvernement. En avril dernier, le syndicat policier Sypol a accueilli le nouveau chef, Marc De Mesmaeker, en lui promettant « un héritage en ruine » : « La situation est catastrophique » et « si rien ne change à très court terme, les missions telles que prévues par la loi ne pourront plus être remplies ». Le Comité P, chargé du contrôle externe sur les services de police, abonde régulièrement dans le même sens.

En cause, surtout, la déglingue passive des fameux services centraux, censés permettre à l’État belge de coordonner la lutte contre la criminalité organisée. De Bolle, Bruggeman, Fontaine sont accusés de les saborder. Pas seulement la Computer Crime Unit. Mais aussi le Service Environnement (luttant surtout contre les trafics de déchets), l’unité spécialisée dans la recherche de fugitifs (le FAST - Fugitive Active Search Team) et surtout l’Office central de lutte contre la délinquance économique et financière organisée (OCDEFO). Aux équipes de terrain, on promet son maintien. Dans l’ombre, le cynisme rejoint la politique.

Un seul exemple ? En juin encore, l’OCDEFO sollicitait l’appui d’agents du fisc pour l’épauler. Mais voici ce qu’envisageait discrètement le patron de l’administration des Finances, le haut fonctionnaire Hans D’Hondt : nous allons « préparer une lettre au ministre des Finances » afin de « vérifier dans quelle mesure il est encore opportun de lancer cet appel, au vu de la décision du ministre Jambon de démanteler ce service ».

À la N-VA d’achever le boulot de destruction passive ? Objet incessant de luttes de pouvoir, la police fédérale sera-t-elle régionalisée lors d’une probable septième réforme de l’État, comme pour la sauver du naufrage ? « Après tout, c’est peut-être mieux… soupire un policier aux longs états de service. Avant de se reprendre : « Mais non ! Comment peut-on imaginer que la délinquance s’arrête aux frontières d’une ville, d’un arrondissement ou d’une région ? »

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